Numéro 8 régional

De AZF à Lubrizol

Les industriels jouent avec le feu… et s’en lavent les mains

 

31 morts, 22 000 blessés, des dizaines de milliers de logements touchés : la politique de réduction des coûts mise en place chez AZF-Total s’est retournée contre la population toulousaine, ce 21 septembre 2001. La multinationale cherchera ensuite par tous les moyens à semer le doute sur sa responsabilité grâce à une véritable machine de guerre, que ce soit en terme de communication ou au niveau judiciaire avec pas moins d’une dizaine d’avocats et des équipes entières de juristes en arrière-plan. Retour sur un scandale avec Philippe Saunier, de la fédération chimie de la CGT.

 

Quand on questionne les Toulousains sur l’origine de l’explosion dans l’usine AZF qui a ravagé la ville, la majorité d’entre eux répondent qu’on ne saura jamais. De ce côté-là, on peut dire que Total a gagné. Pourtant l’entreprise AZF en tant que personne morale a été condamnée, tout comme son directeur local. Il n’y a donc plus d’interrogation à avoir. Cela mérite d’expliquer comment la multinationale et sa filiale ont réussi à enfumer la population.

Cacher la vérité

Les grandes entreprises préparent les éléments de communication en cas d’événement majeur avant même qu’il ne se produise. Dès les premières heures, les déclarations parlent ainsi de « catastrophe » pour induire une part de fatalité, d’impondérable, et faire la distinction avec un accident industriel. Tous les cadres sont convoqués à Paris pour apprendre ce qu’ils doivent dire ou ne pas dire. Le PDG affirme qu’il n’acceptera pas « qu’on mette en cause le professionnalisme des équipes » pour, de façon perverse, les désigner et les culpabiliser, tout en prétendant les protéger. C’est ce que j’appelle la stratégie du pédophile.

Dans tous les accidents qui donnent lieu à un procès, sans exception, l’entreprise fait tout pour paraître innocente en déformant les faits, en créant du doute, de l’ignorance, en dirigeant les responsabilités vers un sous-traitant, un lampiste. Ainsi encore aujourd’hui, l’incendie de Lubrizol à Rouen en 2019 est placé sous le sceau du mystère, après trois ans d’enquête judiciaire.

Les mois précédents l’explosion d’AZF, les délégués syndicaux avertissent à plusieurs reprises de la dégradation des conditions de sécurité et d’hygiène, liée au recours massif à la sous-traitance. Ces multiples alertes sont consignées dans les procèsverbaux du Comité d’entreprise (cf ci-contre). Même le directeur reconnaît alors le laisser-faire et le manque de contrôle des sociétés extérieures sur le site. Si ces mises en garde avaient été prises en compte, il n’y aurait pas eu cet accident.

Après l’explosion, le procureur et le juge d’instruction ne jugent pas utile de déterminer et de protéger une « scène de crime ».  Les cadres de Total ont alors tout le temps nécessaire pour s’occuper, avant les enquêteurs judiciaires, des contenus des ordinateurs, des inventaires des stocks et même des témoignages qu’ils recueillent avant la police (1). Au moment d’être entendus officiellement, des témoins sont devenus amnésiques. C’est le cas du salarié sous-traitant qui vidait les fonds de sacs sans connaître leur contenu.

Ce laisser-faire a été possible car dans la tête des autorités, Total est au-dessus de tout soupçon. Pour l’incendie de Lubrizol, l’histoire se répète : la police scientifique va pour la première fois sur le terrain 12 jours après l’incendie. Elle se plaindra que les lieux ont été nettoyés…

Les jours suivants l’explosion d’AZF, les grands médias volent au secours de Total pour intoxiquer la population. Paris Match affirme la présence d’un fondamentaliste religieux, une victime décédée pourtant nullement intégriste. Le Figaro, Valeurs Actuelles, Le Point, l’Express mais aussi Charlie Hebdo dirigent l’opinion sur de fausses pistes. Tout y passe, un mystérieux arc électrique dans le ciel, l’origine de l’accident située dans l’usine voisine, un attentat terroriste, des vestiges de matériel militaire de la grande guerre, une fusillade la veille… Tous les fantasmes sont savamment alimentés pourvu que cela ne soit pas un accident industriel.

