Numéro 8 régional

La Famille – par Le Sabot

Chiens-Frères

illustration : Thomas Greffard

Je venais de badger au portique de sortie.
21h14
J’avais pas traîné pour me changer.
« Quelle journée de Chien ! » me lança Tony pour me rassurer. J’en avais plein le dos. Avec mes six mois d’ancienneté, je pesais pas lourd de courage devant ses 20 ans de boutique.

J’imaginais dans ses paroles tout un discours.
« Chiens en batterie, surveillés à coups de badges, de stats vicelardes Chiens-forçats, à se noircir le sang et les os pour la Grande Machine Chiens-soldats. Boom ! Un bombardement, éclats d’obus, rapides licenciements. »

Je lui répondis juste : « Tu l’as dit ! »
Tony était en charge de la première machine de notre ligne de production, la ligne J. Sa lumière était restée rouge vif une bonne partie de l’aprem, et on l’avait vu se démener dans tous les sens, le corps parfois entier dans la gueule de sa bécane d’enfer pour la réparer.
Ça aurait pu foutre en l’air nos stats du jour, le nombre de roues dentées conformes à usiner. Mais secrètement, tout le monde à notre ligne garde dans son casier des roues dentées en rab, pour rattraper les stats des mauvais jours. Si deux mauvais jours se succédaient alors là on était cuits, bons pour retenue sur salaire.

« Bonne soirée Tony ! »
« Bonne soirée moineau », c’était mon surnom à la ligne.

Rentrer chez moi ? Mon « chez moi » était une pièce sans vie, même une mouche s’y serait fait chier comme un rat mort. Mon répertoire était vidé.

Du coup, les semaines où on était d’aprem j’allais au bar. Les semaines où on était du matin j’y allais aussi du reste. Mais vous comprenez bien que la solitude du soir et celle de l’aprem n’ont rien à voir.

« Une blonde et un trait de Picon steup » je lançais, la tête dans mes pensées.

À l’autre bout du zinc, je reconnaissais un type de la ligne B. C’était des durs à la ligne B, traitement thermique, fournaise et dangers. Il fixait le mur, il ruminait, sifflait son verre et en reprenait un. Je le regardais faire pendant cinq bonnes minutes puis fixais à mon tour mon mur.

En revenant des chiottes, il me reconnut.
« Putain mais tu serais pas de la ligne H ? »
« De la J ! » répondis-je fièrement.
« Tant mieux y a que des branleurs à la H. Allez viens prendre un godet avec un frère. »

Je prenais mes quelques affaires et m’asseyais à côté de lui. Seb. Il était rétamé Seb. Il en avait gros sur la patate, et il avait raison.

« Mon père va crever putain », « Merde ».

« Tu l’as dit mon copain. Prenons un ballon de rouge, un bourgogne, c’est son préféré. »
« Si tu veux Seb. C’est moi qui invite, en honneur à ton daron ! » Je cherchais des façons de faire correctes. Il comptait sur moi, ce grand gaillard de la ligne B.

Il soupirait des « putain » qui lui pesaient trois tonnes, à cadence régulière, la main sur le front. « Je sais pas quoi faire pour lui donner de la force moi. Je picole ce qu’il picolait, voilà. C’est d’la merde, il va même pas partir en étant fier de moi. J’ai pu assez de temps pour ça… »

« Mon pote, mon Seb, moi j’y crois aux pensées puissantes, aux vibrations. Tout ton cœur qui bat pour lui d’amour, il doit bien le sentir, j’te le jure. »

Je parlais comme j’avais jamais parlé auparavant, ni après. C’était pas le moment de se débiner. Un collègue agonisait, encerclé par nos vies daubées d’avance, nos foutus murs en briques, nos chômages mortels, nos incestes politiques et cancéreux.

« Et je suis un costaud moi hein ! Attention ! J’ai un foie en acier, des reins comme des turbines, et pis regarde ces pognes ».

Il ouvrait devant moi des grosses mains robustes, cabossées. « Mais je t’assure je l’sens bien, je tremble à l’intérieur, je m’écroule bordel de dieu. » Il allait me faire chialer ce grand gosse de 37 ballets. « Et deux shooters de vodka !»

À la fermeture, on titubait. « On prend un dernier coup chez moi » – « Bien sûr »

Alors qu’on marchait vers son taudis le long de la voie rapide, je me pris à gueuler à l’arrière, tendu vers les étoiles, les larmes plein la gueule.

« PAPA »
« Tu es si fort, respire en paix. Tu es si sage, si solide. Je n’ai que mon amour à t’offrir en draps. Sois tranquille mon papa, tu es mon héros et je raconterai ta vie à toutes les étoiles, à tous les autres héros, à tous les oiseaux. »

« Nous sommes là, tu ne seras jamais seul, et nous non plus pas vrai ? » Seb se retourna. Il me souleva comme un fagot, me serra fort comme l’océan. C’était mon frère et on allait perdre notre père.

Voilà ce que fut pour moi la Famille si vous me demandiez.

