La lucha continua !
La couverture de notre journal affiche fièrement « L’Empaillé : une presse libre pour l’Occitanie » . Mais quelle est cette Occitanie dont nous parlons? En employant ce terme comme un impensé, ne sommes nous pas en train de participer à reléguer cette zone culturelle et linguistique à l’état d’une vulgaire coquille vide administrative? Si pour certain·es le pays occitan, sa culture et sa langue sont à remiser dans les livres d’histoire, ce n’est pas l’avis de l‘artiste multimédia Didier Mir qui nous invite à repenser l’usage de la langue occitane et encourage à la réappropriation de cette culture millénaire pour mieux prendre place dans le présent et ses luttes. Nous lui laissons la parole.
Piu-piu totjorn viu (1), tant qu’il en reste un, tant qu’il en reste une, tant qu’une bouche s’ouvre pour faire entendre la langue méprisée, étouffée, tant qu’un cœur bat à rebours de la domination culturelle, l’affaire n’est pas close. Certes l’État français s’est emparé du nom d’Occitanie pour le poser sur une carte qui regroupe à la fois une petite partie de l’Occitanie linguistique ainsi que les Pyrénées Orientales de langue-culture catalane. Cette Occitanie-là est un mot vide d’épaisseur historique et de sens, comme PACA, Côte d’Azur, Sud de France, ou pire encore : Haut de France (2). Pourtant, et jusqu’à preuve du contraire, le qualificatif « occitan » s’applique à chaque habitant·e des pays d’Oc dont la carte recoupe l’ère de répartition de la langue occitane, soit plus de 35 départements français. Sont aussi concerné·es nos voisin·es du Val d’Aran ou des Vallées occitanes italiennes. Mais surtout est Occitan·e qui veut, qui décide de l’être, est Occitan·e qui a conscience de porter cette langue, la convivéncia et le paratge (3) fondant cette culture millénaire.
On peut s’interroger sur le fait qu’en France, la langue occitane est niée par un État qui empêche sa transmission, quand elle est langue co-officielle (4) chez nos voisins Catalans.
Pour comprendre pourquoi, il nous faut remonter la chaîne des violences subies : en deux générations, une population de plus de 15 millions d’habitant·es est passée d’occitanophones de naissance à francophones analphabètes dans leur langue d’origine.
Des siècles de répression
Le problème des « langues autochtones » s’est posé très tôt dans l’histoire, lorsque le pouvoir royal a eu des velléités d’étendre les limites de l’État Français hors de ses frontières linguistiques d’origine. Dès le début de la conquête des terres occitanes, la machine de guerre des rois de France était à l’œuvre, les guerres d’annexion – très meurtrières – ont logiquement commencé pour gagner un accès à la Méditerranée : ce fut la première croisade, les terres occitanes en étaient la cible. Il y eut par la suite d’autres croisades, en Terre Sainte cette fois, auxquelles certains seigneurs occitans ont participé. En cela, Louis IX annonce, de façon archaïque, ce que sera l’impérialisme guerrier du pouvoir français durant les siècles suivants.
Sous l’Ancien Régime, l’ordonnance de Villers-Cotterets du 15 Août 1539 est la première mesure en faveur de l’utilisation systématique du français dans la justice (5). Ne sont concernés dans un premier temps que les élites locales et les administrateurs du pouvoir central, créant une situation de prestige de la langue française. Cette domination culturelle sera encore renforcée lorsque le français deviendra la langue de la philosophie, de la littérature de la médecine, et remplacera même le latin dans l’enseignement religieux. À partir de la Révolution Française l’étau se resserre encore, avec l’enquête menée par l’Abbé Grégoire à la demande de la Constituante, qui lui permet d’affirmer que le français est encore ignoré d’une grande partie du peuple et de déclarer : « Ainsi, avec trente patois différents nous sommes encore pour le langage à la tour de Babel, tandis que pour la liberté, nous formons l’avant-garde des nations » (6). Cette enquête va déclencher une série de lois pour imposer le Français afin de favoriser la transmission de la propagande révolutionnaire, et notamment les premières mesures scolaires. Le rapport de Lanthenas, membre du club des Jacobins accélère l’élimination des parlés allophones « qui ne sont qu’un reste de barbarie des siècles passés pour lesquels on s’empressera de prendre tous les moyens nécessaires pour les faire disparaître le plus tôt possible ».
