Numéro 3 régional

L’Indépendant n’en a que le nom : chronique d’une presse locale aux abois

En 2015, Jean-Michel Baylet a encore étendu son empire médiatique en rachetant les journaux du Midi, auparavant propriété du groupe Sud-Ouest, avec des conséquences déplorables pour la presse dans l’Aude et les Pyrénées-Orientales. Nous avons laissé traîner une oreille du côté de l’Indep’, où rien ne va plus…



Dans les couloirs du journal phare du Pays audois et catalan, les vannes semi-sérieuses vont bon train : « Si tu veux durer ici, dis que tu soutiens le Parti Radical de Gauche ! », ou encore « Dis pas trop de mal de la Région, tu vas te faire reprendre ton papier ». Les histoires de retouches de dernière minute de papiers polémiques sont légion et se racontent discrètement autour d’un café à la pause. Sur les étagères, trônent des pins hérités de la dernière campagne régionale de Carole Delga, dont les visites et interventions publiques ont inondé le journal sur des colonnes entières. Même chose pour les départementales, le titre a allègrement relayé de grandes tribunes des élus audois du PRG en faveur d’une « union de la gôche » avec le PS.

Difficile de dire si ces choix éditoriaux reflètent les opinions de tous les journalistes de locale, même si beaucoup sont issus d’une gauche-sociale-démocrate qui voit déjà en Mélenchon ou Poutou des
« radicaux d’extrême-gauche. » Mais en plus d’avoir mis la main sur un canal d’information à des fins de communication politicienne, Baylet a également asséché les moyens humains et financiers, avec de graves conséquences sur le moral de ses employés.

Casse humaine, souffrance au travail

Cette politique d’essorage économique et humain a commencé dès 2008, avec le rachat du journal par le groupe Sud Ouest. Puis, l’arrivée de Baylet en 2015 a encore accéléré le processus de casse humaine dans une logique de course aux profits : diminution d’activité dans les bureaux détachés et antennes locales, départs non-remplacés, journalistes à cheval sur deux rédactions locales…

Durant l’été 2020, la structure de
l’Indépendant a été modifiée par le « plan Aude » : à savoir, une réorganisation de la masse salariale. « Dépouiller Pierre pour habiller Paul », résumera un salarié.
Dans les faits, cela se traduit par un déplacement des chefs d’une locale à une autre, avec des nominations de nouveaux cadres décriés par leurs collègues et la création d’un poste de
« coordinateur » aux prérogatives floues mais avec une fonction de flicage. Au programme également, des diminutions de temps de travail ou des suppressions de postes dans des locales et bureaux détachés, avec un recours massif aux correspondants de presse sous-payés et une réorganisation des effectifs à la baisse. Les secrétaires de rédaction, qui corrigent et mettent en page les articles, ont disparu des antennes locales et alternent entre plusieurs lieux de travail, laissant aux journalistes une charge supplémentaire qui pèse sur leur quotidien. Quelques journalistes localiers ont été changés de postes sans qu’on leur demande leur avis, avec menace voilée de licenciement en cas de refus. Parallèlement, l’Indépendant crée des postes dans une équipe de « Desk » au sein de son siège à Perpignan : comprenez des journalistes assis toute la journée à recopier des dépêches de l’AFP -entre autres- pour améliorer le référencement du site Internet du journal, dans une logique d’accroissement d’audience. Bref, plus de moyens pour les bureaux, moins pour le terrain. Et après on s’étonne que certains journalistes semblent complètement étrangers aux réalités sociales…


Cette politique d’économies de bouts de chandelle a bien entendu des conséquences sur le moral des salariés. Depuis l’an dernier,
ils viennent travailler « la boule au ventre » et les arrêts maladies s’enchaînent. Certains profitent du COVID pour faire un maximum de télé-travail, par peur d’aller à l’agence. Malgré les plaintes de certains d’entre eux, la direction ne voit pas le problème. « Leur stratégie, c’est qu’on se barre », décrit une salariée, avant de reprendre : « Il faut qu’on contacte la DRH pour une formation sur les risques psycho-sociaux, mais je doute qu’il y ait une réaction… »

L’ambiance dans les rédactions est tendue. La pression est constante, les journalistes sommés de produire toujours autant de contenus avec moins de moyens humains. Pour que le journal vive malgré tout, les CDD de courte durée ou des stagiaires payés 3,90 € de l’heure (le tarif des « gratifications » des stagiaires en entreprise) comblent les trous. À noter que cette « gratification » n’est pas un salaire, et qu’il n’y a donc aucune cotisation pour le chômage ou la retraite… Bref, du pain béni pour la famille Baylet.


