Numéro 8 régional

LGV Bordeaux-Toulouse : enquête entre les lignes

Le monde s’embrase et les aménageurs d’une croissance sans limite continuent de planifier leurs profits l’air de rien, en misant sur la relance anachronique de la Ligne à Grande Vitesse entre Bordeaux et Toulouse. Alors que des chantiers dévoreurs de terres, forêts et zones humides pourraient commencer dès l’an prochain sur des territoires déjà touchés par les feux, il s’agit de battre le fer dès à présent pour mettre en déroute les travaux

27 avril 2021. À force de pressions, la présidente de région Carole Delga avait enfin obtenu du premier ministre Jean Castex ce qu’elle voulait : un engagement financier conséquent de l’État à hauteur de 40 % de la future LGV. Ce fut aussi une manière de donner des gages aux élus d’Occitanie pour un projet désormais chiffré à 14 milliards d’euros – un coût multiplié par quatre et demi en vingt ans – pour 222 kilomètres de nouvelle voie. Le début des travaux, sans cesse repoussé, est désormais annoncé pour 2023, avec une mise en fonctionnement prévue pour 2030. L’objectif d’une telle ligne à grande vitesse est de mettre la ville rose à trois heures de Paris, contre quatre heures aujourd’hui. « On a besoin d’une LGV pour être reliés à Paris et à l’international. Et on a aussi besoin d’une LGV pour développer les trains du quotidien », déclarait récemment Carole Delga en fidèle adepte du « en même temps » macroniste.

Interrogée sur l’impact environnemental de la ligne à grande vitesse, elle a défendu un « bilan carbone du train toujours très bon »(1). Vraiment ? Sa réalisation entraînerait la destruction de plus de 6000 hectares de terres, dont 1300 de terres agricoles, 3300 de forêts, 370 de zones humides. En tout, treize sites Natura 2000 sont traversés, avec une fragmentation irréversible pour les écosystèmes, et ce alors que la Gironde se relève à peine des incendies ravageurs de l’été dernier. La LGV nécessiterait au minimum la construction de nouvelles lignes électriques car la très grande vitesse est énergivore (la consommation d’électricité double de 220 km/h à 320km/h(2)) ainsi que l’ouverture de nouvelles gravières pour alimenter un chantier titanesque, impliquant d’énormes quantités de matériaux (54 millions de m³ et 5 millions de rotations de camions). Quant aux émissions de gaz à effet de serre que produirait le chantier, le Réseau ferré de France les estime à 2,4 millions de tonnes de CO2 tandis que les études menées par les opposant.es tablent plutôt autour de 4,5 millions de tonnes de CO2(3). À l’heure de « la fin de l’abondance », alors que la SNCF est invitée à économiser sa consommation vorace en électricité, « cette nouvelle ligne LGV garantit une destruction certaine à court terme, en vertu de gains hypothétiques à long terme » selon les scientifiques de l’Atelier d’écologie politique de Toulouse(4). Dans un article critique, ils proposent ironiquement une innovation de rupture pour concilier l’inconciliable : utiliser deux des quatre voies de l’A62 pour construire la LGV Bordeaux-Toulouse !(5).

L’imaginaire de la grande vitesse

Qui est alors ce « on » incarné par Carole Delga ? Les mascarades de concertation démocratique sont là pour masquer le fait que l’investissement public dans de nouvelles lignes à grande vitesse n’est pas socialement neutre. En effet, les études statistiques confirment que les TGV sont d’abord utilisés par les couches les plus prospères de la société, dont les cadres qui voyagent beaucoup plus sur de longues distances(6). La seule fonction économique réelle de ce type de projet est de favoriser l’insertion de Toulouse dans le grand jeu de la concurrence mondiale en permettant à une minorité voyageuse d’enjamber le territoire pour mieux l’ignorer. Tant pis pour les personnes vivant dans les villes secondaires et les zones rurales traversées, qui pour la plupart, ont peu à attendre et potentiellement beaucoup à perdre de l’arrivée de ces équipements. Tant pis également pour tous ces habitant·es de Toulouse, futures victimes de la flambée des prix des logements qui suit l’arrivée d’une LGV, comme cela s’est déjà produit à Bordeaux(7). Poursuivant la logique des grands projets inutiles et imposés de ces dernières années en France, on retrouve une fois de plus « l’alliance d’un petit groupe d’écologues, de géomètres, d’urbanistes et de gendarmes qui rendent possible l’utopie de quelques aménageurs-bétonneurs »(8).

