Numéro 6

« Ils ont manché tout le monde ! »

Rencontre avec deux gilets jaunes d’Albi : Mimi, retraitée en colère, toujours partante pour défiler le samedi, et Pimki, incarcéré quatre mois suite à une manifestation toulousaine.

Ils n’ont rien lâché, ça transpire de leurs flots de paroles. Un enthousiasme qui détonne après dix mois de lutte en gilet jaune. Pimki évoque les débuts du mouvement à Albi : les quatre ronds-points mobilisés avec une cinquantaine de personnes en permanence sur chacun d’entre eux, les manifs de plus de mille personnes, les actions à répétition, les tentatives pour connecter tout le monde. « Avec un autre ami gilet jaune, on faisait tous les ronds-points pour rassembler les gens, jusqu’à Millau et Rodez où on a bien sympathisé. J’ai aidé à lier un peu tout le monde ». Avec d’autres, ils parviennent à rassembler des centaines de personnes du coin à Carmaux, le 23 décembre, pour « l’assemblée constituante des GJ du Tarn ».

Le 27 novembre, ils sont des centaines à envahir la rocade puis à forcer le passage pour parvenir à la préfecture, pelleteuse à l’appui (1). Le 8 décembre, c’est un millier de gilets jaunes (GJ) qui bloque à nouveau la voie rapide toute l’après-midi. Les ronds-points sont garnis de cabanes, des barrages filtrants sont installés à Albi mais aussi à Gaillac, Castres, Marsac, Bout-du-Pont-de-Larn, Graulhet, Saint-Amans-Soult, Realmont, etc.

400 contraventions

Mais à la mi-décembre, alors que la rocade est à nouveau ciblée par des centaines de personnes, la préfecture décide qu’il faut calmer la chienlit. Ce coup-ci, les amendes pleuvent : stationnement, non-port de ceinture, portable au volant, etc. Comme d’autres, Pimki se fait aligner : il prend six amendes et 18 points de retrait pour des infractions relevées à 12h20, 12h30, 12h36, 13h, etc. Cinq personnes sont également mises en garde-à-vue. À partir de là, la préfecture ne va plus s’arrêter de « mancher tout le monde ». Au total, entre le 17 novembre et le 9 janvier, les GJ d’Albi se font littéralement pilonner par les flics : 250 contraventions (400 en tout dans le Tarn) et 32 personnes poursuivies pour entrave à la circulation. Un copain GJ de Pimki, également torpillé par une salve de PV, décide de les contester et d’aller au comico : « Le commissaire l’a reçu, il lui a dit qu’il voulait bien faire sauter toutes les amendes… si on arrêtait l’occupation du rond-point ! Ensuite on a regroupé toutes les amendes avec une avocate, plus de 80 à ce moment-là, pour faire valoir le harcèlement. Ça n’a pas marché. »

Fin décembre, plusieurs voitures sont incendiées devant la gendarmerie d’Albi, le feu se propage au bâtiment. « On était trois accusés », raconte Pimki. « Ils sont venus nous chercher au matin. Chez moi, ils étaient une dizaine avec les pétards et tout ! La copine gilet jaune, elle avait ses gosses sur le canapé quand ils sont arrivés, alors ils ont décidé de ne pas l’embarquer. On s’est retrouvés à deux en garde à vue, avec les interrogatoires, la totale. Ils ne s’en cachaient pas : ils avaient toute la liste des gilets jaunes actifs d’Albi, c’était un fichier énorme, avec toutes les photos, les plaques d’immatriculation et tout ! Après coup, on s’est dit que ces voitures cramées, c’était un bon prétexte pour fouiller. Comme par hasard, on était un peu les deux « têtes » du rond-point. Avec nos portables, ils ont été obligés de constater qu’on n’était pas dans le centre-ville à l’heure de l’incendie. Heureusement, on a été disculpés ». Après une journée de garde-à-vue, ils sont relâchés, sans excuses ni indemnités. Évidemment.

« C’était décidé d’avance »

Les semaines passant, les actions de blocage se font plus rares, mais ils sont encore plus d’un millier à défiler dans le centre-ville d’Albi fin janvier. Comme partout, le mouvement se recentre sur les manifestations du samedi à Toulouse, Bordeaux, Montpellier, selon les appels. Ce 15 Avril, Pimki défile dans la ville rose. La répression policière est féroce : la manifestation se fait attaquer dès midi, il pleut des lacrymos. Blindés, camion à eau, des CRS par centaines, des flics de la BAC par dizaines. Ça canarde au LBD, sans arrêt. Le cortège entier est nassé vers 17h, puis gazé massivement.

