Numéro 8 régional

C’est combien pour la musique ?

Questions autour du prix libre, et un peu au-delà.

Parfois, lors d’un échange marchand, le rituel se retourne sur lui-même et ce n’est plus le vendeur qui décide du prix mais l’acheteur qui va évaluer ce qu’il donnera en contre-partie du bien proposé. Cela se fait d’un commun accord, à priori. Ce mode d’échange, on l’appelle prix libre. À la base, il concernait principalement les lieux accueillant des publics précaires et s’est logiquement développé dans les squats. Il est depuis largement pratiqué dans les lieux alternatifs où on organise des repas, des activités militantes, des évènements de soutien, et de plus en plus de concerts : salles indépendantes, lieux collectifs, cafés associatifs, collocations activistes…

C’est là qu’évolue le musicien underground, qui a une nécessité absolue de créer, d’exprimer son truc, de faire voyager sa musique. Il n’est pas un amuseur public ou un animateur de soirée mais plutôt un missionnaire, un troubadour des temps modernes. Coûte que coûte il doit jouer, il veut traverser la France dans un véhicule qui passe de justesse au contrôle technique, il veut se produire devant vingt personnes dont une bonne douzaine reste tout près du bar, il veut dormir sur un matelas très fin dans un dortoir certes « safe zone » mais bruyant car peuplé de ronfleurs et pas très loin d’une sono qui continue, à cinq heures du matin, de diffuser une bonne vieille techno à un volume relativement élevé pour l’heure. Il est aguerri, il sait où il va, il aime ça au final, il connaît les règles du jeu, il ne court pas après le fric ni la gloire, parfois il rencontre un petit succès, il y a du monde, les gens applaudissent, achètent des disques, des cassettes, des pin’s. Ça, il ne peut pas le faire dans les SMAC (Scène de Musiques Actuelles) et autres salles subventionnées qu’on trouve un peu partout sur le territoire. Ces salles, elles n’en veulent pas de sa musique cheloue, de son nom pas connu du tout, de ce musicien non-professionnel.

Symbole-hic

Heureusement, pour le musicien underground, il y a ce réseau qu’il a par ailleurs souvent contribué à créer, vaste maillage de lieux tous plus chouettes les uns que les autres. Dans n’importe quel coin, ville ou cambrousse (fin fond des Cévennes, Finistère Sud, Plateaux des Mille Vaches, Metz ou Niort – oui même Niort !), on trouve de ces endroits qui accueillent le musicien et son potentiel public. On y mange et on y boit de bonnes choses pour pas cher, on y est pas bousculé, la bienveillance est mot d’ordre, on y découvre des trucs musicalement insoupçonnables, des fêtes peuvent y marquer des vies, sceller des histoires, illuminer des semaines. De vraies alternatives à l’univers normé et capitaliste s’y déploient, réconfortantes et vivaces. La plupart du temps les modalités d’existence de ces lieux y sont débattues, même si souvent elles sont spontanées et semées d’embûches. Autonomie, genre et sexualités, déconstruction, écologie, décroissance, autogestion, tout y est régulièrement questionné, structuré, réfléchi.

Un grand absent néanmoins de ces réunions et autres assemblées générales : le fameux prix libre. On a constaté qu’une fois acté pour un premier concert, il n’en bouge plus alors que, si à certains moments il fonctionne plutôt bien, à d’autres il pourrait être re-débattu.

Et s’il nous titille aujourd’hui, c’est qu’en parler est difficile.Tenons en pour preuve les nombreuses discussions immédiatement avortées autour de celui-ci, ainsi que son édifiante absence de tout ouvrage critique, étude sociologique ou article concernant la contre-culture et ses modes opératoires, à de très rares exceptions près.

L’interroger ici revient à interroger nos pratiques, notamment dans ce qui semble évident et instauré, dans ce qui ne se remet plus en cause. Et parce que c’est un vrai sujet, pragmatique comme idéologique, il mérite d’être questionné, car il nous apparaît parfois comme une intrigue ; un mode parfois totalement justifié, parfois bien à côté de la plaque. Même dans les milieux alternatifs il y a des atavismes. Le prix libre n’en est qu’une illustration ; d’autres sujets délicats pourraient l’accompagner ici, mais restons focus sur ce paradigme.

Nous ne remettons pas en cause ici le bien fondé des bases théoriques du prix libre et ses vertus, qui sont nombreuses, et qui s’entrelacent. Sur le papier il permet l’accessibilité à toutes et tous, il invite les gens qui hésitent à faire le pas, il débloque certaines inhibitions. Il propose une alternative anticapitaliste à la fixité, et idéalement il permet une réflexion sur la place de l’argent en questionnant le rapport valeur-prix.

