Numéro 8 régional

Bousquet, un criminel de guerre chez les Baylet

La Dépêche, Pétain et les nazis – Épisode 3

C’est une ordure comme l’histoire de ce pays en fait peu. René Bousquet a pourchassé les résistant·es et envoyé des dizaines de milliers de juifs vers les camps de la mort, dont des milliers d’enfants, mais il fut pourtant accueilli à bras ouvert par la direction de La Dépêche du Midi, de 1959 à 1972. La direction du journal n’a jamais reconnu, en son sein, le rôle du chef de la police de Vichy, comme elle a toujours nié l’évidence de la collaboration du journal sous l’Occupation. Rien d’étonnant puisque cela appartient à la même histoire : celle de la compromission de La Dépêche et de ses dirigeants avec Vichy et le régime nazi.

« René Bousquet n’eut, je le répète, jamais la moindre responsabilité opérationnelle ici, en revanche il fut, c’est vrai, administrateur pendant dix ans en même temps qu’il dirigeait la banque d’Indochine et siégeait dans un grand nombre de conseils d’administration de grandes sociétés, auxquelles on ne demande pas ces mêmes comptes. Lorsque son comportement fut découvert (…) nous fûmes, comme tous, horrifiés et scandalisés.» Cette tirade de Jean-Michel Baylet en 2001 est un tissu de mensonges par omission et de lâcheté. René Bousquet eut, au contraire, un rôle très important dans la direction du quotidien et la famille Baylet connaissait très bien son rôle sous l’Occupation. Passons sur cette attitude lamentable consistant à se réfugier derrière les postes qu’occupait également Bousquet dans le milieu financier.

Dans ce droit de réponse paru dans l’hebdo Tout Toulouse et intitulé « À ceux qui nous diffament », le grand Baylet se faisait menaçant. Dans la région, cette famille multimillionnaire a mis le grappin sur toute la presse écrite et gare à celui ou celle qui ose encore se mettre en travers de leur chemin.

Revenons à nos moutons. La Dépêche savait ; elle savait qui était Bousquet, ses fonctions et son action sous Vichy, elle savait les rafles organisées sous son autorité. À la lecture des archives et des multiples travaux d’historiens et de journalistes, démontrer cela est aussi simple que d’expliquer qu’en traversant un pré après une averse, on en ressort les pieds trempés.

1942 : Le feu vert de Sarraut

Avant guerre, René Bousquet a une ascension fulgurante dans la préfectorale, grâce aux frères Sarraut – Maurice à la tête de La Dépêche et Albert naviguant dans les ministères. Le jeunot est d’abord placé, par ses parrains, au poste de chef de cabinet à la préfecture du Tarn-et-Garonne. Nous sommes en 1930 et l’amitié avec le futur patron Jean Baylet remonte à cette période, puisque Bousquet fréquente beaucoup l’entourage de La Dépêche (1). Grâce aux empereurs du radical-socialisme toulousain, il devient à 22 ans chef adjoint de cabinet du ministre de l’Intérieur Pierre Cathala, puis sous-préfet en 1933. En avril 1938, c’est Albert Sarraut, nommé à l’Intérieur, qui le propulse sous-préfet de la Marne, avant qu’il n’en devienne le préfet après l’armistice de 1940. Et puisque ses mentors adoubent Pétain, il fait de même.

Conservant ses attaches radicales et sa proximité avec Sarraut et Baylet, René Bousquet va néanmoins se rapprocher du bras droit du Maréchal, Pierre Laval, au point de devenir un ami proche. Le régime de Vichy met en place une politique répressive et persécute la population juive, et Bousquet figure parmi ces hauts fonctionnaires qui font tourner la machine. En 1941, à Reims, sa police arrête des communistes pour un tract contre l’antisémitisme ; ils sont livrés aux Allemands et fusillés. Bousquet eut beau tenter de se dédouaner lors de son procès en 1949 en listant les personnalités qui avaient bénéficié de sa protection lorsqu’il était préfet, il n’en a pas moins obéi aux ordres du régime fascisant de Vichy et des nazis.