L’art des grands projets inutiles consiste ainsi à tirer parti de la concurrence entre métropoles en vantant la course à la mobilité, synonyme de réussite, l’exploit technologique, le gigantisme du chantier ou encore la mégalomanie des grands élus. Business rime ici avec grande vitesse : la LGV sert de symbole à la dynamique d’innovations portée par la ville rose, cette dernière étant obsédée par la défense de l’aérospatial, la recherche et le développement. Elle est promise à une génération mobile géographiquement et intellectuellement, apôtre de l’économie créative(9) et du numérique. Pourtant, les décideurs n’ont pas vraiment demandé aux toulousain.es s’ils et elles approuvaient d’être mis.es en compétition avec la cité bordelaise, argument régulièrement invoqué pour justifier l’arrivée de la LGV dans la capitale régionale. De même qu’à aucun moment l’hypothèse d’une rénovation de la ligne existante n’a été prise au sérieux. Avec un coût quatre fois moindre selon une étude menée par les élu.es écologistes de Nouvelle Aquitaine, l’aménagement de la ligne existante Bordeaux-Toulouse permettrait une vitesse à 220 km/h avec des dessertes locales à Agen et Montauban et un temps de trajet supérieur seulement de 24 minutes par rapport à la LGV. Encore faut-il penser que la situation actuelle, à savoir un TGV reliant les deux villes en deux heures, soit réellement un problème pour les habitant·es de la région !

La logique de la grande vitesse est simple : « si vous voulez qu’une ligne soit plus rapide, quelle est la solution ? C’est de retirer les petits arrêts entre ces deux villes » déclarait un maire à propos de sa gare menacée sur la ligne TER Bordeaux-Agen. Et puisque défendre les gares, c’est défendre les habitant·es d’un territoire, on peut voir dans la multiplication des grandes infrastructures de transport un renouvellement de la question de la lutte des classes prise sous un angle spatial entre d’un côté, les quelques bénéficiaires de la construction et de l’exploitation des méga-projets, et de l’autre la majorité des gens qui en sont exclus. Ce passage en force est à l’image de l’aménagement du territoire, qui poursuit une logique équipementière toujours plus vorace en terres et en énergies, et qui croit obstinément en la croissance continue de la mobilité des personnes et des marchandises dans les années à venir.

Vallée à défendre

Jusqu’ici, les opposant.es à la LGV étaient loin de présenter un front uni et leurs actions en justice furent rarement victorieuses. Si l’avancée du projet a multiplié les foyers de contestations localisés et les procédures judiciaires dans les années 2010, la mobilisation demeurait émiettée et dispersée géographiquement. Dans la vallée du Ciron, en Sud-Gironde, la présence historique d’un foyer de résistance lié au destin de la rivière du même nom en fait l’un des bastions de la lutte. La vallée abrite une forêt de hêtres vieille de plus de 40 000 ans, ce qui en fait la plus vieille forêt de France(10), avec une faune exceptionnellement diversifiée (vison d’Europe, loutre, écrevisse à pattes blanches …). A l’image de la diversité du territoire, on peut voir émerger des coalitions opportunes entre un naturaliste et une agent forestière, une habitante néo-rurale et un chasseur à la palombe, un cheminot à la retraite et une viticultrice. Ces dix dernières années, la mobilisation a mêlé manifestations de plusieurs milliers de personnes, contributions aux enquêtes publiques, opposition des maires des communes concernées, mais aussi achat en indivision d’un terrain sur le tracé en Gironde, naissance d’une ZAD éphémère à Agen en 2014 et comité de soutien actif durant la lutte anti-aéroport à Notre-Dame-des-Landes.

La sortie de l’épidémie de covid a accéléré la reprise de la lutte à travers la formation d’un collectif baptisé « LGV Nina » (pour « ni ici ni ailleurs ») dont l’ambition est de combattre le projet sur le terrain en misant sur l’opposition de la grande majorité des habitant.es du territoire. La contestation, qui ne s’était encore jamais déployée à Bordeaux, a vu apparaître en 2022 la naissance du collectif « Bordeaux métropole Non à la LGV » afin de susciter une mobilisation citoyenne au cœur de la capitale régionale tout en reliant le combat à « la promotion des trains du quotidien ». En cette fin d’année mouvementée, le souffle d’une « zone à défendre » se répand dans la vallée du Ciron pour s’opposer à l’arrivée des travaux. Lors de la conférence de presse annonçant la création d’une ZAD, Richard Lavin, opposant historique, n’a pas manqué de faire le rapprochement avec Notre Dame des Landes : « le collectif ne pourra pas tenir tout seul. Il faudra que les gens soutiennent la ZAD. Qui se lèvera pour la défendre ? » (11).

Trois départements dont le Lot-et-Garonne, les Pyrénées-Atlantiques et la Gironde ont refusé de confirmer leur engagement financier dans le projet. Dans la foulée, 80 élu.es de Gironde se sont constitués en collectif en appelant à la mobilisation populaire. Aujourd’hui, force est de constater que la mobilisation est montée d’un cran face à l’accélération du calendrier des aménageurs, bien que la résistance peine à se lancer pour l’instant dans la région toulousaine. Dans le camp d’en face, le département de Haute-Garonne a promis 631 millions d’euros, ce qui en fait le deuxième financeur du projet. Étienne Guyot, préfet d’Occitanie et ancien président de la société du Grand Paris, a été nommé par Jean Castex pour coordonner le GPSO (« Grand Projet du Sud Ouest ») et assurer sa mise en œuvre. On pouvait l’entendre fanfaronner en donnant rendez-vous « dès 2023 pour les premiers coup de pioche au nord de Toulouse et au sud de Bordeaux », ajoutant que « la vitesse de réalisation est essentielle sur ces projets de mobilités, décarbonés et au service de la vie quotidienne, de la desserte et du rapprochement des territoires » (12).

