Numéro 6

Chroniques et états d’âmes ruraux, par Jérome Laronze

Le 20 mai 2017, Jérôme Laronze a été abattu par les gendarmes. Deux balles dans le dos et une dans la jambe. Ce paysan de 37 ans, éleveur en Saône-et-Loire et syndiqué à la Confédération Paysanne, se cachait depuis neuf jours suite à une descente des services sanitaires et des gendarmes sur sa ferme pour saisir son troupeau. Lors de sa « cavale », il s’entretient avec la presse locale, précise qu’il n’est pas suicidaire, et soutient que «l’hyper administration n’apporte rien aux agriculteurs, sinon de l’humiliation et des brimades. Cela ne rapporte qu’aux marchands et aux intermédiaires ». Cela n’a pas suffit à faire redescendre la pression. Jérôme s’opposait aux obligations et aux normes liées à la production industrielle et à l’élevage intensif. L’administration lui a fait payé et les gendarmes lui ont tiré dessus. L’enquête est au point mort, malgré les nouvelles plaintes pour altération de la scène du crime et non-assistance à personne en danger : seules deux douilles ont été retrouvées sur sept balles tirées, et les gendarmes ont laissé Jérôme dans une marre de sang sans lui porter secours durant 25 minutes, avant que les pompiers n’arrivent et soient empêchés par les pandores d’extraire le paysan de sa voiture.

Nous publions ce texte que Jérôme a écrit quelques jours avant sa mort.

Source : « Meurtre de Jérôme Laronze par un gendarme : la justice ne fait rien », www.reporterre.net, 18/05/19

 

Chroniques et états d’âmes ruraux

Nous sommes en septembre 2014 quand je reçois un courrier m’informant que mon exploitation fera l’objet d’un contrôle portant sur l’identification de mes bovins. Celui-ci se passera bien, et ne mettra en évidence aucun défaut majeur, juste des hors délais de notifications (déclaration des mouvements des animaux à l’EDE, Établissement départemental de l’élevage).

Par la suite, sans doute frustrée d’une chasse si maigre, l’administration, via la Direction Départementale de la Protection des Population (DDPP) m’informe qu’à la vue de ces hors délais elle refuse de valider mes déclarations de naissances et exige que je prouve, à mes frais, les filiations mère/veau par des tests ADN, et que dans l’attente de ceux-ci mon cheptel est interdit de tout mouvement.

Quelques jours plus tard, en entretien téléphonique avec une agent de la DDPP, j’exposais mes réticences à justifier que la meumeu 9094 est bien la mère du veauveau 4221 par des méthodes relatives à l’identification criminelle. Cette personne me récita alors son catéchisme administratif et bafouilla quelques arguments que je mis facilement à mal ce qui me valut d’entendre que ce n’était pas grave et que si je refusais de me conformer à ses exigences, mes animaux entreraient en procédure d’élimination (entendez « abattus ») à mes frais et collectés par le service d’équarrissage puis de clore en déclarant cette phrase qui me revient quotidiennement en tête : « Moi je m’en fiche ce ne sont pas mes bêtes ». Pour avoir en d’autres temps côtoyé cette personne, je peux pourtant affirmer qu’elle est ni de sotte ni de méchante nature et me demande quel est le mal qui a corrompu son esprit. Si la Grèce antique avait ses rites et ses croyances, aujourd’hui, au nom de quels dieux, sur l’autel de quelles valeurs m’a-t-on promis l’hécatombe ?

Dans la continuité, la DDPP me submergera de menaces, de mises en demeures, d’injonctions, d’intimidations et de contrôles sur ma ferme avec à chaque fois, toujours plus de gens en armes alors que j’ai toujours été courtois et jamais menaçant. Ces manœuvres furent pour moi l’occasion d’observer des comportements inopportuns comme par exemple le jour où, venu me confisquer mes documents accompagnements bovins (DAB), la chef se plaira à taquiner les gendarmes au sujet de la signalétique défectueuse de leur véhicule, dans un comportement relatif à celui de l’adolescente cherchant à évaluer sa cote auprès des hommes, émettant éclats de rires et blagues analogues à celle du poulet aux amandes. N’a-t-on jamais appris à cette personne qu’il est des circonstances où la bonne humeur affichée des uns est une insulte faite aux autres ?