En avril 1942, Laval reprend à nouveau la tête du gouvernement et lui propose de diriger la police de Vichy. Il accepte, poussé par Maurice Sarraut. Selon la journaliste Pascale Froment, autrice d’une biographie de René Bousquet, le directeur de La Dépêche « l’aurait exhorté à accepter selon plusieurs témoins, et selon Bousquet lui-même ».(2) L’ancien préfet sait pourtant où il met les pieds : nous sommes quelques mois après les rafles de 1941 à Paris, où 9000 juifs sont arrêtés. Il prend la tête d’une administration puissante, avec 100 000 hommes sous ses ordres, au service d’un régime qui a depuis longtemps basculé dans le fascisme et l’horreur. De son côté, Maurice Sarraut a mis son journal au service de la propagande de Vichy, et se fourvoie jusqu’à soutenir ce nouveau gouvernement où son poulain est en bonne place. Le 21 avril 1942, sous la plume d’Irénée Bonnafou, La Dépêche publie un encart de bienvenue au nouveau ministre de Vichy, célébrant une « rapide et brillante carrière administrative » qui a préparé « notre jeune compatriote à la lourde mission qui vient de lui être confiée ».

Apprenti boucher

René Bousquet s’y donne à cœur joie, épanoui comme un moucheron sur un fumier de porc. Ces photos où il s’affiche triomphant, en compagnie de chefs SS et affublé de son manteau à col de fourrure, résument à elles seules son action à Vichy. Aussitôt nommé, c’est lui qui négocie avec le dirigeant nazi Heydrich, surnommé « le bourreau de Prague » puis avec Oberg, « le boucher de Paris ». Il leur propose d’arrêter et de déporter les juifs de la zone libre, devançant le projet allemand de s’en tenir à la zone occupée. Après la rafle du Vel d’hiv à Paris, et afin d’augmenter le rendement de celle prévue en zone libre le 26 août, il adresse de nouvelles instructions aux préfets par télégramme secret annulant les précédentes dispositions qui mettaient à l’abri certaines catégories d’enfants, et insiste pour une traque sans pitié (3). Ainsi, c’est sous l’autorité de Bousquet que la majeure partie des déportations ont lieu : en 1942-1943, 60 000 personnes juives sont livrées aux Allemands, sur 75 000 au total sous l’Occupation. Parmi eux, sur ordre du chef de la police française et sans que les Allemands ne l’aient réclamé, 6000 enfants sont arrachés à leurs parents et sont envoyés par wagons à bestiaux se faire gazer dans les camps de la mort.

Maurice Sarraut, Jean Baylet et La Dépêche ne savaient pas ? Ils pouvaient ne pas être dans le secret d’un télégramme, soit. Mais n’ont-ils pas vu Bousquet accueillant chaleureusement Heydrich, aux actualités cinématographiques ? (4) Qu’ont-ils pensé des rafles de la police française dans leurs rues ? Ou des trains remplis d’humains qui partaient de la gare de Toulouse, traités comme des bêtes ? Ou quand la hiérarchie catholique se prenait d’un sursaut d’humanité et communiquait au grand public sa honte du comportement de la police française ? (5) Sans compter que ces messieurs avaient leurs informateurs ou des relations dans les plus hautes instances : Maurice Sarraut était très proche des conseillers de Pétain comme Henry Moysset, Lucien Romier ou Gaston Doumergue, et l’un de ses journalistes de La Dépêche et proche de Laval, Roger Perdriat, lui a servi d’intermédiaire avec le Maréchal (6). Ils étaient donc, à coup sûr, parmi les mieux informés de la société française de l’époque. Il faut repréciser également que René Bousquet n’est pas un haut fonctionnaire de l’ombre comme il y en eut des dizaines à cette période, il ne s’agit pas d’une éminence grise ou d’un conseiller caché de Pétain ou Laval, c’est l’équivalent du ministère de l’intérieur : il donne les ordres, il organise ces crimes selon les injonctions des Allemands en devançant même leur plans fascistes et génocidaires. Il ne fait donc aucun doute que les dirigeants de La Dépêche connaissaient son pouvoir décisionnaire.