Pendant que les enquêteurs de police pataugent, Total fait faire discrètement une étude à Henri-Noël Presles, une pointure en détonique du CNRS, en lui amenant deux produits. Lequel conclue que leur mélange produit automatiquement la réaction fatale. Il s’agit de fonds de sacs différents, qui étaient confiés à une entreprise sous-traitante nommée Surca, présente sur le site d’AZF pour recycler les contenants et éliminer les contenus résiduels. C’est une indiscrétion qui déclenchera une descente de police dans les locaux du CNRS pour saisir l’étude et avoir accès à cette information cruciale. La justice a bien failli ne jamais rien savoir.

Total s’achète un juge

Pour illustrer cette puissance de feu de Total, voici l’histoire de Jean-Louis Bruguière, juge anti-terroriste. À l’époque, le directeur de l’enquête est le commissaire Saby, qui le rencontre pour recueillir son avis sur l’hypothèse d’un attentat, lequel lui répond que cette piste ne tient pas. Par la suite, Bruguière part en retraite et est embauché comme consultant par…Total, pour la modique somme de 100 000 euros. Plus tard, il témoignera à la barre à la demande de Total (2), en oubliant de signaler son nouveau job mais en insistant sur le fait que la piste terroriste… n’a pas été traitée sérieusement à l’époque. Alzheimer, corruption ou remords, à vous de choisir.

Dans l’arsenal des soutiens de Total, on va trouver un syndicat, la CGC, pour épouser la théorie de l’accident non industriel. Elle bataille avec force lors des différentes audiences. Une force sortie d’un chapeau quand on sait qu’avant l’explosion, ce syndicat ne trouvait pas les moyens d’ouvrir la bouche dans la plupart des réunions officielles. C’est leur avocat qui sort les propos les plus nauséabonds lors des audiences. À la barre, il fait des acrobaties pour établir une relation entre un salarié d’origine d’Afrique du Nord décédé sur le site avec Mohamed Merah, le tueur intégriste de Montauban, alors que ce dernier avait 11 ans en 2001.

D’autres syndicats préfèrent ne pas se mouiller. Ce fut le cas de FO, pourtant présent dans l’usine. La CFDT se constituera partie civile, mais sans jamais produire un seul document, ni faire citer un témoin ou un expert.

Poussant toujours plus loin les manipulations, l’entreprise arrive à ranger une partie importante des salariés à cette théorie du mystère sur fond de culpabilisation et de chantage à l’emploi. Pour ce faire, elle instrumentalise une association des anciens de l’usine. Alors que la direction n’en voulait pas au départ, du jour au lendemain, cette association voit arriver tous les cadres de l’usine qui y adhérent et modifient ses orientations. Elle agit ensuite comme outil de propagande en mettant en avant l’impossibilité d’une origine « chimique » à cet accident. 

Que vous soyez puissant ou misérable

Total possède une puissance juridique et financière lui permettant d’utiliser tous les moyens et toutes les astuces pour faire durer la procédure : le premier procès de quatre mois n’a lieu qu’en 2009, un autre en appel de quatre mois se tient en 2012, un jugement de la cour de cassation renvoie vers un nouveau procès de quatre mois en 2017, puis une deuxième décision de la cour de cassation siffle enfin la fin de la récré, 17 ans après, en 2018. Lors du premier procès en 2009, toutes les chaînes de télé, les grands journaux sont là. En 2018, lors de la décision de justice définitive, des grands médias comme Le Monde, n’ont pas rédigé une seule ligne. À croire que ce serait devenu un événement sans intérêt.

