Guerre de communication sur Facebook
Les gilets jaunes sont massivement présents sur les réseaux sociaux. Certaines pages comptent des dizaines de milliers d’abonnés et constituent une force de frappe déterminante pour ce mouvement social historique. Alors Manu Macron et Mark Zuckerberg ont trouvé une parade pour opérer une censure digne du régime chinois.
Un vendredi après-midi, 10 mai 2019, Palais de l’Élysée. Le mercure indique 17°C, une fraîcheur de saison. Le soleil perce par moment un voile de nuages tout ce qu’il y a de plus parisien – un nuage de particules fines. Jusque-là, rien de bien extraordinaire. Mais quand le chauffeur du patron de Facebook, Mark Zuckerberg, entre dans la cour d’honneur et dépose le dirigeant directement sur le tapis rouge, quelque chose se passe.
Celui qui affirme avoir « une grande admiration pour l’empire romain » ne pouvait refuser l’invitation d’Emmanuel Macron himself. Et, quand ils se serrent la main dans l’entrée de la baraque, flotte dans l’air comme une sorte de rencontres des grands hommes : l’un, start-upper de la nation, septième puissance mondiale ; l’autre, start-upper itou, mais de la plus grosse puissance financière sur Internet.
Élu personnalité politique de l’année par le magazine Times lorsqu’il avait 25 ans, Mark, visage de geek imberbe légèrement niais, suit son hôte dans la pièce suivante, le salon des ambassadeurs, où trône une statue d’un autre Marc, Marc Aurèle – empereur romain à ses heures perdues.
Il a aujourd’hui 34 ans et franchit la porte battante pour aller sur la terrasse des jardins de l’Élysée. C’est là qu’aura lieu la rencontre. Parce qu’en bons empereurs, Mark et Manu ont des choses à se dire.
Dehors, les gilets jaunes investissent les rues et les rond-points depuis six mois déjà. Sans défaillir ni baisser les bras, ils renouvellent sans cesse leurs stratégies et surprennent toujours le pouvoir. Avec, à chaque rassemblement parisien, le Palais de l’Élysée comme cible principale : « Oooh Manu Macron, Oooh tête de con, on vient te chercher chez toooooi »…
En face, la stratégie s’affine. Évidemment, la répression est inédite (cf. page 6). Mais plus subtilement, l’exécutif met en œuvre des techniques de contre-insurrection plongeant ses racines dans un terreau fertile, celui de la communication. Il s’agira de tout mettre en œuvre pour, d’une part, discréditer le mouvement, et d’autre part réduire l’écho médiatique de la révolte.[ Il y a dix ans, un certain David Galula – officier de l’armée française s’étant fait remarquer pendant la guerre d’Algérie, référence pour les armées du monde entier en matière de gestion des conflits sociaux – théorisait l’enjeu de la maîtrise de la communication.] L’ intérêt premier est de conquérir le soutien de la population. Et pour cela, il faut et communiquer et gérer la communication de l’ennemi. Ou à défaut… l’empêcher de communiquer.
Ce contre-feu de la communication a atteint le paroxysme du ridicule le 21 septembre dernier. Lors du premier gros appel parisien de la rentrée des GJ, le pouvoir demande aux journalistes de BFM, de LCI et de Cnews d’embarquer sur des motos de policiers des nouvelles équipes de BRAV-M (1) pour en vanter les mérites. « Ces unités très mobiles à moto n’hésiteront pas à aller au contact », entend-on en continu sur ces chaînes. Nous voilà prévenus.
Mark qui, d’ordinaire, est vêtu sobrement – simple tee-shirt pour la cool attitude – s’est aujourd’hui habillé pour la circonstance : costume cravate et chaussures vernies. Manu, lui, a tombé la veste au premier rayon de soleil, pour finir en simple chemise, col ouvert. Sur la photo officielle de la rencontre, ça sonne comme une étrange inversion des rôles, révélant que leurs fonctions sont si interchangeables qu’elles sont désincarnées.