Lorsqu’il fonctionne, il est vraiment opérant, et on peut tirer une certaine fierté d’avoir un peu fait la nique au modèle unique d’échange. Mais comme tout système, car il est érigé bien souvent en système, il n’est pas infaillible ; il ne fait pas systématiquement ses preuves. Or, pour avoir éclusé bien des lieux (en tant qu’organisateur, spectateur ou artiste), nous avons observé que parfois cela ne marche pas, notamment dans sa forme la plus stricte et minimale : un chapeau ou une boite posée, accompagnée d’un écriteau stipulant « entrée prix libre ». Et cette pratique, où et quand elle ne porte pas ses fruits, est rarement remise en cause. C’est cela qui est étrange. Si une tireuse fait trop ou pas assez de bulles, on en change. Si la sono déconne, on la répare, si le hardcore c’est trop bruyant pour les voisins on programme des trucs acoustiques, si à 22h les flics déboulent on commence à 19h et le public change ses habitudes. Les lignes bougent en permanence. Mais si l’organisation peine à payer/défrayer les groupes, si tout le monde tire la langue, si la rentrée d’argent est une source d’angoisse ou de stress, pourquoi ne repense-t-on pas le principe du prix libre ?

Un prix libre, coûte que coûte ?

Rares sont les lieux qui s’accordent des allers-retours entre prix libre et prix fixe selon les nécessités. Les habitudes sont prises, tant par l’équipe organisatrice des événements que par le public. Au delà donc de son efficacité contextuelle ou non, ce qui nous intrigue ici c’est son statut si spécifique ; son inquestionnabilité révélerait-elle une aporie théorique et politique dans nos pratiques ? Peut-on parler alors d’un impensé, sans être trop négatif, et sans tomber dans une critique réactionnaire qui exigerait le retour aux bonnes vieilles valeurs d’échange traditionnelles ?

C’est le point de vue épistémologique qui nous intéresse ici ; observer un état de fait et de le disséquer, et ce malgré les résistances inconscientes du milieu dans lequel il perdure, et dont nous faisons partie.

Qu’est-ce finalement qu’un objet qui ne supporte pas son analyse, sinon quelque chose de très chargé symboliquement, tel l’argent qui, chargé d’enjeux pulsionnels, se retrouve ici dans le camp des refoulés ? Nous pensons que le prix libre, tel qu’il est pratiqué dans le milieu musical, revêt avant tout une valeur symbolique, d’avantage qu’une réelle fonction sociale égalitaire.

En effet, un prix fixe, raisonnable et n’excédant que très rarement les cinq euros, n’est pas un frein au fait d’aller à un concert. Ce n’est pas tant le prix qui va inhiber un potentiel spectateur que l’engagement que cela lui coûte. La prise de risque n’est pas financière, mais réside plutôt dans l’inconnu ; la plupart du temps il ne connaît pas l’artiste qui va se produire. Donc notre potentiel spectateur ne sait pas s’il va aimer, s’il ne va pas dépenser 5 euros pour quelque-chose dont au final il pourrait bien se passer. Mais pour retrouver les amis, ou rencontrer de nouvelles personnes et pourquoi pas l’amour de sa vie, il faut qu’il aille là où cet artiste underground se produit, c’est là que ça se passe. Les boites de nuit c’est pas trop son truc, les fêtes votives ça craint, les gros concerts dans les grosses salles c’est bien trop cher, l’ambiance est impersonnelle, le son est souvent mauvais, payer une cannette 4 balles pour finir par se faire virer par les vigiles à peine le concert terminé, merci.

Donc le prix libre autorise le potentiel spectateur qui doute à faire le pas et à aller à la rencontre du musicien underground. Voilà l’une de ses qualités.

Néanmoins, l’alternative au capitalisme via le prix libre est toute relative. D’une part la relation vendeur-acheteur n’est pas absente, l’argent, même décentré est toujours présent, et on trouve désormais de nombreux prix libres dirigistes ou incitatifs : prix libre mais nécessaire, prix libre et conscient, prix libre 5 euros c’est bien, prix libre mais pas radin ; tout cela est quand-même plein de sous-entendus, non ?

D’autre part un prix libre ne l’est jamais totalement, il s’inscrit dans une rhétorique monétaire, quand bien même il voudrait s’en affranchir ; il nous apparaît ici comme un bel oxymore.

Parfois même, et contre son gré, il amplifie en négatif le rapport complexe à l’argent, et engendre de nouvelles problématiques : culpabilité, doute (est-ce que je donne trop ou pas assez ? je suis mal à l’aise avec cela), triche ou fausse nonchalance (combien passent devant et font semblant de ne pas le voir ?).

Un (mauvais) plan comptable ?

Même lorsqu’il est accompagné d’une pédagogie (parfois un chouïa misérabiliste) – on trouve maintenant souvent des explications qui disent à quoi va servir l’argent récolté par le prix libre – il ne s’affranchit pas du tout du poids de l’argent, de son omniprésence, de son spectre.

Cette information pédagogique place même l’artiste dans une drôle de position, celui qui doit justifier de ses frais, dans une grande transparence au regard du public, celui dont on peut tout savoir. L’artiste a fait tant de kilomètres, il a payé tant d’essence et d’autoroute, on lui donne au minimum la somme correspondante, ce qui équivaut au strict défraiement, à partir duquel il ne paie pas de sa poche pour venir jouer. On ne compte évidemment pas les frais d’entretien du véhicule (quand celui-ci n’est pas loué, il appartient à l’artiste), la restauration pendant les trajets (on peut manger « gratuitement » dans les stations services, mais on ne survit pas longtemps à ce régime là), le temps passé à répéter, à rouler des heures… On a passé l’artiste au crible comptable, mais on a pas tout compté.