Faire dérailler leur projet

Dans cette course contre la montre, qu’est-ce qui peut bien pousser un journal comme La Dépêche à craindre « une opposition déterminée » (13) ? C’est peut-être ces banderoles hostiles à la LGV qui ont fleuri ces derniers temps dans la campagne bordelaise : « projet ruineux », « projet inutile »… Ou est-ce plutôt les propos d’élus prêts à durcir la contestation, à l’image du maire de Saint-Médard d’Eyrans Christian Tamarelle déclarant lors d’une réunion publique devant 300 personnes : « Il faudra peut-être envisager des actions violentes pour empêcher la construction de cette LGV, car le jour où il y aura des tractopelles, il sera trop tard » (14).

Le risque pour les promoteurs de la LGV serait d’avoir franchi avec succès toutes les étapes réglementaires mais de se retrouver enlisés dans une opposition de terrain susceptible sinon d’arrêter au moins de ralentir le chantier. Pour faire advenir ce scénario, les opposant.es devront transformer une controverse politique en un véritable conflit de territoire. À l’image des presidi dans la lutte italienne No TAV contre la LGV Lyon-Turin, ces installations permanentes d’opposant.es destinées à empêcher l’avancée des travaux, pourrait-on assister à la création de comités de mobilisation locaux tout au long du tracé de la future LGV, jusqu’à l’occupation de certains lieux stratégiques pouvant bloquer les travaux ?

Certains élus locaux, pourtant réfractaires à la LGV, appréhendent la naissance d’une ZAD sur leur territoire, synonyme selon eux de violence et de radicalité. Alors, à quoi s’attendre et à quel endroit ? Un opposant anonyme reste évasif sur la question, même si quelques lieux ciblés ressortent : « C’est très bien de créer une ZAD mais si les travaux démarrent à 100 km du Ciron notre impact est limité. On peut articuler un lieu de lutte avec les habitants de la vallée du Ciron et un point de blocage au début des travaux à la sortie sud de Bordeaux ». À l’heure actuelle, les premiers sondages de sols et études préliminaires ont démarré au sud de Bordeaux, avec leur lot de foreuses et d’autorisations préfectorales pour pénétrer dans les domiciles situés sur le tracé et y effectuer des prélèvements. Le calendrier des travaux récemment dévoilé prévoit dans un premier temps les aménagements ferroviaires au nord de Toulouse (AFNT) et au sud de Bordeaux (AFSB). La lutte anti-LGV connaît donc aujourd’hui un tournant au moment où les premières avancées du projet sont visibles sur le terrain : à partir de là, ce à quoi on s’oppose devient concret, physique, et l’opposition doit le devenir tout autant.

Texte : collectif LGV Nina / Illustrations : Ludovic Adam

page fb : Non LGV 33

site internet : association LGVEA (lgvea.over-blog.com)

Notes :

1 : Carole Delga réagit aux propos du maire de Bordeaux », communiqué de presse, 29/10/21

2 : Chiffres issus du Petit livre noir des grands projets inutiles, Camille, Le passager clandestin, 2015.

3 : « Un projet absurde » : dans le Sud-Ouest, les opposants aux LGV repartent au combat », Reporterre, 3 mai 2022.

4 : L’Atelier d’écologie politique (atécopol) regroupe 190 chercheurs d’une cinquantaine de labos de recherche toulousains, autour des enjeux de l’écologie politique. www.atecopol.hypotheses.org

5 : « Pour faire passer le TGV, disruptons l’autoroute! », Libération, 7 janvier 2022.

6 : « Les riches utilisent davantage les TGV, indiquent les statistiques », Julien Milanesi, Reporterre, 10 février 2011.

7 : Voir le communiqué du comité Droit Au Logement de Dax « Ligne à Grande vitesse, les Aquitains deviendront-ils les Indiens de la République ? », 2 février 2022.

8 : « Comment meurt la forêt pour que croisse la métropole », Quentin Hardy, Terrestres, septembre 2019.

9 : Le concept de « classe créative » a été développé par Richard Florida qui désigne par là une population urbaine, mobile, qualifiée et connectée qui contribuerait à doper la croissance en milieu urbain.

10 : Écouter le podcast « La hêtraie du Ciron, plus vieille forêt de France », France Culture, 7 juillet 2022.

11 : « LGV Bordeaux – Toulouse : les opposants annoncent la création d’une ZAD en Gironde », Le Républicain, 9 juin 2022.

12 : « LGV Bordeaux-Toulouse. Des décrets parus au Journal Officiel, une (nouvelle) avancée majeure », ActuToulouse, 27 avril 2022.

13 : « LGV Bordeaux-Toulouse : pourquoi c’est une course contre la montre », La Dépêche, 13 septembre 2021

14 : « Le jour où il y aura des tractopelles, il sera trop tard », Sud-Ouest, 8 mai 2022.