Une fois les deux sourires Colgate éternisés par le photographe, il faut passer aux choses sérieuses. Il y a cinq mois, c’est dans ce même jardin qu’était posé un hélicoptère prêt à décoller si les gilets jaunes parvenaient à entrer dans l’édifice ; et les cendres du Fouquet’s qui brûlaient il y a exactement cinquante-six jours, à un quart d’heure de marche de là, ne sont pas tout à fait éteintes. Dans trois heures, le secrétaire d’État au Numérique s’égosillera face à la presse, juste à la fin de cette rencontre : « les équipes Facebook ont vraiment joué le jeu”. C’est peu dire.
Les gilets jaunes à l’assaut de Facebook
Nous ne reviendrons pas ici sur la profonde auto-censure dont font preuve les grands médias nationaux. Baisse des moyens pour faire de véritables enquêtes ; relais des informations publiées par les diverses administrations étatiques, préfectures en tête, sans vérification aucune ; carriérisme de la profession qui implique servilité et flagornerie ; accaparement de tous les médias par de grands groupes financiers… Les raisons sont multiples.
Face à cela, de nombreuses pages Facebook s’évertuent à révéler au public les sujets expurgés des grandes rédactions. Et dans ce contexte de guerre de la communication, cela pèse considérablement du côté des révoltés. Exploration de cette perspective à travers deux exemples marquants : Nantes Révoltée (NR) et Cerveaux Non Disponibles (CND).
NR est une page ouverte pendant la campagne présidentielle de 2012 qui couvre « les manifestations, les occupations, les révoltes, de la ZAD aux ronds-points, des rues de Nantes aux Champs-Elysées ». Entre la diffusion des dernières techniques en vogue chez des activistes à Hong-Kong, une biographie d’un cambrioleur de la belle époque, un article à charge sur Alain Minc (2) ou des chroniques du désastre écologique, NR est au cœur de la révolte des Gilets Jaunes depuis ses débuts. Forte de 110 000 abonnés, chaque semaine les articles sont lus entre un et deux millions de fois (3). Cette page est particulièrement suivie après la disparition de Steve (4) : ils sont les premiers à relayer massivement l’information de sa disparition et ont révélé des vidéos déterminantes sur les agissement de la police lors de cette nuit tragique. C’est d’ailleurs sous la pression des réseaux sociaux que les parlementaires de l’opposition s’emparent de la question pour obliger le gouvernement à répondre publiquement de ce meurtre. Profitant de la viralité de la plate-forme, ils n’en restent pas moins de sérieux chroniqueurs qui, eux, croisent leurs sources avant de profiter de l’immédiateté des réseaux sociaux. Résultat : aucune fake-news relayée.
La page de CND, quant à elle, est l’un des principaux relais des gilets jaunes avec 130 000 abonnés. Plus qu’un relais, c’est un groupe qui propose des stratégies audacieuses : ils choisissent que telle manifestation du samedi devra se faire sur plusieurs points de rendez-vous autour des Champs-Élysées pour disperser le dispositif policier ; la semaine suivante, ils diffusent le lieudu rassemblement au dernier moment pour profiter de l’effet de surprise ; en référence aux révoltés hongkongais, ils transmettent des codes de communication gestuelle à utiliser en manifestation, pour prévenir d’une charge ou appeler les « médics »… Leurs appels sont largement suivis dans la rue par des milliers de personnes.
Bien sûr, dans Facebook, comme dans la soupe de grand-mère, il y a à boire et à manger. Les divers groupes GJ n’en sont pas exempts, loin s’en faut : de l’extrait inutile d’un clash sur le plateau de BFM à des « Live facebook » quelque peu égocentriques – époque du selfie roi ! –, le tout saupoudré de commentaires en tous genres qui disent tout et son contraire. À cela s’ajoute un fichage difficilement évitable et une utilisation mercantile du moindre « like », vendu à prix d’or, pour faire de la publicité ciblée. Autant dire que Facebook n’était pas destiné à être un organe subversif à l’origine des grandes révoltes de ce temps.