Réduire au silence, produire de l’ignorance
À la fin du XIXème siècle, les lois scolaires de Jules Ferry interdisent l’usage des langues régionales à l’école sous peine de châtiments. Pendant des générations, la violence réelle et symbolique a amené des élèves et leurs familles à se taire jusqu’à parfois en oublier la mélodie de la langue. L’école de la République a failli à ses engagements de lutter pour l’égalité et pour l’accès universel au savoir, parce que la République jacobine confond, hélas, l’égalité politique avec l’uniformisation linguistique et culturelle. L’école peut dire et faire dire, comme elle peut taire et faire taire. Qui a lu une ligne de littérature autochtone dans un manuel scolaire ? Elle organise la pénurie des savoirs, ce qui est loué ici est bâillonné là, les connaissances sont construites ou oubliées par action et inaction de l’appareil éducatif. Les témoignages des violences scolaires pour les enfants parlant occitan, breton, alsacien, catalan, créole, basque, flamand, ou une variante populaire du français, ne se comptent plus. Une ignorance chargée de culpabilité et de mépris a remplacé ces cultures. Le choix du monolinguisme français s’est traduit par ce que les linguistes appellent un génocide culturel pour les langues de France et d’Outre-Mer (7). En connaître les causes permet de mieux comprendre les effets dans le présent : Brigitte Barège, maire de Montauban (ville qui compte plusieurs écoles bilingues français-occitan), ne s’est elle pas écriée : « L’occitan ? C’est une langue morte ! ». Les bourreaux prennent parfois leurs désirs pour des réalités.
Il faut se rendre compte que « La France est un pays où l’on parle français » est une position idéologique dans laquelle ceux et celles qui proviennent d’une autre réalité n’existent pas et sont inaudibles. La prestigieuse culture française que l’on chante sur tous les tons, n’est pas venue civiliser les patoisant·es de tous poils, elle a juste créé du vide par effet de souffle là où s’épanouissait une mosaïque culturelle et linguistique millénaire. Les choix linguistiques de la France ont mutilé la population de sa diversité. Tout comme l’Espagne catholique qui a chassé de son territoire, dès 1492, ses habitant·es de cultures musulmane et juive, l’école républicaine a créé une absence et un silence. Qu’en est-il alors de la conscience du membre amputé ?
La francisation de l’Occitanie est en phase d’achèvement, elle se caractérise par une éclatante victoire française sur un pays sans armée ni frontières, qui n’a jamais existé en tant que tel. Un pays qui n’existe que par sa langue-culture et qui disparaît sans elle.
L’urgence linguistique : un élément de la biodiversité
L’uniformisation linguistique est en phase de polissage, le temps qui passe efface doucement les paroles dissonantes pour laisser place au français standard qui lamine tout sur son passage. Et puis ce sont les locuteurs natifs qui nous quittent l’un derrière l’autre, « avec leur patois dans la gueule » comme disait l’ami chanteur Joan Pau Verdier. Le réel n’existe et ne se pense que par les mots qui le disent, on ne peut le faire exister que par ses mots propres. Alors comment penser le monde avec les mots du dominant ? Pour reprendre la pensée de Donna Haraway, nous devons nous poser la question : « Avec le sang de qui, de quoi, mes yeux ont-ils été façonnés ? ». Si aujourd’hui le français est la langue première de l’immense majorité de la population, les conditions dans lesquelles il s’est imposé ne sont pas sans conséquences sociales et politiques, voire psychiques.
Le fait de se réapproprier sa culture et sa ou ses langues est indissociable des luttes pour l’égalité. Chacun·e porte une culture autre que celle qui est véhiculée par le français standard, nous portons tous, dans un passé plus ou moins lointain, une histoire qui s’écrit dans une langue autre que celle qui domine. Cette dernière constitue un puissant outil de déculturation, elle est un frein à la pensée libre, elle constitue un outil de domination et pour aller dans le sens de Frédéric Mistral parlant du peuple provençal : « Se tèn la lengo, tèn la clau, que di cadeno lou deliéuro », s’il a la langue il a la clef qui des chaînes le délivre. On dirait aujourd’hui : qui a la langue a le pouvoir. Notre pluralité vient autant de l’extérieur, des cultures du monde qui se trouvent dans nos villes, que de l’intérieur et des cultures dites minoritaires quand elles ne sont que minorisées, celles qui sont historiquement présentes dans le cadre français, autochtones. Ouvrir ce monde, parler à l’autre, parler comme l’autre dans une relation égalitaire procède de la décolonisation des esprits.