Chasseur hors pair

À la tête de toutes les forces de répression de Vichy, Bousquet va mener la chasse aux communistes et aux résistant·es. Le chef de la police effectue cette sale besogne avec panache, il étale son tableau de chasse au conseil des ministres chaque semaine, allant jusqu’à provoquer l’agacement de certains de ses collègues. Plus de 16 000 communistes et gaullistes sont arrêtés en vingt mois (7). Encore une fois, il est permis de penser que cela soit parvenu jusqu’aux oreilles de Sarraut et Baylet.

Il s’enivre du pouvoir, devient une vedette du Tout Vichy. Froid et arrogant, il sème la terreur dans tout le pays. Il développera les sections spéciales des Groupes Mobiles de Réserve, organisées de façon paramilitaire, qui traqueront les résistant·es, jusqu’à s’engager avec les Allemands dans des actions d’envergure contre les maquis. C’est aussi sous son autorité que se réalise la grande rafle de Marseille. Visés par des attentats, les nazis décident en effet d’en finir avec le quartier du Vieux port. Avec l’aide de Bousquet et de sa police, ils raflent 6000 personnes, en expulsent 20 000 de leur logements et rasent quatorze hectares du quartier.

En 1943, la crise politique interne au régime de Pétain s’intensifie. Face à la poussée des fanatiques pro-nazis, Pétain et Laval tentent chacun d’imposer leurs vues. Maurice Sarraut multiplie également entrevues et tractations pour construire une 3ème voie, autour d’un « vichysme républicain ». Il est alors haï autant par les « collaborationnistes » que par les résistants. Il est arrêté une première fois par la Gestapo en janvier 1943, La Dépêche est perquisitionnée. Mais Bousquet met sa démission dans la balance pour libérer celui qui a lancé sa carrière, et obtient gain de cause pour son ami. Cela n’empêche pas la milice de mitrailler Sarraut en décembre 1943. Le chef de la police se rend à l’enterrement en tant que « grand ami du défunt » et fait arrêter les meurtriers, avant que les Allemands n’obtiennent leur remise en liberté. En difficulté sur le front, malgré les services rendus, ils poussent ensuite Bousquet vers la sortie et lui préfèrent un nazi convaincu, Joseph Darnand. L’ex-chef de la police est envoyé avec sa famille dans une villa de Bavière où il séjourne tranquillement jusqu’à l’arrivée des Américains. Arrêté en 1945, il est enfermé à Fresnes avec tous les collabos, dont Pierre Laval. Il rédige les notes pour préparer le procès de son ami et ancien chef du gouvernement, avec qui il passera la nuit précédant son exécution (8).

Blanchi par le jury de Jean Baylet

En prison, Bousquet met en branle toutes ses relations. Son poste de pouvoir au moment d’une période cruciale de l’Occupation et les nombreux services rendus vont lui assurer de précieux soutiens jusqu’au plus haut niveau. Sinon, comment expliquer qu’il ait disposé de quatre années pour préparer sa défense – quand Laval n’a eu que trois mois avant son procès et sa mise à mort – ou qu’il ait même été libéré quelques mois avant son passage devant la Haute Cour ?

Son procès en juin 1949 est une farce. S’il est explicite et complet sur l’ensemble de son action à Vichy, l’acte d’accusation évacue la plupart des chefs d’inculpation pour ne retenir qu’une affaire de contre-espionnage. Toute son activité à Vichy est cachée par des services rendus ici et là, à des proches ou à certains résistants. Le procès se déroule en toute cordialité, Bousquet peut enfumer le tribunal durant de longs monologues.