Oui mais… il s’est imposé comme un outil déterminant dans les luttes en cours pour une raison élémentaire : sa viralité permet ce qui aurait été très difficile sans lui : mettre sur le devant de la scène la question des violences policières, lire des récits de lutte qui prennent le contre-pied de la version officielle, diffuser des dépêches que la presse ne reprendrait jamais, etc. Au fond, sans Facebook, ni vidéo des violences policières, ni affaire « Benalla », ni pétition ou Live vidéo à l’origine des Gilets Jaunes. Le « Printemps Arabe », « Nuit debout » ou le mouvement des gilets jaunes auraient surgi quoiqu’il en soit – parce qu’ils sont les conséquences de logiques structurelles – mais force est de constater que Facebook a été un outil important dans leur surgissement.
Il ne s’agit pas de dire que ces affaires, ces révélations ou ces luttes n’existaient pas avant, mais que cet outil a permis de transformer des informations d’un cercle de diffusion confidentiel en données virales ; tellement virales que le pouvoir ne peut les ignorer. Lorsque le 1er mai 2019, des manifestants tentent de se réfugier dans l’hôpital de la Pitié-Salpetrière, poursuivis par une police en roue libre, il ne faut pas attendre quelques minutes pour que Christophe Castaner évoque, via Tweeter, qu’une « attaque de militants radicaux et de black blocs » a eu lieu au service de réanimation. La contre-offensive est immédiate avec la diffusion de vidéos le contredisant point par point : pas d’individus particulièrement virulents et encore moins d’attaque, rien que des manifestants terrorisés qui fuient les gaz lacrymogènes. Rien d’autre. Et sans la diffusion massive de ces vidéos, il n’aurait jamais été poussé à rétropédaler pour lâcher finalement du bout des lèvres qu’il « n’aurait pas dû employer le terme »attaque » ».
C’est précisément ce genre de mésaventure que le pouvoir en place cherche à éviter. Parce que le nombre de pages comme NR ou CND prolifèrent dangereusement pour lui. Certaines ont une assise plus locale (5); d’autres des sujets de prédilection : faire le décompte des manifestants chaque samedi à l’échelle nationale (« Le Nombre Jaune »); s’organiser par communauté (« Gilets jaunes handicapés », « Gilets jaunes gens du voyage »…) ou par groupe d’entraide (« Gilets du cœur »). Mais toutes présentent une forte capacité de mobilisation et constituent un antidote à l’asphyxie médiatique.
La censure en marche
Dans les jardins, Mark et Manu ont échangé quelques banalités sur l’ombre que confère ce platane deux fois centenaire sous lequel ils s’installent. Puis le patron de Facebook engage la conversation sur sa raison d’être là, à parler fort pour couvrir le bruit de la fontaine. Invité officiellement pour lutter « contre la propagation de la haine sur internet », il propose sans plus attendre ce que le Président espérait : « limiter la “viralité” d’un contenu plutôt que sa durée de publication, en empêchant par exemple qu’il soit republié ou suggéré à d’autres utilisateurs ». Manu jubile : il tient enfin une possibilité de censurer ces pages qui l’invectivent si ouvertement.
Dans quelques instants, juste en sortant du Palais présidentiel, Mark se dira « encouragé et optimiste quant à la législation » que les pouvoirs publics français envisagent sur les réseaux sociaux. Avant d’ajouter, prophétique, « j’ai bon espoir qu’elle puisse devenir un modèle » utilisé dans « l’Union Européenne ».
Quand on se connecte sur son compte Facebook, on voit apparaître dans son « fil d’actualités » une sélection algorithmique des publications de ses amis, des groupes auxquels on appartient et des pages qu’on suit. C’est notre « mur ». Pour qui utilise Facebook uniquement pour suivre des groupes auxquels il est abonné, son « mur » devient sa revue de presse.
À cet égard, ce n’est pas étonnant si c’est la capacité des publications à se propager rapidement qui fait office de cible par le pouvoir : ils n’ont pas besoin de fermer une page à proprement parler – ce qui serait un signe trop explicite et visible de censure – mais simplement d’empêcher que les publications d’un groupe soient relayées sur les pages des abonnés. NR résume très bien la situation : « cette stratégie, c’est comme si tu étais chanteur et que, en plein concert, on te coupe ton micro et on te dit »ça n’est pas de la censure, on te laisse chanter ». Sauf que seul le premier rang peut entendre… ». Conséquence : après la première vague de cette nouvelle forme de censure, à la fin du mois d’août, NR passe, en quelques minutes, d’une moyenne de 30 000 à 300 000 vues par article à… 52 personnes. Une audience quasiment divisée par mille.