Parler un occitan anticapitaliste
L’occitan (ou quelque langue minorisée que ce soit) ne sert en rien le capitalisme. Se l’approprier ou se le réapproprier est donc un moyen de ne pas entrer dans son jeu et d’en jouer un autre, c’est un outil de résistance pour la construction d’un monde radicalement différent de celui qui nous est imposé. La période néo-libérale, qui se poursuit par une dérive de plus en plus autoritaire à tous niveaux, tente encore d’imposer une uniformisation du langage comme de nos modes de vies. L’objectif qui prime sur tout le reste est la valorisation financière de nos moindres faits et gestes, de chaque morceau de territoire, de la santé à l’éducation, de l’eau à l’air qu’on respire. Selon la vision de ce régime politico-économique, l’occitan est un archaïsme voire un folklore culturel à rentabiliser dans un parcours touristique. Or se réapproprier les langues minorisées permet de mettre un coup de pied dans la fourmilière. Penser le monde en regardant un atlas linguistique met à mal les frontières étatiques. Vu de cet angle aussi, parler occitan dessine une autre Europe, une Europe respectueuse des langues-cultures qu’elle porte, qu’elles soient nées ici ou venues d’ailleurs. Une Europe archipelisée comme disait Édouard Glissant.
Là où l’État parle d’unité linguistique, nous parlerons plutôt de familles de langues et de solidarité entre les peuples et les régions, nous forgerons des outils de libération et d’ouverture de ce monde clos. L’occitan, l’arpitan, le catalan et le corse ouvrent la porte aux autres langues romanes, le breton aux langues celtes, l’alsacien, le platt, le flamand aux langues germaniques, nous aurons le français en partage. Sans oublier que le multilinguisme offre aux enfants des compétences accrues sur le plan cognitif. Nous avons devant nous un éventail multicolore là où le monolinguisme jacobin enfonce un vieux clou rouillé dans nos cervelles. Le droit à l’éducation dans la langue autochtone en est un pilier essentiel des luttes à venir. La presse et les médias devraient aussi s’ouvrir à ces langues qui ont légitimement le droit de s’y exprimer. Un rapide coup d’œil sur la situation de la presse chez nos voisins catalans rassurera les sceptiques. Cela ne vient pas se substituer aux nécessaires transformations sociales, politiques et écologiques, cela va de pair et en constitue un axe majeur. Intégrer la pluralité linguistique aux paradigmes de défense de la biodiversité écologique ne peut être qu’un accélérateur pour la sortie de cette matrice finissante. Se réapproprier les langues méprisées aide à penser et à panser le monde.
Être occitan·e aujourd’hui c’est donc s’emparer de l’idée que la diversité linguistique des peuples de France, dans l’Hexagone comme outre-mer, est une cause commune, partagée et constitutive de chacun. C’est prendre conscience des processus de violence et d’humiliation des locuteurs dès leur petite enfance, le discrédit et le mépris pour les « patois », leur abandon forcé en échange d’une hypothétique ascension sociale qui nous ont menés à accepter cette désappropriation. Le combat contre l’ignorance doit mener à la réappropriation de cette part du savoir universel qui nous appartient. C’est un combat démocratique au sens premier : seul le peuple peut s’en emparer, c’est-à-dire qui, d’entre nous, le décide. C’est prendre conscience que les institutions étatiques vont à contresens de ces initiatives par ignorance, mépris ou volonté politique affichée. Dans les combats à mener pour bâtir une société nouvelle fondée sur l’égalité sociale, les dimensions culturelles et linguistiques sont des piliers indissociables de ses finalités : et l’occitan n’a d’autre lieu dans le monde que l’Occitanie pour continuer son chemin millénaire.
texte : Didier Mir / illustration : Marco
1 : Petit oiseau toujours vivant.
2 : L’utilisation de l’adjectif « Haut » est la marque d’une ignorance avérée pour désigner un pays par ce qui n’est qu’une convention de représentation géographique. Le Nord, n’est en haut que par choix européocentré, dans la cartographie de Stuart Mc Arthur, il est en bas.
3 :Valeurs fondatrices de la société occitane du Moyen-Âge qui portent sur les concepts d’égalité, de tolérance et de vivre ensemble.
4 : Depuis 2006, l’occitan est langue co-officielle avec le catalan et le castillan dans toute la Généralité de Catalogne. Depuis 1999, l’État italien reconnaît une « minorité linguistique historique occitane » dont il protège désormais « la langue et la culture ».
5 : Giacomo Mathée. La politique à propos des langues régionales : cadre historique dans la revue Langue française n°25,1975. L’enseignement des « langues régionales » pp. 12-2
6 : Ferdinand Brunot, Histoire de la langue française, tome 9 : La révolution et l’Empire, 1967.
7 : Julien Barret, linguiste : « À un moment, le dictionnaire était le reflet de l’idéologie de Jules Ferry et on a pu parler d’un génocide linguistique car il s’agissait d’imposer le français au détriment de l’occitan, du breton, etc. » in « Les nouveaux mots du dico » Ed. First, 2020.
Pour en savoir plus sur les locuteurs et locutrices en occitan : www.ofici-occitan.eu/fr/restitution-des-resultats-de-lenquete-sociolinguistique