Les photographes de presse (espèce en voie de disparition) en CDI ou payés à la photo
sont aussi victimes de la précarisation en marche dans la presse quotidienne locale. Proches de la retraite, ils savent pertinemment que leur poste ne sera pas remplacé. En lieu et place, la direction incite les journalistes à prendre des photos avec leur smartphone et à les faire passer en « piges photos » (3,05 € la photo), ce qui revient bien moins cher…

Et les syndicats dans tout ça ? Disparus.
« Avant, on avait la CFDT et le SNJ, mais les délégués syndicaux se sont vu proposer des gros postes et depuis, on n’a plus vraiment de syndicats », décrit un autre salarié, en poste depuis plus de 20 ans.

Communication et platitudes institutionnelles

Selon un employé du journal, la qualité des articles de l’Indépendant se détériorait au fil des ans. « Moins d’enquête, toujours plus de communication, de pub, de papiers qui servent à rien. Pourtant, avec les problématiques de mal-logement et de précarité dans la région, il y aurait de quoi faire, et on l’a déjà eu fait, mais plus personne n’en a ni le temps ni l’envie. » Et pour cause : le « carton publicitaire » dicte la place disponible pour les articles et la direction insiste pour que les faits divers (article « vendeur » par excellence) soient servis à profusion. Des communiqués de presse sont copiés-collés dans le journal par manque de temps, de moyens et de goût au travail.
 
La frontière entre journalisme et communication, voire publicité, y est très ténue. Beaucoup de sujets promeuvent des produits/lieux/événements financés par des entreprises privées. En effet, les partenariats entre le journal et diverses institutions et acteurs (la Ville, le Département, La Région, les divers labels pays cathares, les vignerons locaux et moult entreprises) n’aident pas à l’indépendance, encore moins quand le journal a des accointances avec les pouvoirs locaux. Certains papiers émanent directement de recommandations, voire de commandes, formulées par la direction du journal afin de satisfaire un partenariat économique. Les communicants, (Némésis du bon journaliste, voulant à tout prix se substituer au réel) encadrent toute possibilité de dialogue avec n’importe quel acteur ; les court-circuiter serait une insulte envers les institutions partenaires. On peut notamment citer Gérard Bertrand, magnat du vin audois qui organise un festival dans son domaine où tout le gratin des cercles d’influence locaux (les vignerons, les rugbymen et les francs-maçons) se retrouve pour parler affaires en dégustant du vin dans des soirées-concerts hors de prix. Les journalistes de l’Indep’ y sont accompagnés toute la soirée par une jeune et charmante communicante blonde qui remplit les verres dès qu’ils sont vides. Puis ils sont invités à résumer le concert du soir en des termes élogieux pour rester en bon terme avec ce partenaire, hélas nécessaire à la survie pécuniaire du titre.

La couverture des mouvements sociaux est, elle aussi, désastreuse : des
Gilets jaunes aux manifestants anti-passe sanitaire, les contestataires sont traités avec mépris et dédain. Leur énervement (ils ont déversé des tonnes de journaux devant le siège de l’Indep’ à Perpignan) est tout à fait compréhensible : ils n’appréciaient pas que le journal les ait qualifiés « d’anti-vaccins » au début du mouvement. Selon eux, cela contribuait à la décrédibilisation de leur lutte, souhaitée par le gouvernement. Mais certains journalistes et la direction se contentent de renvoyer la balle dans le camp des manifestants « hostiles » sans se remettre en question ou tenter de comprendre l’origine de cette défiance. Après l’épisode du jet de journaux devant le siège, la direction a demandé à ses journalistes d’assurer une couverture « minimum » des manifestations. De quoi continuer à entretenir l’image du journaliste coupé du monde, dans sa tour d’ivoire…

Bref, vous l’aurez compris, cette presse est en perdition totale. Cette politique de casse humaine et éditoriale n’est pas spécifique à
L’Indépendant et se retrouve dans tous les journaux appartenant au groupe Baylet, comme l’odieux Midi Libre, qui pourrait bien faire l’objet d’un prochain article… à suivre !



Iris Dau Clapas

Dessin : Foolmoon