Cette première stratégie de censure est un vrai raid sur une vingtaine de pages engagées : « Liberté j’écris ton nom », « Humanité, tout simplement » ou encore « Gilets jaunes 92 » ont vu leur visibilité divisée elles aussi par mille. « Le Peuple Uni », quant à lui, affirme, le 1er septembre, passer de « près de 650 000 vues en une journée [deux semaine avant] à quelques dizaines aujourd’hui ». Idem pour le média local « Lille insurgée » qui passe d’environ 50 000 vues à 400 les 22 et 23 août. Le « Camé » à Toulouse– pour Collectif Auto Média énervé – témoigne plus en détail : « on a publié l’article sur l’indic des flics à Toulouse et au contre-sommet (6), suite à ça on a été de suite déréférencés de Facebook… ». Facebook leur envoie un message le 27 septembre titré : « Your page has a breach » (« Votre page est en infraction »), dans lequel le réseau social explique qu’un contenu a été supprimé car il allait à l’encontre des « standards de la communauté ». Évidemment sans plus d’explication.
C’est que tout cela ne se fait évidemment pas à n’importe quel moment, mais en plein G7, alors que Macron invite ses six homologues les plus puissants de la planète. À cette même période, CND disparaît totalement des radars pendant sept jours, alors même qu’ils réalisaient des directs vidéo en Algérie, à Hong Kong, mais aussi et surtout… au contre-sommet du G7. Contacté par le collectif, Facebook se mure dans le mutisme. Paul, un membre de CND, commente cette attitude : « Le silence de Facebook alimente les questions, c’est hyper opaque et très difficile. On peut aussi se dire que ça a été discuté en interne puisqu’on sait qu’ils négocient avec le gouvernement. Il suffit d’un employé de Facebook qui a eu des consignes orales… »
Puis, sans plus d’explications, certains de ces sites voient à nouveau leur audience revenir à la normale… Est-ce que cette première grande censure sur les réseaux sociaux constituait simplement un essai de l’applicabilité des mesures permises depuis peu ? Une sorte de crash-test qui tendrait à se multiplier ? Ou est-ce simplement que ces nouvelles formes de sanctions ont pour seule vocation de s’appliquer à un mouvement social en cours ? Certainement un peu de tout ça à la fois. Et pour preuve, plus récemment, d’autres exemples viennent corroborer ces pistes.
Lors de l’acte 45 des « gilets jaunes » à Paris, une censure similaire s’est mise en place la veille, puis tout est revenu à la normale le samedi soir. En Italie, au moment même où le président turc Erdogan attaque le Rojava kurde en pilonnant allègrement des populations civiles, ce sont des pages soutenant ouvertement la cause kurde qui sont devenues inaccessibles1.
Enfin, plus récemment, un vaste mouvement de protestation gagne les milieux syndicaux chez les cheminots : il font jouer leur « droit de retrait » pour protester contre les manques d’effectifs dans la profession. Sauf que le pouvoir ne voit pas d’un bon œil qu’on puisse « contourner le droit de grève », et ainsi être payés, éviter les préavis obligatoires, tout en ayant une capacité de nuisance aussi forte. Le réseau ferré est quasiment paralysé sur tout le territoire. Sans plus attendre, les pages des syndicats « Sud rail » et « CGT cheminots » sont blacklistées le lundi suivant, au pic du mouvement. « Les sanctions ont suivi le rythme du conflit » se remémore Karim, administrateur de deux pages de SUD Rail. « Jeudi soir, on a commencé à informer nos abonnés que certains cheminots utiliseraient leur droit de retrait [… ]. Le lendemain, on a relayé les articles de presse sur le mouvement, nos tracts syndicaux… Et dès que nous avons commencé à contester le fait qu’il ne s’agissait pas d’une grève sans préavis mais de l’utilisation de notre droit de retrait, on a reçu les premières notifications [de déréférencement] ». Quelques jours passent et les pages sont à nouveau partageables. Mais le mal est fait, et là encore, Facebook se défausse derrière ses algorithmes. Au micro de France info, un conseiller commercial de la firme s’explique maladroitement : « C’est une erreur, […] ces restrictions ont été appliquées de manière automatique après une défaillance de ses systèmes ». Sortez les flûtes.