Une fois, lors d’une réunion au sein d’un lieu alternatif, alors que nous proposions d’organiser un concert avec un groupe à payer un peu plus que d’habitude, nous avons entendu d’un camarade militant : « Mais moi je connais des groupes qui veulent jouer gratos ». Peu importait le contenu, ce que proposait mon interlocuteur, c’était un groupe gratuit, c’était le critère, finalement le seul valable. Nous fûmes choqués et abasourdis. Nous avions une proposition artistique, nous pouvions la défendre pendant une heure, nous enflammer, et nous savions qu’il fallait un peu d’argent pour faire venir le groupe, vraiment pas une somme inatteignable, mais suffisamment pour questionner le prix libre le temps de cette soirée, réflexion qui fut évacuée de fait. Le groupe qui nécessitait plus d’argent, c’était douteux, certain-es suspectaient, en écho au premier interlocuteur, la volonté pour ce groupe de profiter du réseau underground. Les bras nous en tombaient. La question de l’argent devenait l’obstacle, la maladie honteuse, l’inabordable.

On sait que dans les milieux alternatifs l’anticapitalisme est un fer de lance, mais malheureusement parfois, par fougue, il tombe dans une espèce de parodie de lui-même, et certain-es font comme si, dans ce réseau, on pouvait vivre dans une bulle hermétique.

Gagner sa vie avec des légumes cultivés dans son jardin, fabriquer et vendre des objets artisanaux, brasser de la bière bio locale, ça c’est ok, mais les artistes eux ne doivent pas se salir les mains avec l’argent. L’art, ça doit rester désintéressé, généreux. L’art doit rester pur. S’il doit être rémunéré, c’est au prix libre. C’est alors mal connaître tout un monde, celui de la création, et la cantonner au statut de passe-temps.

Donnant-donnant ?

Lorsqu’il est livré à lui-même, le prix libre, le vrai, ne fonctionne pas, la cagnotte récoltée est toujours décevante et l’organisation comme les artistes en pâtissent. Alors il faut quelqu’un derrière le prix-libre, quelqu’un derrière le symbole, qui le ramène au réel : incitation, insistance, flicage, finalement il faut un-e caissier-e ! Et là, il est moins libre, car chaque personne qui passe devant se sent obligée de mettre la main à la poche. Effectivement, elle peut encore donner ce qu’elle veut ou peut, d’un billet de 10 à quelques centimes. Nous pensons que la hauteur du don est rarement tributaire du seul pouvoir d’achat du donneur.

Parfois, bien sûr, il marche très bien, des gens donnent plus, etc. De nombreux exemples le montrent, et on est parfois surpris des bénéfices générés par le prix libre. Mais là n’est finalement pas le fond du problème, ou de notre présente problématique.

En effet, contrairement aux apparences, nous ne tenons pas à parler ici tant d’argent et de sommes récoltées après un concert, mais nous tentons, et c’est ardu et délicat, d’aborder plutôt la question du rapport à cet argent, et même au-delà de ça, du rapport à l’économie, au désir, à ce que l’on investit de soi dans telle ou telle chose. De la légitimité, de la honte, du fantasme, de la place de l’art, de la difficile porosité parfois entre certains mondes pourtant si proches.

Ce prix libre, utilisé à tort et à travers, de façon systématique, serait-il l’arbre qui cache la forêt ? Serait-il un rempart qui nous protégerait de notre rapport complexe et trouble à l’argent ? Ne serait-il pas, lorsqu’il reste à cet état d’impensé, qu’un mode réactif à la brutalité du système capitaliste libéral ultra-violent, utilisant finalement en décalé les mêmes outils ? N’en reste-t-on pas, avec lui, à la question de « combien ça vaut ? », évaluée encore et toujours à la lumière de l’argent plutôt qu’à la lumière du cœur ?

Alors que payer pour la création, pour la musique, surtout lorsqu’elle est humble et qu’elle vibre dans ces interstices de vie, cela devrait être un acte fort, un bel investissement dans quelque chose d’inquantifiable, d’inestimable, on devrait le faire (lorsqu’on le peut évidemment) avec fierté, avec revendication. On devrait lâcher sans compter ce qu’on pense posséder. Accueillir surtout, accueillir l’autre en l’artiste, avec son flot d’inconnu, son potentiel révolutionnaire, la joie qu’il charrie, le plaisir et l’inouï. Lorsque l’artiste est bon, il active le désir, agrandit le champ de vision. Sinon il ne sert à rien, et là on peut le foutre dehors. Il faut que la nécessité créatrice rencontre le désir de celui ou celle qui la reçoit. Je paye pour l’art, je donne de moi surtout, car il me le rend au centuple, il m’élève, il me donne une raison de supporter tout le merdier.

Nous avons l’art pour ne point périr de la vérité. Nietzsche

 

Texte : Jo / Collages : Le chat bleu