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Le 6 juin 2016, cette administration est revenue avec encore davantage de gens en armes qui m’encerclèrent immédiatement, et, après des salutations négligées de la part de tous ces importuns, toujours la même chef débuta par un rappel de sa liturgie administrato-réglementaire et, alors que je pensais la logorrhée arrivée à son terme, celle-ci m’annonça avec grande satisfaction les lourdes peines prononcées à mon égard et, avec tout autant de satisfaction, que le délai pour un éventuel appel était expiré. Plombé d’apprendre ainsi la perte de ma virginité judiciaire, mais face à une telle orthodoxie administrato-réglementaire, je déclarais néanmoins mon étonnement, en évoquant une surface marchande maconnaise, que l’on pourrait nommer « intersection marché », qui a pendant deux semaines, en juillet 2015, au plus fort de la crise de l’élevage, fait une promotion sur la viande d’agneaux, en arborant au rayon boucherie un ostentatoire panneau de cinq mètres carrés, avec la mention « agneaux de Bourgogne » alors que la viande fraîche était irlandaise et la surgelée néozélandaise et que de plus, la viande de bœuf bénéficiait d’un étiquetage aussi approximatif que fantaisiste.

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A cette même époque, sous mandat syndical, je siégeais à la cellule d’urgence départementale mise en place pour la crise de l’élevage. A cette occasion, la directrice adjointe de la DDPP a présenté la mesure douze du plan de soutien à l’élevage, portant sur un renforcement des contrôles de l’étiquetage des viandes et sur les mentions trompeuses en grandes surface de 25% . A cette annonce, je pris la parole pour signifier mon approbation et l’interroger sur les moyens financiers et humains mis à sa disposition pour atteindre ces objectifs. Non sans embarras, elle m’a répondu pas un sous de plus pas un agent de plus. En toute évidence 25% de zéro ne font toujours pas beaucoup plus que la tête à Toto !

J’en reviens à la journée du 6 juin 2016. Après avoir entendu moult menaces, intimidations et humiliations, les sinistres lurons ont décidé de faire un tour des pâtures. Arrivant dans une où paissaient plus de vingt bovins, les agents de la DDPP eurent fantaisie de les serrer à l’angle d’une clôture en barbelé et d’un ruisseau puis ont débuté la vocifération du matricule des animaux, qui, eux même paniqués par la meute hurlante, se sont précipités dans le ruisseau avec un fracas extraordinaire. Voyant que des animaux étaient en difficultés dans le ruisseau je m’approchais de ceux-ci. La première réaction de la chef fût de me dire que cela était entièrement de ma faute, même si je me demande encore comment, puisque j’étais à 100 mètres de là sous le joug de matraques, tasers, et autres fusils mitrailleurs. Toujours est-il que cinq animaux gisaient au fond du ruisseau, ayant abondamment bu la tasse et lourdement souffert du piétinement des presque vingt autres. J’ai donc, dans l’urgence et à mains nues tenté de sortir les animaux.

Agents DDPP et gens en armes se joindront à moi en prenant bien soin de ne pas mouiller leurs chaussettes. Les uns tirant sur les pattes, les autres donnant des coups de matraques, ou suggérant l’emploi du taser et les fusils mitrailleurs devenant plus encombrants qu’autres choses… La nécessité d’un tracteur s’imposant, je suis rentré seul à la ferme en chercher un avec des cordes, et celles-ci en main, je me suis demandé s’il n’y aurait pas un usage plus radical à en faire en les associant à une poutre et à un quelconque point surélevé. Mais pour aboutir la chose prend un certain temps et ne me voyant pas revenir, ils pourraient arriver avant. Et puis cette bande de dégourdis arrivera-t-elle à extraire les animaux sans moi ?

Il est bon de préciser que cette pâture est mise en valeur par ma famille depuis le 19ème siècle et que jamais le moindre incident ne fût à déplorer sur celle-ci. Des suites de cet « incident », les cinq bovins périront. Là-dessus la chef décidait d’interrompre le contrôle. Me trouvant seul avec elle (alors qu’elle prétendait avoir besoin de huit gens en armes pour garantir sa sécurité) qui changeait de chaussure, elle m’exprima tout le dégoût que je lui suscitais et m’insinuait l’encombrant que j’étais pour la société. Chuchotant entre collègues, je les entendais dire que je n’avais pas l’air très gai et qu’il n’était peut être pas prudent de me laisser seul et s’en allèrent.