Le plus jeune milliardaire de la planète parle toujours chiffons, gros sous et géopolitique avec le plus jeune président français, sous le regard de deux jardiniers attelés à l’entretien de la centaine de rosiers en fleurs. En observant leurs gestes machinaux et répétitifs, Mark se perd dans ses pensées et revient sur sa première rencontre avec son interlocuteur, en mars de l’année précédente.
Déjà à l’époque, l’alibi de la rencontre était similaire : « parler de la régulation d’Internet ». Édouard Philippe dévoilait son plan national de lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur les réseaux, le tout flanqué du hashtag #TousUnisContreLaHaine. Et Mark, déjà, avait accepté d’accueillir un groupe d’experts et de magistrats nommés par le gouvernement pour voir, depuis l’intérieur des bureaux de la multinationale, comment « lutter contre les contenus haineux ». L’État offrit une petite enveloppe pour financer la combine : quelques 40 millions d’euros.
Il reprend ses esprits, se dit qu’il n’aurait pas dû mettre sa cravate à pois, s’adosse à sa chaise – se plaignant intérieurement de son manque de confort –, puis se questionne : « quels vont être les résultats de cette discussion dans les textes de lois ? »
Loi anti-haine
Quatre mois après la rencontre des deux hommes, la loi dite « anti-haine » est adoptée à l’Assemblée Nationale. Elle est censée renforcer le contrôle visant les géants du web. La mesure centrale consiste à forcer les réseaux sociaux à supprimer dans un délai de 24 heures un contenu « comportant manifestement une incitation à la haine ou une injure discriminatoire à raison de la race, de la religion, du sexe, de l’orientation sexuelle ou du handicap ». Un grand fourre-tout qui laisse libre cours à l’arbitraire.
La « Quadrature du Net », association qui milite pour la défense des libertés fondamentales sur le web, commente sans détour : « le but est purement et simplement de remplacer la justice publique par Facebook, Google et Twitter, en les laissant seuls maîtres de ce qui peut ou non être dit sur le Web ». Cette loi n’est pas contestée uniquement dans les rangs de l’opposition parlementaire ou d’associations confidentielles, mais a aussi suscité des critiques à l’ONU. David Kaye, rapporteur spécial de l’Organisation et spécialiste des questions de protection de la liberté d’opinion, enfonce le clou : en plus d’induire « une privatisation des fonctions judiciaires […], cette pression mise sur les sociétés, obligées de réagir promptement (moins de 24 heures), risque de les conduire à un recours massif à l’intelligence artificielle pour assurer cette modération ».
En effet, cette loi permet certaines manœuvres para-judiciaires dangereuses pour qui croit encore à l’idée d’une justice républicaine, équilibrée et égalitaire. Le Ministère de la Justice, lui-même, a d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme, tout flippé qu’il est qu’on puisse contourner son autorité et s’arroger une partie de son pouvoir. Ça n’est, du reste, pas tout à fait anodin si les détracteurs les plus modérés de la loi « anti-haine », exactement comme les services com’ de Facebook, avancent l’idée que ce sont les algorithmes le problème ; les premier l’avancent comme un risque de déni de justice, les seconds comme une excuse les déresponsabilisant.
Car tout cela exclut une possibilité : que cette censure soit directement dictée par le pouvoir. Au vu de la nature des cibles, le contraire est difficilement imaginable. Reste des questions en suspens : qui donne ces ordres ? Qui les reçoit ? Et surtout, comment trouver les moyens de contourner la censure tout en diffusant l’information aussi facilement que le fait Facebook ?