Vers 18 heures, Pimki décide de quitter les lieux. « On venait de boire un coup à quelques-uns et on s’est dit allez, on se casse. On remontait Jean Jaurès sur le côté pour se barrer, et ils m’ont sauté dessus par derrière. Le chef de la BAC m’avait repéré car je le filmais pendant la manif : il se marrait et il faisait le malin ». Mimi confirme qu’il fait souvent des vidéos, des Facebook live, etc. « Je me suis débattu, c’est vrai, je savais pas à qui j’avais affaire, j’ai essayé de mettre un coup. Ils m’ont frappé tandis qu’ils m’étranglaient contre la vitre du magasin, j’étais en train d’étouffer. Ils ont serré les menottes jusqu’au sang, encore aujourd’hui j’ai des fourmis aux mains ! Ils répétaient : tu vas fermer ta gueule ! T’as jeté des pierres ! Ensuite, j’ai eu une garde-à-vue assez violente, j’avais droit à rien, pas de soins, pas de douche, pas de médecin, que dalle. J’étais tout bleu sur le côté, des hématomes… tu peux pas imaginer. L’avocate commise d’office est venue quinze minutes à 23 heures. J’ai eu une confrontation avec le flic qui m’a arrêté, il disait : je suis assermenté, je l’ai vu, il a jeté des pierres. Mais moi j’insistais que j’avais jamais rien jeté ! Il regardait ses pieds… et il m’a répondu : même si t’as rien jeté tu m’es rentré dedans. J’ai fait 72 heures de garde à vue, et j’ai enchaîné mardi au tribunal. J’ai pas pu me changer, rien, j’ai été devant le juge comme ça… »

Pimki entre dans le tribunal poing levé et sourire aux lèvres, en voyant la salle remplie de gilets jaunes. « L’avocate a fait le travail » soutient Mimi, « elle a montré qu’à 25 mètres de lui, avec le brouillard dû au gaz, le policier n’a pas pu l’identifier ». Le « bakeu » témoigne en affirmant que « Pimki lui a jeté une grosse pierre dessus, qu’il lui a mis un coup de poing qui est passé sous la visière, et qu’il a cherché à le faire tomber puis qu’ils se sont écroulés.» Vu l’énormité de l’accusation, les GJ occupant les trois premiers rangs se marrent. Ils sont expulsés illico du tribunal par le juge. L’avocat fait valoir la différence de gabarit entre Pimki et le policier, une vidéo apportée par un ancien professeur est versée au dossier sans être visionnée à l’audience. On y entend le policier gueuler à ses collègues : « il m’a mis un manchon c’t’enculé ! ». Dans une autre vidéo postée par NFCA média (2), on voit Pimki ceinturé par derrière qui tente de mettre un coup au visage du policier avant de le prendre par les jambes, mais rien de très consistant : le coup effleure la visière du flic, celui-ci reste debout, à peine déséquilibré, avant de se coucher sur lui pour l’immobiliser. L’avocate insiste sur le seul fait qui peut lui être reproché : « Une tentative de pichenette qui n’entraîne aucun ITT ». Mais Pimki a trois problèmes : il a une tête d’arabe, il porte le gilet jaune et il a un casier, une condamnation qui date de 15 ans. Son avocate a beau insister sur son insertion dans la société, son travail : c’est insuffisant. Le procureur demande six mois ferme pour jet de projectiles et rébellion. Le juge le condamne à quatre mois, avec enfermement dans la foulée. « Justice à deux vitesses, juges de merde !» sont lancés depuis la salle. Pour Mimi, « ils l’ont traité comme un terroriste », et pour tous les GJ à la barre ce jour-là au tribunal, « c’était décidé d’avance ». Le policier, lui, se faufile par une porte dérobée.

« Samedi, j’y serai ! »

