Numéro 6 régional

Le Parlement d’Ariège

Ou quand l’extrême-droite confusionniste cherche à s’implanter localement.

À l’instar de tout bord politique, l’extrême-droite n’est pas homogène, plusieurs courants coexistent en son sein. Un des plus mal connus est l’extrême-droite confusionniste, un courant centré sur le souverainisme, le complotisme et l’illusion d’une démocratie représentative débarrassée des abus de pouvoir. Fidèle à sa famille politique, ce courant défend la collaboration de classes, les hiérarchies, l’ordre, la propriété privée et la prééminence des États-nations, mais pour attirer de nouveaux partisan·es, elle n’hésite pas à brouiller les cartes idéologiques. Focus sur un exemple en Occitanie.

Langue ancestrale, drapeaux noirs, l’affiche de l’événement reprenait certains codes de l’occitanisme révolutionnaire. Un événement libertaire indépendantiste en Ariège ? Ma curiosité était piquée, d’autant que je n’avais jamais vu passer l’information dans le réseau anarchiste local auquel je suis lié. Qui est donc ce « Parlement d’Ariège » qui organisait le 3 avril une journée-rencontre au Lipstick, salle de spectacles de Foix ? Direction le site www.parlementdariege.fr pour en savoir davantage. La page d’accueil s’ouvre sur le slogan « Souveraineté, autonomie ! », deux termes qui recouvrent des positionnements politiques pourtant différents. C’est principalement dans les rangs de la droite nationaliste anti-Union Européenne qu’on trouve la revendication du souverainisme, et plus rarement du côté de la gauche eurocritique, tandis que l’autonomisme s’inscrit dans une perspective de mise à distance voire de sécession avec l’État, notamment dans le cadre de luttes anticoloniales, quand il ne s’agit pas carrément de la bonne vieille autonomie prolétarienne revendiquant la réappropriation de tous les pouvoirs par les travailleur·euses exploité·es. On verra que cette indistinction est le premier marqueur d’une stratégie souhaitant semer la confusion.

Gauche/droite : non, théories du complot et nationalisme : oui

Le Parlement d’Ariège (PA) se présente ainsi : « Nous, gens d’Ariège, par-delà nos divergences idéologiques, nos différences sociales et culturelles, unis dans une même volonté de résister au projet impérial ». Cette simple phrase nous fournit deux indications supplémentaires : prétendre qu’il y a des intérêts politiques communs par-delà les gauches et les droites, c’est la base du confusionnisme ; et le seul courant politique actuel parlant d’un Empire qui menacerait les populations occidentales est celui de l’extrême-droite complotiste.

L’extrême-droite confusionniste-complotiste a commencé à gagner en audience dans les années 2005-2007 avec des figures comme Étienne Chouard, François Asselineau, Alain Soral et Dieudonné [1]. Si leurs stratégies de développement ont été différentes, le fond de leurs convictions est le même : nous serions face à un nouveau totalitarisme, celui du Nouvel Ordre Mondial reposant sur le capitalisme mondialisé tandis que la nouvelle Résistance correspondrait à l’union des antilibéraux défenseurs des peuples, peu importe qu’ils soient de gauche ou d’extrême-droite. Et pour cause, la gauche populiste, en cédant au patriotisme pour ratisser large électoralement, rend possible cette approche. Toutefois, il faut préciser ce que signifie dans leurs bouches le terme de capitalisme mondialisé. Celui-ci se limiterait aux pouvoirs des banques, contrôlées par une oligarchie elle-même dirigée par des sociétés secrètes d’inspiration franc-maçonnique et dans lesquelles les juifs tiendraient une place centrale. Cette oligarchie constituerait dès lors l’« État profond » ou « l’Empire » qui se cacherait derrière nos gouvernements [2].

L’objectif affiché par le PA est explicite : « Nous avons pour ambition ni plus ni moins que la prise du pouvoir par l’exercice tranquille et obstiné de la souveraineté et de l’autonomie. Nous partons, à partir des communes de nos vallées, des pays, des provinces, à la reconquête de la France occupée depuis trop longtemps par les troupes impériales du Nouvel Ordre Mondial ». Mais sur la base de quelle distribution du pouvoir : hiérarchique ou égalitaire ? Avec ou sans État ? Dans le cadre d’une nation ou simplement en tant qu’humanité ? Sur ce point, le dernier paragraphe est sans équivoque : « Nous affirmons notre fidélité à la France et ne poursuivons pas d’objectif séparatiste : la souveraineté ariégeoise est une composante et une condition de la souveraineté française ». Pour le PA, la légitimité du pouvoir politique ne se situe donc pas dans la reconnaissance de l’individu ou l’appartenance à une classe sociale mais dans l’attachement à une nation, caractéristique fondamentale de tout nationalisme.