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Il nous est souvent souvent reproché de ne pas être administrophile, et on s’adresse à nous comme à des demeurés qui ne comprendraient pas ce qu’on leur demande, alors que c’est justement parce qu’on comprend bien où que ça nous mènent qu’on a du mal à le faire. Aujourd’hui en agriculture la pire calamité c’est pas la sécheresse, c’est pas la grêle, c’est pas le gel, c’est la calamité administrative qui nous pond des textes qui profitent toujours aux mêmes, abscons, contradictoires, contre-productifs, absurdes qui sont l’antimatière du bon sens paysan ! (…) Contrairement à certains parasites, qui officient dans la confidentialité d’immeuble maconnais par exemple, notre travail il est à la vue et au su de tous, exposé le long des routes et des chemins, alors quand le paysan est en mesure de bien faire il en tire satisfaction, orgueil, amour-propre et accessoirement salaire, mais qu’advient-il lorsque celui-ci est mis en incapacité de faire ? En définitive ce n’est rien d’autre que la persécution du vital par le futile. (…) Il y pas si longtemps en France, la population comptait 50% de paysans et le sol 50% d’humus, aujourd’hui, nous sommes 4% et il reste pas bien plus d’humus dans le sol. Ben quand on sait qu’étymologiquement, humus est la racine du mot humanité, je me demande s’il y a encore beaucoup d’humanité dans notre société ! Moi je pense que la république est une pute et la finance sa mère maquerelle !

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Alors, ainsi installé, je pleurais sur le paradoxe du suicide qui satisfait ceux qui ne vous apprécient pas, et est susceptible de peiner les éventuelles personnes qui vous apprécient. Je pleurais aussi sur la trahison de ma propre colère, celle que je ressentais aux funérailles de mes camarades d’école respectivement pendu et noyé. Car, outre la peine et la tristesse, je me souviens avoir été envahi de colère à leur encontre, de nous laisser avec notre chagrin et l’image de cette jeune femme effondrée sur la boite qui renfermée son petit frère, de n’avoir rien dit, de ne pas s’être battu autrement qu’en utilisant pour seule arme le sacrifice de leurs vies que la société rangera, avec leur dépouille, purement et simplement six pieds sous terre.

Si je devais ici faire vivre leur mémoire je parlerai de ce que sont les paysans. Ils étaient de ceux qui ne travaillent pas en priorité pour un salaire mais pour l’amour du travail bien fait, du sillon droit, des animaux bien conformés, du cep bien taillé, du lait propre et de la couleur des blés, quitte trop souvent, et on doit le déplorer, à se laisser éblouir par l’agrochimie et autres doux leurres sources de douleurs. Car ils sont là les vrais artistes, ces conservateurs du savoir-faire qu’au Japon on nommerait « trésor national vivant », les virtuoses de l’adaptation et les artisans de votre satiété.

Ils existent encore les travailleurs, les opiniâtres, les taiseux, les humbles, les enracinés qui œuvrent en communion avec leur territoire et sont assassinés quotidiennement dans un crime silencieux.

Récemment encore, une enquête menée en lycée agricole indiquait que le revenu arrivait en lointaine position dans les objectifs de leur futur métier. Dans cette société du fric quel avenir pour ces jeunes candides ? Mais si ceux-ci réclament rémunération de leur travail, qui le leur paiera ? L’État (qui paiera peut être en 2017 les aides 2015 !) ? Bigard ? Lactalis ? Auchan ? Carrefour ? Qui est prêt à remettre 60% de son pouvoir d’achat dans la nourriture ? Les précarisés de Macron ? Les syndicats qui soutiennent la paysannerie comme la corde soutient le pendu ?