Laurène Duclaud

 

 

Le Sang

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Illustration : Agathe Monnier

 

Je n’ai pas de famille. Pas comme tu l’entends. J’en ai moult et je vogue de l’une à l’autre au gré des hasards et des déterminismes. J’ai eu une famille monoparentale, recomposée et nucléairement stable. J’ai bien plus de dix grand-parents, des centaines de parrains et de marraines, une mafia merveilleuse, des milliers de cousins que je n’ai jamais rencontré. J’ai vécu des divorces, des veuvages, des incestes, des noces d’émeraude et d’or. J’ai été dans des ménages complexes, de longs célibats, du non-exclusif, des jalousies maladives, des passions vraies. J’ai eu des grossesses difficiles, des anges chéris d’amour, des accidents, des avortements, des fausses-couches, des jumeaux hyperactifs. J’ai été abandonné, adoptée, déshérité, gâtée jusqu’à la moelle, propriétaire et chômeur de père en fils… J’ai eu la chance d’avoir du soutien psychologique équilibré par mes parents. Je n’ai jamais connu mon géniteur et ma mère me battait. Je suis partie de rien, on m’a tout donné au berceau, des études en école privé, jamais eu d’argent de poche. Je suis celui et celle qui écrit et qui lit ce texte. Qu’importe. Je suis dans ta famille. Parent lointain ou proche, frère ou sœur dissimulé dans ton dos, adelphe que tu hais ou aimes, en le sachant trop ou sans trop le deviner. Je viens te rassurer. Ta famille n’est pas si dysfonctionnelle. Pas si tu la compares à la mienne en tout cas. Surtout pas si tu la compares à la sienne, l’autre, là-bas. C’est un cousin lointain celui-là, pourtant. Il a peut-être besoin d’un coup de main. Des galères et des soucis. La famille c’est là pour ça. En même temps il a peut-être une bonne nouvelle à t’annoncer. Un baptême où t’inviter. Vous allez hériter ensemble d’un vieux qui est mort et dont vous découvrez l’existence grâce à cet acte notarial qui soude si bien les familles entre elles. Le sang, c’est important. On s’est perdus de vue, mais on fera une bouffe avec les gosses. Viens avec ta femme, ton mari, ton ami·e, ton colocataire, tes colocataires, tout seul c’est très bien aussi. Oui les chiens ne me dérangent pas, mais je suis plutôt une personne à chats. J’ai moi-même eu un bon chien, un bâtard qui aimait beaucoup les enfants. Il aboyait et montrait les dents, mais c’était pour jouer. La violence n’est pas toujours là où l’on pense. Vous pourrez dormir à la maison si vous voulez on a une chambre d’amis depuis que le grand est parti. Et de votre côté ça va chez vous ? Ce qui est sûr, c’est qu’il y a souvent quelque chose qui cloche dans notre famille. La cousine avec qui t’adorait jouer au foot quand t’étais petit, elle a perdu son boulot. Du coup, son copain est parti. Ça craque comme des allumettes les jeunes couples aujourd’hui. Chaque membre de la famille n’est rien d’autre qu’une allumette plus ou moins cramée. Tata Machine, par exemple, elle a recommencé à boire. Son fils la volait. Son propre fils tu te rends compte ? Mais c’est pas pire que tonton Truc. Avec sa grande maison et sa femme parfaite et sa belle voiture et son super boulot. Il paraît qu’on a dit que selon je ne vais pas te dire qui parce que je ne veux pas faire d’histoire mais enfin bon tu gardes ça pour toi alors et il paraît qu’il aurait touché le gosse de la voisine. Du coup sa fille ne lui parle plus. Sa propre fille tu te rends compte ? Tu vas pas le répéter. Mais on gère bien ça dans la famille. On a de la pudeur dans la famille. Je dis pas. On se transmet les tendresses et les traumatismes de générations en générations. C’est généreux. On a pas d’autre choix que de bien gérer ça. Il y a certains silences qu’il faut savoir garder. Mais on ne va pas trop creuser non plus et le linge sale se lave quand sa crasse s’étale. On peut lui reprocher ce qu’on veut à la famille – d’être trop présente ou pas assez, trop d’héritage ou pas assez, trop d’amour ou pas assez – la famille, c’est la famille. La famille, c’est sacré. Je sais bien qu’il y a des darons, des daronnes qui s’organisent autrement. Qui se laissent élever par leurs enfants. Qui impliquent les copaines qui passent et peuvent donner du temps. Il faut toute une Commune pour élever un enfant ! Un gosse c’est comme un vieux, c’est très organique. Il faut toute une Commune pour accompagner un vieux ! Ou bien soit tu le gardes chez toi, soit c’est l’Ehpad avec une visite par mois, soit c’est l’euthanasie assistée, et pourquoi pas ? C’est ça la famille, c’est sacré, ça demande des sacrifices.