Au premier rôle dans le jury composé de parlementaires – où les communistes ont refusé de siéger (9), celui qui fera presque office de président : son ami et directeur de La Dépêche du Midi, Jean Baylet. « Il a été désigné à sa demande par son groupe. Il était l’animateur du jury et se dépensait sans compter », témoigne anonymement un des jurés auprès de Pascale Froment. Ni lui ni ses confrères ne poseront de question durant les trois jours du procès. Ni sur les négociations du 2 juillet 1942 avec le nazi Oberg, ni sur l’organisation des rafles de juifs, ni sur la répression féroce envers les résistant·es. Un jury complètement atone. Ces faits sont pourtant mentionnés noir sur blanc dans le dossier d’accusation.

Bousquet a rendu trop de services et en sait beaucoup trop. C’est un membre du sérail radical-socialiste, il a été porté au pouvoir par les Sarraut et La Dépêche, le condamner c’est se condamner soi-même. Jean Baylet et ses collègues réalisent alors l’impensable : ils vont quasiment innocenter Bousquet, le transformant en soutien de la Résistance. « Le salaud prenait quasiment les traits d’un héros », résumait récemment l‘ancien ministre Badinter, avant de s’interroger : « Qui a donc protégé René Bousquet dans son parcours judiciaire au point de transformer un complice des nazis en un allié de la résistance ?» (10)

Le 22 juin 1949, La Dépêche fait le service après-vente sans trembler : « Aucune charge n’est retenue contre Bousquet, ni en ce qui concerne son attitude dans l’application de la législation du STO, ni en ce qui concerne con comportement à l’égard des francs-maçons, des israélites, des communistes ou de la Résistance. Il semble qu’en toute circonstance, sa position personnelle fut courageuse et indépendante. » Libé parle au contraire d’une « minute de dégradation nationale » et L’Huma titre sur « la résistance bafouée ». Quant à Jean Baylet, s’il fut distrait en 1942 et 1943 quant aux réelles activités de son ami Bousquet, ce procès a dû lui rafraîchir la mémoire : le rapport du ministère public qui se penchait, en 1993, sur la possibilité d’un nouveau procès Bousquet affirme en effet que « les éléments tant factuels que psychologiques permettant de retenir la qualification de crime contre l’humanité étaient d’ores et déjà contenus dans les pièces du dossier [de 1949] ».

De la finance… à La Dépêche !

Dans les années 50, Bousquet revient aux affaires. Il actionne la filière radicale-socialiste, comme au bon vieux temps. Albert Sarraut l’introduit à la banque d’Indochine, repaire d’anciens collabos où il finira directeur général adjoint en 1960. Il cumule six titres de PDG et douze d’administrateur dans des sociétés où la banque est actionnaire. Il tisse sa toile de Paris à Toulouse et fréquente de nombreux dirigeants politiques. Son cercle de fidèles lieutenants de l’époque vichyste est toujours très présent, et une partie est recasée grâce à Mitterrand, qu’il a connu à partir de 1942 à Vichy. Le futur président est alors un maréchaliste qui ne quittera Vichy qu’en 1943 pour rejoindre sur le tard la Résistance, et c’est dans cette période que son réseau clandestin bénéficiera d’informations précieuses des services de Bousquet. Alors après-guerre, parmi l’état-major de Bousquet qui s’est fait remarquer pour l’organisation des rafles, plusieurs d’entre eux seront embauchés par le ministre Mitterrand, comme Jean-Paul Martin, Jacques Saunier, Yves Cazaux ou Pierre Saury. D’autres comme Henri Cado sont recasés dans les milieux patronaux. C’est le « clan Bousquet » : d’anciens collabos notoires qui sont réintégrés dans les milieux politiques et économiques grâce à celui qu’ils appellent encore « le patron ».