Une vision autoritaire de la liberté

Dans sa Déclaration constituante, le PA présente Macron comme une « marionnette de l’oligarchie mondialiste » qui nous entraînerait « vers une funeste guerre civile ». Mais quels groupes d’adversaires cette guerre civile est-elle censée concerner ? Cette déclaration a été rédigée en décembre 2020, nous étions alors en pleine pandémie et une large partie de la population se déchirait sur le recours au confinement partiel, aux distanciations et aux vaccins. L’extrême-droite et plus particulièrement sa frange complotiste a exacerbé cette opposition pour attirer les plus dubitatifs vers ses théories, principalement via le site Reinfocovid dont les liens entre les principaux animateurs et la fachosphère ont été facilement documentés [3]. La guerre civile évoquée ici fait donc référence à une opposition où les récalcitrants représenteraient la Résistance contre un complot pharmaceutique mondialiste et les autres endosseraient le rôle de collabos. Ainsi l’extrême-droite, dont tout l’exercice du pouvoir est basé sur la destruction de la liberté politique et de la solidarité prolétarienne, a-t-elle instrumentalisé les restrictions imposées par l’État macroniste pour se présenter comme la garante des libertés individuelles, de la même manière qu’elle prétend défendre la liberté d’expression (tant qu’il s’agit de la sienne).

Dans son Appel à la population ariégeoise, le PA reparle de cette guerre civile « que préparent certaines forces obscures ». Face à elles, « Il s’agit de prendre le pouvoir, non pas en confrontation directe mais (…) de se préparer collectivement à un effondrement radical, de s’organiser afin de pouvoir suppléer à l’éventualité d’une vacance du pouvoir étatique ». On retrouve dans cet appel le discours habituel de l’extrême-droite complotiste pour qui les oppresseurs ne sont pas atteignables puisqu’ils orchestreraient leur emprise de façon dissimulée. Si nous ne pouvons pas savoir contre qui il faut lutter et si de toute façon cette emprise invisible doit s’effondrer d’elle-même, cela ne servirait à rien de lutter dans la rue, dans nos lieux de travail ou dans nos zones d’habitation. L’histoire nous a pourtant prouvé qu’aucun système politico-économique ne peut prendre fin sans une lutte frontale contre ses dépositaires et sans un démantèlement actif de ses institutions [4]. De plus, un éventuel effondrement du capitalisme mondialisé ne garantirait en rien la fin de la concentration des pouvoirs entre les mains de la classe dominante actuelle qu’est la bourgeoisie [5]. Même si elle perdait ses capitaux financiers, les propriétés matérielles de la bourgeoisie (moyens de production, patrimoines immobiliers et fonciers) assureraient la perpétuation de sa mainmise. D’où l’enjeu de l’exproprier et de réorganiser la propriété.

Hiérarchies naturalisées et pouvoir armé

Le texte suivant, Appel aux maires, illustre encore la démarche confusionniste du PA en s’inspirant du communalisme cher aux libertaires [6]. On peut y lire que la commune « précède de loin toute autre forme et niveau d’organisation » et qu’elle est « le lieu même de la politique et le seul niveau où la démocratie ait un sens et une réalité ». Malheureusement, la démocratie communale dont il est question ici est toute relative puisque pour nos parlementaires autoproclamé·es, « Le renforcement de l’autorité des maires est, selon nous, le meilleur rempart du peuple contre les appétits des notables de la République mondialiste ». On a là une réponse claire à notre question sur les hiérarchies, la force et l’intelligence du collectif seraient inopérantes, on ne saurait se passer de chefs : « nous vous invitons à vous emparer de cet instrument d’organisation sociale qu’est le Parlement, en tant qu’Ariégeois mais aussi en tant que « chefs de village », représentants naturels et légitimes de la population ». Dans la Commune de Paris de 1871, il y avait certes des conseillers mais pas de maire, et surtout la démocratie était en vigueur dans tous les secteurs de la société.

Étant donné son caractère résolument nationaliste, complotiste, hiérarchiste et opportuniste, le positionnement du PA à l’extrême-droite est de plus en plus évident, mais il manque encore une dimension essentielle pour lever toute ambiguïté : l’amour de l’ordre. Son dernier appel s’adresse aux gendarmes. La crise sanitaire aurait été fabriquée par « l’État profond » dans le but d’instaurer une guerre civile menant à la dictature. Et comment les idéologues d’extrême-droite se sont-ils toujours préservés de ce qui menace leurs « libertés » ? Le Parlement d’Ariège nous donne la plus limpide des réponses : « Nous, parlementaires ariégeois, savons que l’ordre, la discipline, le calme garantissent la paix et la justice ». Pétain n’aurait pas dit mieux. S’ensuit alors une tartine de séduction pour les crânes à képis des plus croustillantes dans laquelle le PA déverse le discours habituel de l’extrême-droite complotiste : la capacité des manifestant·es les plus déterminé·es à déjouer les énormes dispositifs de maintien de l’ordre ne saurait être due à l’efficacité de leur auto-organisation spontanée mais à une entente Police-BlackBloc faite pour augmenter la répression. Les militaires bleus seraient alors les vrais « défenseurs de la Nation » et les seuls « à même d’éviter que des forces obscures n’utilisent le soulèvement à venir pour s’emparer de la Patrie ». C’est occulter que ces professionnels de la violence armée ne se sont jamais mis au service des plus opprimé·es et n’ont jamais rechigné à enquêter/arrêter/enfermer les militant·es qui luttent pour une société égalitaire et solidaire.