Il se lèvent ensemble, puis Mark prend le chemin du retour. Sur le tapis rouge, Mark serre d’une poigne satisfaite la main de Manu. L’échange est cordial mais la réjouissance est réciproque. En parcourant la luxueuse rue Saint-Honoré, Mark, seul à l’arrière de sa berline, espère que Manu tiendra l’engagement qu’il a pris en échange de sa venue : permettre à l’entreprise américaine de poursuivre ses investissements en France.
Pas de happy end mais…
Cette censure a bien été effective et opérante durant tout le temps où les pages visées étaient déréférencées. En revanche, la grande constellation que constituent ces différents groupes a rapidement réagi en faisant tourner l’information de la mise en place de cette censure, et invitaient à aller voir ces pages pour les promouvoir. Cela a donc eu l’effet inverse, comme un juste retour de bâton : qui a subi une de ces censures temporaires a par la suite observé un net rebond des chiffres de son lectorat. Constat fait, il y a fort à parier que les prochaines censures seront plus longues ou qu’il s’agira de bannissements définitifs (7).
Pour l’heure, ces sites invitent leurs abonnés à cocher une petite case (« voir en premier ») qui « contourne » cette censure : cela vous permet quand même d’afficher les articles partagés directement sur votre mur Facebook, et de profiter à nouveau de sa viralité.
Et si censure totale il y a, la plupart de ces groupes considèrent aujourd’hui que l’objectif est d’éviter d’être totalement dépendant des réseaux sociaux, tout en y maintenant leur présence. De quelle façon ? En ayant un site annexe sur lequel tous les articles, vidéos, photos sont postés. Cela permet d’avoir ses propres pages difficilement attaquables et d’utiliser les réseaux sociaux uniquement comme caisse de résonance de ses contenus. D’autres prennent une deuxième longueur d’avance en publiant une version papier, comme Nantes Révoltée. Et enfin, la plupart doublent leur page Facebook par la création d’un groupe sur d’autre réseaux sociaux réputés comme plus sécurisés (au risque que l’audience ne soit pas la même) : Telegram (8) ou Mastodon.
Comme il a été entendu sous une cabane de fortune, non loin d’un rond-point d’une petite ville de province : »Facebook nous nuit autant qu’il nous sert ».
Théodore Souffle
1 : Brigade de Répression de l’Action Violente Motorisée. Par grappe de 15 à 50 motos, deux sur chaque moto, ces nouvelles unités sont un triste mélange des violentes Bac et des voltigeurs, binômes de policiers à moto (qui avaient été supprimés suite à la mort de Malik Oussekine en 1986). 2 : Homme politique proche des cercles d’affaires, il déclarait le 30 août 2019 : « on ne peut pas continuer comme ça, les inégalités sont trop fortes, on risque l’insurrection. » 3 : À titre de comparaison, en 2018, Le Monde était imprimé à 300 000 exemplaires et Libération à 70 000. 4 : Le 21 juin 2019, lors de la fête de la musique, à Nantes, Steve Maia Canico meurt noyé dans la Loire suite à une charge de la police. 5 : Lille insurgée ou Rouen dans la rue ; aussi, chaque département, au minimum, possède son groupe Facebook gilets jaunes. Et souvent cela se divise en différents groupes, par ville ou par rond-point… 6 : Lors du contre-sommet du G7 qui a eu lieu à Biarritz, une policière infiltrée dans les mouvements sociaux, en particulier à Toulouse, depuis de nombreux mois, a été démasquée. Elle s’extirpera in extremis du camp avant de prendre définitivement la poudre d’escampette. 7: Juste avant l’impression de ce numéro, la censure se pare de nouvelles techniques : il est maintenant impossible pour certains groupes de publier des liens. Ainsi, il n’y a plus de vidéos Youtube, plus de liens pointant vers d’autres groupes… plus de propagation de ce qui fait le buzz sur ces pages. 8 : En réalité, l’application Telegram, sur laquelle se sont aujourd’hui réfugiés massivement de nombreux groupes GJ, n’est pas bien sécurisée en soi. C’est simplement qu’elle est basée en Russie et que – jeu géopolitique oblige – ce pays n’a aucun intérêt à censurer ces groupes ou à balancer des informations confidentielles dessus.