En 1959, Jean Baylet meurt accidentellement. L’ancien chef de la police de Vichy perd l’un de ses soutiens importants et contre toute attente, il va se faire une place au sein de La Dépêche, devenant même un intime de la nouvelle patronne, Évelyne Baylet. En effet, à la mort du directeur, Albert Sarraut le présente à sa veuve pour l’épauler dans la direction du journal. Pierre Rouanet, chef du service politique à Paris jusqu’en 1962, descend à Valence d’Agen pour l’enterrement : René Bousquet « est arrivé en manteau camel, au volant d’une voiture de sport trop voyante. Après le cimetière et le déjeuner, on a servi le café et le déjeuner. Albert Sarraut était là. Il a fait un discours pour parrainer « le petit », qu’il tutoyait ».(11) C’est peu dire qu’il arrive en terrain conquis.

Jusqu’au bureau de Jean Baylet

Les témoignages qu’a recueillis Pascale Froment dans sa biographie de Bousquet sont sans équivoque. Anette Cerf Ferrière, ancienne journaliste de La Dépêche à Paris, assure que Bousquet s’installe au 3ème étage, dans l’ancien bureau de Jean Baylet : « Il venait pour ainsi dire tous les jours, l’après midi ou en soirée. Il s’enfermait souvent avec Barsalou [le rédac chef de l’agence parisienne], qu’il tutoyait. » Selon son ancien collègue André Mazières, « il cherchait à se faire admettre, mais c’était un banquier, il se conduisait moins en directeur qu’en homme de confiance de la directrice. C’était un prince consort, un pédégé, homme à femmes, qui nous parlait d’homme à homme plutôt que de supérieur à subordonné ». Jean-Claude Vajou, un journaliste adepte des déjeuners avec Barsalou et Bousquet à la banque d’Indochine, se souvient : « Aux côtés d’Évelyne, il a modernisé l’instrument technique,(…) il était très puissant au sein du journal, sans avoir beaucoup d’influence sur le contenu rédactionnel.» À l’inverse de René Mauriès, grand reporter basé à Toulouse, qui estime selon Froment « qu’à l’antigaullisme républicain de la Dépêche s’est substitué un antigaullisme viscéral, à coloration vichyssoise inspiré par Bousquet et tournant à la véritable manie ». Sa gestion technique et commerciale est aussi très critiquée par Lucien Caujolle, petit-fils de l’ancien directeur Maurice Sarraut (12) : « Il avait mis en place un nouvel encadrement dans des conditions scandaleuses.» Mauriès abonde dans ce sens : « Bousquet a amené avec lui du personnel de la banque. Une mentalité différente s’est installée.» Autant de témoignages qui montrent, selon Pascale Froment, que Bousquet avait bel et bien « un rôle de premier plan » au sein du quotidien.

C’est aussi par son intermédiaire que La Dépêche devient un soutien essentiel pour Mitterrand, notamment lors de sa première candidature en 1965, à laquelle Évelyne Baylet verse 500 000 francs pour la trésorerie de la campagne. Rien d’étonnant à ce que 30 ans plus tard, Mitterrand affirme toujours à propos de son ami Bousquet, « c’était un homme d’une carrure exceptionnelle. Je l’ai trouvé plutôt sympathique, direct, presque brutal. Je le voyais avec plaisir». (13)

Pascale Froment affirme également que « Bousquet « descendait«  à Toulouse tous les week-ends », et s’interroge à juste titre : s’il n’avait aucune fonction directoriale ou éditoriale officielle, « une telle proximité avec Évelyne Baylet ne le conduisait-elle pas à peser sur les orientations du journal ? ». En effet, la plupart des sources évoquent une relation « intime », « très proche », un rôle de « confident », jusqu’à ce que Roland Dumas, dans Coups et Blessures en 2011 raconte une entrevue avec l’ancien président : « Mitterrand me confie aussi que Bousquet était devenu l’amant de Mme Baylet, la patronne de La Dépêche du Midi ». L’ancien ministre assure que « Bousquet en assurait de fait la direction politique, (…) il était arrogant et sûr de lui, complètement réintégré à la société française : banque d’Indochine, parti radical, Dépêche du Midi.»