La stratégie des grands groupes peut payer. On parle beaucoup de Seveso, une ville italienne victime d’une fuite de dioxine d’une usine du groupe Hoffmann-Laroche, en 1976. Pourtant l’entreprise n’a jamais été condamnée, faute de preuve. Pour l’entreprise privée Tepco, responsable de la centrale nucléaire de Fukushima, il n’y a eu aucune condamnation au pénal.

Pour AZF, les associations de victimes et de l’environnement auront l’intelligence, avec la CGT, seul syndicat à batailler, de se rapprocher et d’unir leurs forces face à un adversaire si puissant. Ils obtiendront que la lumière soit faite et que l’entreprise soit condamnée, ce qui n’était pas du tout acquis d’avance. L’origine de l’explosion à Toulouse vient du fait qu’AZF avait recours à trois entreprises sous-traitantes livrées à elles-mêmes : elles avaient du personnel non formé, chargé distinctement du nettoyage, du transport, du stockage des différents produits non conformes et des rebuts de l’usine. La désorganisation et l’ignorance conduiront à mélanger un produit chloré à de l’ammonitrate déclassé. C’est ce qu’on peut lire, en résumé, dans le jugement final.

À qui le tour ?

Sur le plan politique, celui de la prévention des risques industriels, où en est-on plus de 20 ans après ? En 2002, la commission d’enquête parlementaire sortira un bon rapport, adopté à l’unanimité, avec 90 propositions. La loi dite Bachelot ne les reprendra que très partiellement et offre tous les moyens de les contourner.

En 2009, Sarkozy fait supprimer la demande d’autorisation d’exploiter, pour certaines installations classées. De ce fait, il n’y a plus d’études de danger à réaliser, ni d’enquête d’utilité publique, ni de consultation du Conseil Départemental de l’Environnement, des Risques Sanitaires et Technologiques. En 2014, sous Hollande, arrive la « simplification réglementaire ». C’est la fin de la notice d’hygiène et sécurité, le seul document qui traitait de l’organisation du travail, avec les effectifs nécessaires, les formations, etc.

Macron enfonce le bouchon. Exit les CHSCT (3), y compris sur les sites classés Seveso 2. Il élargit encore les dérogations pour permettre au préfet d’accorder seul des autorisations d’exploiter sans passer par la procédure complète. C’est exactement ce qui s’est passé pour l’extension de stockage de produits chimiques chez Lubrizol, peu avant l’incendie. On découvrira ensuite que la zone de stockage au départ du feu ne disposait pas des dispositifs classiques de prévention : récupération des fuites, réseau incendie, détection incendie, matériel ATEX (4), etc. Plus récemment, Macron a déclaré vouloir « accélérer » les procédures pour l’installation de nouvelles centrales nucléaires. De nouveaux coups de ciseaux dans la réglementation sont à prévoir…

Avec cette régression sur les dispositions réglementaires censées protéger les salariés et les populations, ajoutée à la non-application des textes existants, la progression des emplois précaires, sous-traités et la réduction des effectifs de surveillance et d’intervention, une conclusion s’impose : la situation aujourd’hui est pire qu’en 2001, lors de l’explosion dans l’usine Total/AZF.

Texte : Philippe Saunier, militant CGT chez Total et témoin au tribunal / Illustration : Alys

 

1 : Deux mois après le drame, la PJ s’oriente vers la piste de l’explosion chimique et finit par s’intéresser à un mélange de matières incompatibles dans le hangar 221. De son côté, les enquêteurs de Total n’ont pas attendu deux jours pour interroger, seuls, le dernier salarié à avoir pénétré le hangar 221. À la barre en 2017, le commissaire Robert Saby dénonce le rôle « clandestin » joué par ces enquêteurs, et une scène de crime « sabotée ». Source : 20 minutes, 24/01/17.

2 : « Affaire AZF : mandaté par Total, l’ex-juge Bruguière s’obstine à relancer la thèse terroriste », Médiapart, 7/02/11.

3 : Comité d’Hygiène, de Sécurité et de Conditions de travail.

4 : Matériel conforme à la réglementation Anti-Explosion, ne produisant aucune source d’ignition.