Pimki est jeté en prison à Seysses, toujours sans avoir vu de docteur. « Là, c’est l’enfer ». Il se retrouve en cellule avec des GJ, il en rencontre d’autres en promenade, dont Loua-zif, le rappeur qui a fait sensation sur les réseaux sociaux (3). « Moi on ne m’emmerdait pas », concède Pimki : « Les origines maghrébines, ça aide bien en taule ! Les autres GJ sortaient pas trop, certains restaient enfermés. Je suis resté trois semaines sur un matelas par terre. Il y avait des blattes, on était trois dans une cellule de 9 m2.(4) Seysses c’est dur, il y a des bagarres tous les jours, des fois ça dure un quart d’heure. Les matons, ils sont violents et agressifs, à part quelques uns sympas.(5) Une fois, je me suis accroché avec un gars, ensuite trois matons me sont tombés dessus dans ma cellule, j’y suis resté enfermé 48 heures. Et puis tu te fais chier, t’as accès à rien. J’ai attendu un mois et demi pour avoir ma 1ère visite. Avec d’autres, on a fait des lettres à l’OIP [Observatoire International des prisons] pour dénoncer les conditions de la prison. Certains n’avaient de contacts avec personne à l’extérieur, moi j’ai eu du bol. Et puis les gilets jaunes d’Albi se sont mobilisés : ils ont aidé à payer mon loyer, il y a fait trois jours de festival à Carmaux pour payer les amendes de tout le monde. J’ai eu des soutiens aussi de Rodez, Millau, etc. Le collectif Défense collective Toulouse, rencontré à l’audience, m’a apporté un soutien financier aussi. »

Mimi se remémore le 23 juillet, jour de la sortie de Pimki. Elle l’invite chez elle pour manger quelques grillades à midi. Mais en ouvrant la porte, il est face à tous ses camarades gilets jaunes qui l’accueillent dans le salon en entonnant le désormais célèbre « On est lààà, on est làààà, même si Macron ne veut pas nous on est làààà… ». Décidément, ils ont beau leur crever les yeux, les frapper, les gazer, les « mancher » ou les mettre en taule, il y a quelque chose que le gouvernement et sa police ne pourront pas enlever : une solidarité et une hargne sacrément ancrées dans les tripes de milliers de gilets jaunes.

À sa sortie, Pimki n’a plus de revenu et croule sous les amendes : 300 euros de frais de justice, 800 euros de dommage pour le policier, 1800 euros de contraventions cumulées. Il a du rendre son appart. Il a pris deux ans d’interdiction de manifestation à Toulouse. Ne lui reste que ses souvenirs mémorables, à Paris notamment : la ferveur des milliers de gilets jaunes, mais aussi les nasses policières des heures durant, « on a dû pousser les CRS sinon non on crevait j’te jure ! », les tirs de flashball dans le dos, « heureusement j’avais un cuir », les barricades… Mimi est là pour lui faire les comptes-rendus toulousains, et c’est pas près de s’arrêter : « Samedi j’y serai à nouveau », m’assure-t-elle, en montrant son gilet « Retraitée en colère = femme révoltée, attention danger ! », avec un ruban noir pour tous les blessés.

Un an après, le mouvement albigeois est en sourdine. « Certains ont arrêtés, petit à petit, il y en a qui ont flippé, avec tout le temps des menaces, des amendes, sans compter les tirs de flashball et les gaz, les incarcérations… Il n’y a que les fortes têtes comme nous qui ont continué ». Depuis quelques semaines, il n’y a plus de réunion au rond-point de l’Hermet, le mouvement s’est essoufflé selon la formule hebdomadaire de France Inter – BFM-Libé. Ceux et celles qui étaient dans la rue ont pu en effet mesurer combien la plupart des médias étaient de l’autre côté des barricades, aux côtés des CRS et des miliciens de la BAC. Car à Albi comme ailleurs, le mouvement s’est d’abord fait réprimer, avec zèle, violence et détermination. Gare au retour de bâton.

1 : Le conducteur de la pelleteuse prendra six mois avec sursis.                                                                                                                2 : NFCA Média, chaîne Youtube, « Scènes de guerre a Toulouse pour l’acte 22 ».                                                                                               3 : «  Loua-zif » ou « D1st1 » a tourné son clip « Acte 1 » en pleine manif avec NFCA Média. Il a fait plus de 4 millions de vues.                                                                                                                    4 : Début juin, il y avait 1250 prisonniers pour 650 places, et donc 230 matelas au sol. Une nouvelle prison de 600 places est prévue à Muret pour 2024, qui finira à son tour surpeuplée : construire plus de prisons pour enfermer plus, on connaît la chanson.                                                                                                             5 : L’Observatoire International des Prisons a de nouveau pointé les violences commises sur les détenus dans son rapport de juin 2019, notant « l’omerta » et « l’impunité » qui règne dans les prisons françaises. La maison d’arrêt de Seysses est épinglée pour le flou entourant le décès en détention d’un jeune de 27 ans, Jaouad, au quartier disciplinaire le 14 avril 2018. Cela avait provoqué un mouvement des prisonniers et des émeutes dans le quartier du Mirail, d’où provenait la victime. Aucune enquête n’a eu lieu