Documentaristes, journalistes ou historiens, il existe un large consensus sur sa « proximité » avec Baylet ou son rôle éminent dans le journal. Citons encore Le Monde qui évoque «  l’éminence grise d’un quotidien régional influent », « dont il surveille de près la gestion et les finances » (14). Ou le journaliste Eric Conan, auteur de plusieurs articles dans l’Express, qui affirme qu’il « dirige, en réalité, le quotidien toulousain tout au long des années 60, surveillant de près sa ligne politique antigaulliste, y plaçant ses hommes et évinçant les opposants » (15). En 1972, l’ancien collabo est à nouveau élu pour six ans au conseil d’administration de La Dépêche, mais une dispute avec la patronne le contraint à démissionner.

Confident un jour…

En 1978, Louis Darquier de Pellepoix, ex-commissaire général aux questions juives sous le régime de Vichy, affirme dans une interview à L’Express : « La grande rafle, c’est Bousquet qui l’a organisée. De A à Z. Bousquet était chef de la police.» Si son rôle était connu, si des livres ou des documentaires étaient disponibles depuis les années 60, cette interview réveille l’élite politico-médiatique. On en profite pour ressortir de jolies photos de Bousquet avec des dignitaires nazis. C’est – enfin – le début de la dégringolade. Il démissionne de tous ses mandats, c’est le scandale. Mais la patronne de La Dépêche ne semble pas « horrifiée » par cette prétendue découverte, comme le déclare vertement son fils 23 ans plus tard. Guy Bousquet, le fils, assure ainsi qu’Évelyne Baylet sera de tous les enterrements de la famille, et notamment celui de sa mère, le 17 février 1980, pour lequel elle se joint au cortège familial, au petit cimetière de Larrazet. Le film documentaire René Bousquet ou le grand arrangement (16) met ainsi en scène Évelyne Baylet à cet enterrement, bras dessus-dessous avec son fidèle René, rejoignant Barsalou et « l’ancienne équipe » de La Dépêche… Après tout, même Mitterrand sera aux côtés de Bousquet pour enterrer leur ami commun et ancien collabo Jean-Paul Martin, en 1986, et le criminel de guerre sera le bienvenu à l’Élysée à plusieurs reprises après 1981. Un collaborateur du président, étonné, aura cette réplique de Mitterrand : « Ne vous inquiétez pas, c’est un ami : il a rendu des services.» (17)

Comment vous dites ? Bousquet ?

L’avocat Serge Klarsfeld déterre ensuite trois télégrammes d’août 1942 par lesquels Bousquet ordonne la déportation des enfants de plus de deux ans ainsi qu’un PV de la réunion du 2 juillet 1942 avec les SS. Il porte plainte en 1989 pour crimes contre l’humanité. Mais le pouvoir Mitterrandien veut préserver la « paix civile » et freine des quatre fers. En 1993, sur le point d’être enfin jugé, Bousquet est assassiné. Son ami-président déplore qu’il ait été « privé de sa défense » (sic).

De son côté, La Dépêche tient bon dans le mensonge. À sa mort, Évelyne Baylet rassure son lectorat, minimisant à souhait le rôle de cet homme, si proche autrefois et devenu infréquentable. Le 12 septembre 1994, les semi-confidences de Mitterrand sur sa relation avec l’ancien collabo obligent à nouveau la patronne à réagir. Droite dans ses bottes et assurée de la loi du silence qu’elle impose dans la région, Baylet se déplace sur le plateau de TF1 et le quotidien se fend de quelques lignes le lendemain : « René Bousquet siégea jusqu’en 1971 à l’occasion de 3 ou 4 réunions annuelles du conseil », « il n’a jamais occupé de fonctions » autre que celle d’administrateur. Circulez… ça vaut mieux pour vous.