Bas les masques

Organisé en commissions ordinaires travaillant sur tous les domaines d’activité économique et en commissions internes chargées de son fonctionnement, le PA cherche à implanter des antennes dans les différents territoires du département, un mode d’organisation tout à fait semblable à un parti bien qu’il prétende n’être « l’émanation d’aucun parti, d’aucun mouvement ». Pourtant, stratégie confusionniste oblige, en cliquant sur son onglet « Liens », on trouve sans surprise au milieu d’une liste de médias apparentés à la gauche antilibérale (Reporterre, Le Média, Anticor, Pièces & Mains d’Œuvre) des organisations politiques d’extrême-droite confusionniste-complotiste comme le Conseil National de Transition, Rébellion-SRE ou Égalité & Réconciliation. Faussement ironique, le préambule de cette page l’annonce : « Populistes, antisémites, khmers verts, rouges-bruns, islamo-gauchistes, anarcho-royalistes… entrez dans le monde sulfureux de la complosphère et des fèqueuniouzes ! », enfin ils s’assument !

Une centaine de personnes ont participé à cette journée-rencontre du 3 avril, elles y ont débattu de la société future qu’elles rêvent de mettre en place. C’est ce qu’on appelle disposer d’un programme. Ni libertaire, ni indépendantiste, le Parlement d’Ariège est donc en réalité un micro-parti local d’extrême-droite dont la façade non-idéologique instrumentalise l’air de rien les codes de l’occitanisme révolutionnaire. Depuis longtemps déjà, des Cercles Proudhon de l’Action Française aux Bastions sociaux du GUD, l’extrême-droite pioche des mots, des concepts, des outils et des moyens d’action dans notre camp pour séduire celleux qui ne la rejoindraient pas si elle se présentait à visage découvert. C’est pourquoi il est impératif de savoir reconnaître ces dévoiements, non seulement pour que les nouvelles et nouveaux-venu·es dans les mouvements sociaux ne rallient pas des groupes politiques allant à l’encontre de leurs intérêts mais surtout pour ne pas décrédibiliser l’autonomisme qui constitue un axe déterminant de l’action anticapitaliste, antinationaliste et anti-Étatiste.

L’escroquerie confusionniste est embryonnaire mais bien réelle, elle a beau s’organiser de manière inoffensive en Ariège, sa conception archaïque et mensongère des rapports socio-économiques et politiques n’en est pas moins dangereuse, ne serait-ce parce qu’elle ouvre des brèches aux extrêmes-droites fascistes. En Ariège comme ailleurs, ne nous laissons pas enfumer, les initiatives d’analyse et d’autodéfense développées par les médias et les collectifs antifascistes sont à cet égard des outils précieux.

par Ian Afast / Illustration : SZ

[1] Le blogueur Étienne Chouard, enseignant, s’est fait connaître à l’époque du référendum sur la Constitution européenne de 2005. Son crédo : rassembler les souverainistes de tous bords contre l’UE. François Asselineau, haut fonctionnaire dans divers gouvernements de droite des années 1990 et 2000, a fondé en 2007 le parti « ni de droite ni de gauche » Union Populaire Républicaine. La même année, l’essayiste antisémite Alain Soral a créé le média Égalité & Réconciliation et l’association politique du même nom dont la devise est « gauche du travail, droite des valeurs ». L‘humoriste Dieudonné M’Bala M’Bala l’a largement soutenu, notamment en mettant son théâtre à sa disposition et en participant à plusieurs de ses meetings ; en 2014 ils ont fondé ensemble l’éphémère parti Réconciliation Nationale.

[2] L’histoire de la théorie du complot judéo-maçonnique, forgée par des chrétiens anti-démocrates, est décrite dans la brochure Comment renverser les Illuminatis ? à télécharger sur https://garap.org.

[3] Lire l’article du collectif Angata Qui sont les animateurs de Reinfocovid ? sur https://lahorde.samizdat.net.

[4] Lire par exemple le livre Comment la non-violence protège l’État. Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux du philosophe Peter Gelderloos.

[5] La bourgeoisie n’est pas réductible à ses membres les plus fortunés comme le suppose le terme d’« oligarchie ». Elle comprend toute personne dont les richesses sont tirées de l’exploitation salariale, des positions de direction ou d’encadrement supérieurs et de la propriété lucrative, ce que les populismes conçus dans l’intérêt des petits bourgeois voudraient nous faire oublier.

[6] Le communalisme est un système d’organisation productif et administratif basé sur la démocratie directe et le confédéralisme. Expérimenté dans les communes insurrectionnelles françaises de 1870-1871, il a inspiré le municipalisme libertaire théorisé par le philosophe Murray Bookchin et des révolutions comme celles du Chiapas et du Rojava.