(…)

L’inquisition républicaine viendra finir son contrôle, ne me laissant à l’issue de celui-ci que des carbones illisibles et des bleus à l’âme. Puis de manière aussi soudaine qu’inattendue elle m’indiquera qu’après expertise de mon dossier la très grande majorité des animaux figurant sur la liste de ceux à éliminer n’avaient pas lieu d’y figurer, qu’elle passait l’éponge sur les autres et que ma situation serait régularisée dans les plus brefs délais. Je laisse à chacun le soin de trouver les mots pour nommer et qualifier ceux, qui d’abord cognent et ensuite réfléchissent. A toutes fins utiles, je tiens les documents qui en attestent à la disposition de mes collègues paysans confrontés à cette procédure. Je fis quand même faire, à mes frais, quelques tests ADN qui confirmèrent l’honnêteté de mes déclarations. Celle qui, orgueilleuse d’avoir bloqué mes boucles à Mâcon, me dira sur un ton badin que mes boucles sont récupérable à l’EDE. Bien qu’étant en règle, je tardais à recevoir mes DAB, je téléphone donc à la DDPP où la chef de service me répond. Je lui fais immédiatement part de mon soulagement d’être régularisé mais m’étonnais de ne pas recevoir mes DAB, et, de m’entendre répondre sur le ton maniéré, agaçant et méprisant qui lui est intrinsèque, qu’elle a effectué toutes les démarches, que cela ne la concerne plus, et qu’elle a autres choses à faire que de courir après les cartes vertes de Mr Laronze, sur ce merci au-revoir.

Les mois passaient et je n’avais toujours reçu qu’une partie des DAB, quand j’ai appris que le reste s’était noyé dans les marécages administratifs des bords de Saône et personne ne savait quels DAB. De leurs coassements, les crapauds du marécage demandaient à moi, l’Al Capone de l’élevage qui nécessite d’être mis sous le joug de huit gens en armes, moi le faussaire qui doit prouver ses déclarations par des tests ADN, moi que l’on a mis à l’amende, moi le taulard sursitaire, de produire
une liste des DAB me manquant et me les rééditèrent sur la bonne foi de celle-ci.

(…)

Constante dans ses incohérences, la DDPP m’ordonnait de souscrire à un suivi personnalisé payant auprès de l’EDE, sur qui pourtant, elle rejette la faute de l’envoi tardif des documents, alors voilà pourquoi un beau matin un brave type de l’EDE que je connais, et une très emmitouflée jeune femme (qui n’a pas jugé utile de se présenter) sont venus me faire signer les trois feuilles du contrat. Après un échange franc et courtois, et refusant le café que je leur proposais, ils sont repartis avec douze morceaux de feuilles non signées.

Dans les dommages en cascades, étant devenu un « client à emmerdes », mes vétérinaires ne souhaitent plus intervenir chez moi. J’étais pourtant l’un de leurs presque rares clients à régler ses factures à échéances exactes, (…) les vétérinaires étant des partenaires importants dans la conduite d’un élevage. Je constate que ce cabinet à une façon très personnelle de rendre grâce. D’autant plus qu’au cours de successives acquisitions, fusions et absorptions il est en situation de monopole sur mon secteur.

Toujours dans la période 2015/2016, je participais aux réunions d’élaboration de la charte des contrôles en exploitations agricoles. Cela a débuté à la préfecture, sous la présidence du préfet. Je m’y rends sans a priori, riche de mon expérience et avec la volonté de construire quelque chose. Après la déception de découvrir que la chose n’était pas une initiative locale, mais une injonction de Matignon via la circulaire 5806/SG du 31 juillet 2015, et que l’administration avait déjà bien ficelé le dossier avec la FNSEA (opérateur historique du syndicalisme agricole mais non représentatif et non majoritaire). Un modèle étant même en annexe de la circulaire. Un sentiment de complicité de tartuferie montait en moi alors qu’en même temps j’apprenais qu’en Saône et Loire 50% des notifications sont faites hors délais, me rassurant ainsi sur la pérennité de certains emplois.

(…)

Sous son vernis de mesurettes et d’éléments de langage en novlangue orwellienne, cette charte n’apporte aucune sécurité aux contrôleurs, est avant tout un outil de communication au service de quelques hauts responsables, vers qui se tournent les médias quand un contrôleur se fait assassiner (les suicides de paysans corrélatifs à un contrôle sont très vite étouffés par l’administration et la profession) afin qu’ils puissent, la main sur le cœur, la bouche en cœur et en chœur évoquer la charte, et dire : « Nous avons tout fait pour éviter cela » et ainsi se disculper de toutes responsabilités.

« Preuve est faite que visages dévots et pieuses actions nous servent à enrober de sucre le diable lui-même. »
William Shakespeare

Ne disposant pas suffisamment d’hypocrisie, je me suis abstenu de signer cette charte.

Printemps 2017. Jérôme Laronze paysan à Trivy entre Saône et Loire.