Quelques mois plus tard, Pascale Froment sort la biographie de René Bousquet, révélant son rôle à La Dépêche, même si elle se heurte au refus d’Évelyne Baylet de lui donner sa version ou de lui permettre l’accès aux archives du quotidien. Le travail de l’historien Henri Lerner est lui aussi en partie (auto) censuré (18). Son travail journalistique est néanmoins inattaquable, et devient la référence. La direction du journal fait le dos rond, et ce livre parisien ne l’éclabousse pas outre mesure. En 2001, le nouveau patron Jean-Michel Baylet réagit différemment lorsque l’ancien élu toulousain Claude Llabres tente de sortir un livre sur le passé vichyste de La Dépêche et l’intégration de René Bousquet (19). Le directeur des Éditions du Rocher abandonne la veille de la sortie du bouquin, suite à de « très fortes pressions » (20) de la part du groupe La Dépêche. C’est Fayard qui accepte de reprendre le flambeau. Encore une fois, le black-out médiatique dans la région permet à La Dépêche de s’en tirer ; le livre ne fait pas l’esclandre qu’il devrait. Baylet peut continuer de falsifier l’histoire dans ses pages ou dans d’autres médias. Seul l’hebdo Tout Toulouse donnera échos au livre et à son auteur : mal lui en a pris, Baylet le traîne au tribunal et le condamne.(21)

Le bon dos de la République

Dans son livre paru en 2002 (22), Félix Torrès arrive à point nommé pour réécrire l’histoire une bonne fois pour toutes, et redorer ainsi le blason en lambeaux de La Dépêche. S’il concède quelques égarements de ci de là, parler de collaboration à propos de cette institution est une « injure » à « son histoire dont elle peut être fière, celle d’un journal en république ». On croirait du Jean-Michel Baylet dans le texte (23). L’historien est en opération de réhabilitation : la brochure des organisations de la Résistance (24) est qualifiée de « réquisitoire partial et violent », quant à Claude Llabres, il « ressuscite, par ses approximations et ses montages hasardeux, la pratique des pamphlets staliniens » ! Enfin, Bousquet est évacué en deux pages (sur 900 au total), comme un détail de l’histoire. Bien entendu La Dépêche fait l’éloge du travail réalisé par cet historien qui s’est déjà mis au service de Danone, Alstom ou des « banquiers d’avenir » de BNP.

Pourtant l’Histoire mérite beaucoup mieux. Et ce n’est pas avec ce genre de travaux ou les dénégations répétées de la famille Baylet qu’on peut comprendre l’itinéraire d’un haut fonctionnaire qui s’est appuyé sur des personnalités (Maurice Sarraut, Jean Baylet, Pierre Laval, François Mitterrand) tout au long de sa carrière, pour passer du radical-socialisme à la « révolution nationale », de la contribution à la solution finale jusqu’à La Dépêche du Midi. Toujours au service de la « République ».

Texte : Emile Progeault / Illustrations : Marjorie Calle

1 : Selon Pascale Froment dans sa biographie René Bousquet (Ed. Stocks, 1994), ou d’après Le Monde, qui affirme que « Jean Baylet l’avait connu dans l’entourage des Sarraut avant-guerre » (10/06/93).

2 : Dans René Bousquet, cf note 1.

3 : Le 22 août, télégramme aux Préfets : « Vous n’hésiterez pas à briser toutes les résistances que vous pourrez rencontrer dans les populations ». Le 30 août : « Poursuivre et intensifier opérations police en cours avec tout personnel police et gendarmerie disponible. Recourir à rafles, vérifications d’identité, visites domiciliaires, perquisitions. »

4 : Les caméras des « Actualités françaises » ont immortalisé sa poignée de main avec le dignitaire nazi Heydrich le 22/05/42.