Extraits des procès-verbaux de comité d’établissement d’AZF

Serge Biechlin est à l’époque le directeur de l’usine, toutes les autres personnes citées sont des délégués du personnel.

M. Biechlin : « Concernant les entreprises extérieures nous ne sommes pas bons du tout puisqu’il y a eu 5 accidents avec arrêt… » – M. Fortet (CGT) : « Vous allez pouvoir supprimer 10 personnes en sous-traitant encore. (…) Il ne faut pas sous-traiter les fonctions stratégiques de l’entreprise. » [PV du 19 janvier 2000].

M. Faloppa (CGT) : « Vous dites que les entreprises extérieures ont eu de mauvais résultats mais depuis le début de l’année 1999 leurs conditions de travail ne se sont pas améliorées. [Les sous-traitants] travaillent dans des conditions dangereuses. » – M. Biechlin : « Notre relation avec les entreprises extérieures n’est pas bonne. On les laisse trop faire sans contrôle. » [PV de février 2000].

M. Casse (CGT) : « Du fait du changement de personnel dans cet atelier, pendant un certain temps il faudrait faire attention parce que les anciens avaient une certaine expérience que les nouveaux n’ont pas. Il risque d’y avoir des accidents du travail à cause des produits manipulés au service ACD. » – M. Fortet : « D’autant plus que leur responsable est lui aussi nouveau et en plus il est jeune. Vous avez cherché à faire des économies c’est tout. » [PV de mars 2000].

M. Biechlin : « Cet atelier n’est pas plus vétuste que d’autres. Malheureusement, le nitrate est un produit traître. » [PV de CE du19 mai 2000]

M. Seguin (CFDT) : « L’intérimaire qui s’est brûlé ne connaissait pas le produit en question et le fait qu’il est dangereux l’été à cause de la transpiration. » – M. Faloppa : « Rouen comme Toulouse rencontre (et rencontrera) de plus en plus de problèmes et ce depuis que pratiquement toute la maintenance est passée à la sous-traitance. Ils sont allés trop vite et trop loin. » [PV du 21 juillet 2000].

M. Mignard (CGT) : « On tire partout sur la corde, aussi bien sur les chantiers que partout ailleurs. Nous rencontrons d’ailleurs les mêmes difficultés avec l’entreprise extérieure des manutentions ou celle du nettoyage. Il suffit d’entendre ensuite les plaintes du personnel de ces entreprises pour comprendre où se situent les vrais problèmes ». [PV du 20 septembre 2000].

M. Baggi (CGT) : « Ne serait-il pas intéressant de suivre mois par mois les quantités de déchets solides issus de l’usine ? » – M. Biechelin : « Aucun intérêt. » [PV du 21 novembre 2000].

M. Falloppa : « Certains salariés d’entreprises extérieures ont embauché à 8 heures pour finir à 22 heures, soit plus de 12 heures de travail. Ils sont hors la loi. » [PV du 22 février 2001].

M. Gianotti (CGT) : « À force de chercher à faire des économies sur les contrats de sous-traitance avec TMG on est dans un cas d’espèce. (…) La plupart des anciens salariés sont partis laissant la place à d’autres qui débarquent. Ils sont envoyés sur les chantiers sans formation. Ils commettent des erreurs. » – M. Biechlin : « On va avoir une inflation importante de salariés de TMG. Nos sous-traitants s’en vont ailleurs. Cela nous pose un vrai problème. » – M. Arcizet (CFDT) : « Organisation TMG : C’est quand même la panique. » [PV du 20 juin 2001]

21 septembre 2001 : Explosion d’AZF, dans la zone de gestion des déchets chimiques, dont s’occupent des entreprises sous-traitantes. Après 18 ans de procédure judiciaire, le directeur Serge Biechlin est condamné à 15 mois de prison avec sursis pour homicides involontaires, la filiale de Total à 225 000 euros d’amende. Le jugement évoque des « négligences » et des « fautes caractérisées ».