Alors quand tu sors du cadre, du cadre normal, enfin oui tu vois la normalité tu sais ce que je veux dire, évidemment ça impose des jugements et des questionnements : sur la réelle féminité d’une femme, ou bien la réelle virilité d’un homme. C’est ton oncle, du côté de ton père, qui s’est découvert une nostalgie de la famille tradi. Depuis son divorce, il joue les victimes. On lui vole sa civilisation, sa masculinité, et le respect de ses enfants. Je te laisse deviner pour qui il a voté aux dernières élections. C’est pas joli joli. Encore un qui va faire des histoires pour pas grand-chose. Mais va falloir qu’il se calme un peu, parce que quand il commence à regretter les vieux dimanches, avec le patriarche qui levait pas une fesse pour se servir le rôti, merci bien. C’était qui qui devait faire tout le boulot à table et partout dans la maison ? Toujours les mêmes. Alors merci bien. Non mais… « c’était mieux avant » ? et mon cul c’est du poulet ? C’est ton beau-frère, le prof, qui nous disait que comme pour le mot « travail » et son étymologie de torture, la « famille » a une origine honteuse : ça vient du latin familius, le serviteur. Et les Romains disaient familia pour parler du groupe d’esclaves attachés à la maison du maître. Tu m’étonnes qu’on ait si longtemps laissé les charges de la maison aux femmes. Ta belle-sœur dirait que les structures familiales toxiques sont toujours la faute du patriarcat. Et c’est vrai que pendant longtemps, c’était pas le choix pour une femme dans la famille. C’était mère et ménagère. Point barre. Pour beaucoup, ça l’est toujours si on y regarde d’un peu plus près. Regarde chez toi : ménage, cuisine, éducation. Génitrices de mains d’œuvre ou d’héritiers. L’injonction à faire famille pour les femmes s’emmêle encore à celui d’être à la fois séduisante et maternelle ; pour l’homme à être salarié et droit à table. C’est de la vieille binarité à l’ancienne. Mais l’histoire s’est bien plus composée de destructions que de constructions, pas vrai ? On n’est plus dans une pub des années 80 que je sache. Quand la définition du bonheur familial c’était d’avoir un nouvel aspirateur.

Je n’ai pas de famille. Pas comme tu l’entends. J’en ai moult et je vogue de l’une à l’autre au gré de mes désirs. J’ai ma colocation, mon quartier, mon hall d’immeuble, ma tour d’immeuble, mon bistro, ma communauté pédée, gouine, religieuse, révolutionnaire, poétique, éphémère. J’y ai des drames et des joies et vazy c’est relou mais on est là pour toi quand ça va pas fort. Mes srabs, c’est le sang. Je me suis déjà coupée la main pour mêler mes globules à d’autres avec la conviction de réaliser un rituel intouchable. Faire famille est un processus sensible et mouvant. Il y a des amitiés bien plus tenaces et solides que des relations parents-enfants. Aucune injonction à vivre l’un sur l’autre ne vient entraver les possibilités d’être présents l’un pour l’autre. Là où les familles traditionnelles sont les cercles où s’organisent les grands secrets de notre société, on peut les briser tout en chérissant l’intime. Préserver des lieux à soi et des histoires à soi et des mises en commun et des confidences, des confiances mutuelles, des amours partagés. Il est possible de raconter ici une nouvelle histoire de la famille sans reproduire des schémas imposés. Moins idéalisée, plus complexe et foutraque. Se réapproprier le terme de Famille, c’est choisir sa famille et les relations qui soudent ses membres. Accepter qu’elle soit cette chose organique, qui se recompose, se diffuse, se transmet et se brise. Un réseau de connaissance et d’interconnaissance. La famille c’est d’abord se reconnaître comme tel. C’est partager dans sa chair et la chair des autres nos passions et nos intensités. Là réside le pacte de sang, celui partagé avec mes adelphes, mes reuf et mes reuss. Nos chairs se mélangent par nos mots, nos jeux, notre classe, nos braquages, nos blessures, nos transformations. Constatons chaque jour la puissance que procure le simple fait de se reconnaître comme famille. Nous reconnaissons par la même occasion notre force commune et notre joie de faire ensemble. Rien n’est jamais parfait dans une famille, même si les plus dysfonctionnelles semblent parfaites dans leur chaos. Rien n’est plus obscène que ce qui s’avance comme parfait. Si ma famille composée est imparfaite, c’est une imperfection qui me compose, et c’est en ça que je l’aime.

Le Sabot

 

Le Sabot

Bienvenu·es dans la nébuleuse du Sabot, qui se définit comme une amicale d’art et de littérature de sabotage. Cette joyeuse équipe produit une revue participative du même nom, qui rassemble des textes autour d’une thématique, comme ici : la famille. Elle s’est déjà exercée autour du sujet du confort, du sexe, de la violence, du caca, etc. Toujours à la recherche de différentes formes littéraires, dans un esprit critique des systèmes dominants, pour être acteurs et actrices d’une forme de résistance et de combat.

Le collectif réalise aussi un superbe travail d’édition de bouquins. « Vomir » de Simon Arbez est sorti en octobre 2022. L’auteur raconte son passage à l’hôpital suite à une prise excessive de multiples molécules. Une petite pépite entre violence médicale et introspection personnelle.

Tous ces travaux sont soutenus et enrichis par un fabuleux travail de graphisme et d’illustration. N’hésitez pas à plonger dans leur univers : www.le-sabot.fr