5 : L’archevêque de Toulouse, pourtant pétainiste, ordonne la lecture d’une lettre de protestation dans la plupart des églises du diocèse le 23 août 1942. L’évêque de Montauban lui emboîte le pas dans son secteur le 30 août 1942 : « Les mesures antisémites actuelles sont un mépris de la dignité humaine, une violation des droits les plus sacrés de la personne et de la famille. »

6 : Cf épisode 2, « La Dépêche sous l’Occupation : un naufrage annoncé », L’Empaillé n°7.

7 : Cité par Pascale Froment, l’historien Denis Peschanski affirme que de mai 42 à mai 43, 16 000 personnes sont arrêtées dont 4800 internées.

8 : Selon le journaliste Eric Conan, « René Bousquet : mort d’un collabo », L’Express, 10/06/93.

9 :  Le groupe communiste refusait « de s’associer à une œuvre caractérisée par la mise en liberté des collaborateurs » et dénonçait que « la majorité de l’Assemblée a écarté un élu communiste de la vice-présidence de la Haute Cour ».

10 : Le procès Bousquet, Robert Badinter, Fayard, 2022.

11 : Ibid note 2.

12 : Il sera écarté de la direction par le duo Baylet-Bousquet en 1967.

13 : Dans Une jeunesse française, Pierre Péant, Fayard, 1994.

14 : Le Monde, 10/06/93, cf note 1.

15 : Eric Conan, « La vraie vie de René Bousquet », dans La Traque des criminels nazis, dir. Serge Klarsfeld, Ed. Tallandier, 2013.

16 : Film de Laurent Heynemann, 2006.

17 : Selon le journaliste Stéphane Denis, cité dans « L’assassinat de René Bousquet », Le Monde,10/06/93.

18 : Sa thèse sur l’histoire de La Dépêche, écrite en 1975, était amputée de sa partie « Au temps de Vichy et de l’occupation » aux archives de Toulouse, suite à un accord entre l’historien et Baylet qui lui avait donné accès à ses archives à cette condition. Nous avons retrouvé cette partie dans l’original de la thèse, aux archives de Nanterre, dont nous avons publié des extraits dans l’épisode 2 (cf note 6).

19 : La Dépêche du midi et René Bousquet, un demi-siècle de silences, Ed. Fayard, 2001.

20 : Le Monde, 28/02/01.

21 : Puisqu’ils ne peuvent pas contredire les faits rapportés par Claude Llabres et Tout Toulouse, les avocats de Baylet vont attaquer l’hebdo sur une tournure de phrase. L’extrait poursuivi est le suivant : « Dans son livre, Claude Llabres s’interroge (…) sur le fait que les deux dirigeants ont été conduits en Allemagne (…) non pas en tant que résistants mais en tant que notables, et rappelle que René Bousquet (…) fut « déporté » dans une confortable villa d’Allemagne (…)». Ils font valoir que cet extrait pourrait mettre en comparaison la déportation de Baylet à celle de l’ancien chef de la police de Vichy, et ainsi nuire à la mémoire de l’ancien dirigeant de La Dépêche

22 : La Dépêche du Midi ; histoire d’un journal en République, 1870-2000, Hachette.

23 : Le 26 juin 1997, La Dépêche publie une envolée du patron : « nous sommes fiers de notre histoire. Elle se confond largement avec celle de la République ».

24 : La résistance présente La Dépêche, brochure cosignée par plusieurs organisations, mouvements et partis de la Résistance. En ligne sur www.cras31.info/IMG/pdf/1945.

NB : Outre de nombreuses sources citées dans les volets précédents, cet épisode se base aussi sur Les juifs à Toulouse et en midi toulousain au temps de Vichy (Jean Estèbe, Presses universitaires du Mirail, 1996), La Dépêche, Journal de la démocratie (thèse complète d’Henri Lerner déposée à la bibliothèque universitaire de Nanterre, 1978), L’Énigme Bousquet, (de Gérard Carreyrou et André Annosse, France 3, 2012), Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours (La Découverte, 2009).