Numéro 6 régional

L A M B I N E R

Alain Guiraudie réalise des films depuis trente ans, des fictions souvent campagnardes, remplies de personnages un peu paumés qui errent à travers les causses et les montagnes, les petites villes et les villages, et qui prennent le temps de se poser des questions existentielles. Cet automne, Alain a publié son deuxième roman, Rabalaïre, dans lequel on suit Jacques, chômeur depuis peu, dans ses pérégrinations à voiture ou à vélo, entre l’Auvergne et le Pic du Midi, du Quercy jusque dans les Cévennes. Après avoir bien digéré les mille pages qui constituent ce livre, nous avons décidé ce printemps d’aller boire des cafés avec lui à Albi, dans la ville où il a ses quartiers.

Lors d’une de ses virées, Jacques dit qu’il « lambine ». Il prend son temps, tranquille. Il profite de là où il est. Et tout d’un coup, il en a marre et se met en route. Tout le roman se construit autour de cette ambivalence, d’un Jacques toujours en mouvement qui essaie de se poser mais ne tient pas en place. Il semble vouloir plus ou moins consciemment dessiner des cercles sur une carte. Il revient toujours aux mêmes endroits, revisite les mêmes gens, mais en allant un peu plus loin à chaque fois. Refusant de se fixer, refusant de choisir, il multiplie les rencontres pour essayer de répondre aux questions qu’il se pose ; des questions qui remettent en cause l’essence même des choses, qu’elles soient politiques, sexuelles, religieuses. Tout ce qui touche au vivre ensemble. Il adopte des expériences corporelles limites à travers l’effort sportif, la prise de drogue, l’absence de sommeil, la jouissance, la lutte à mort. Cela le conduit à mettre en branle sa pensée, à apercevoir les abysses de son intériorité jusqu’à tutoyer la folie, pour finalement trouver sa place dans le monde. Malgré cela, Rabalaïre n’est pas un roman sombre. On y rit à gorge déployée, on est emporté par la virtuosité équivoque avec laquelle Jacques se lance sur les routes pour dénicher les coins cachés qui font la sève des montagnes et des villes. On ressent la légèreté et l’ivresse des sommets, la noirceur et la profondeur des redescentes. On se souvient de l’enthousiasme que procurent les nouvelles rencontres et la force que nécessite la solitude. Et par-dessus tout, on goûte à la plénitude de se sentir vivre.

N’est-ce pas cela, être un rabalaïre : fourrer son nez un peu partout pour essayer de satisfaire une curiosité insatiable et, en même temps, ne pas tenir en place, se projeter en permanence vers un ailleurs ?

ALAIN : Le rabalaïre est toujours en train de bouger parce qu’il faut rester connecté au monde. C’est aussi le sexe qui le fait bouger, le désir. Courir plusieurs lièvres à la fois, c’est une manière d’être avec personne, et ça rejoint aussi un peu son défaut d’engagement politique et amoureux. Pour Jacques, il y a un refus de s’engager. Le rabalaïre est toujours en mouvement parce qu’il ne sait pas où aller.

S T Y L E

Vite, retrouver le chemin avant la nuit, je me dépêche, je cours, les ténèbres s’épaississent, enfin une trouée claire là-bas, je retrouve le sentier in-extremis, après, c’est le noir. Et maintenant, je suis un homme nu sur un chemin de terre et de cailloux, au milieu d’une forêt et je sais qu’il y a des loups au loin, ou même pas si loin que ça vu que je les entends pas. Je réalise alors que j’ai froid, je marche de plus en plus vite, j’accélère encore, je sens plus mes pieds. Et là-dessus, y a les images du père de Robert mort qui viennent m’envahir l’esprit, je revois l’immobilité de ses yeux, ils bougent plus, la vie les a quittés, je pense beaucoup à cette expression « La vie les a quittés » et aussi à « La mort les a frappés ». Alors que ce n’est pas la mort qui frappe ni la vie qui s’en va. Je me demande où on a été chercher ça, mais en fait je réfléchis pas bien, c’est juste la sonorité des expressions qui me semble étrange, je me les répète intérieurement et puis j’arrête.

Rabalaïre p.411

L’écriture de Rabalaïre voyage avec une facilité déconcertante entre prosaïsme quotidien et questionnements métaphysiques, entre l’interaction de Jacques avec le monde extérieur et les débats qui agitent son monde intérieur. Est-ce pour cette raison que tu as pris la décision d’écrire le roman à la première personne ?

J’ai fait ce choix pour que le roman épouse le cheminement de Jacques, pour qu’on ait la sensation en lisant d’avancer à la même vitesse qu’avance le héros. Le monde n’est vu qu’à travers son regard, il n’y a aucune vision objective, il n‘y a que sa vision subjective. Tout ce qu’on comprend, c’est à travers le prisme de sa pensée. Je voulais retranscrire le bouillonnement interne de Jacques. Ses hésitations, ses troubles, ses émotions : tout ce qui fait que nous sommes des êtres humains. C’est cela qui est au cœur de mes préoccupations, comme au centre des préoccupations des écrivains qui ont compté pour moi. Des gens qui cultivaient leur monde intérieur, qui étaient dans l’introspection, dans la recherche de comment fonctionne l’humain. Comment va-t-on vers les autres ? Qu’est-ce qui fait qu’on va vers les autres ou qu’on n’y va pas ?

Le style est empreint d’une certaine oralité qui permet de retranscrire le fil de la pensée, quelque chose de très difficile à faire. En général on trouve qu’elle va trop vite et on regrette de ne pas pouvoir la fixer ; là je trouve que tu y arrives. Est-ce que tu rentres dans une sorte de transe quand tu écris ?

J’essaie de garder ce côté hémorragique, le flux de conscience qui coule… On rentre dans un drôle d’état quand on écrit. C’est un autre état de conscience, on devient un peu quelqu’un d’autre. C’est quelque chose de très agréable et de très mystérieux. Quand j’écris, je suis vraiment dans la logique du personnage. Je découvre les choses en même temps que lui, et les lecteurs et lectrices découvrent les choses de la façon dont moi je les ai découvertes.

Le titre est en occitan ; certains passages du livre sont également écrits dans cette langue qui est plutôt une langue parlée. Est-ce que tu penses que, même quand tu écris en français, l’oralité de ton style découle de ta connaissance de la langue occitane ?

Fondamentalement, j’ai une pratique littéraire de l’occitan. J’ai beaucoup lu en occitan, les écrivains aveyronnais comme Enric Mouly et Joan Boudou. J’ai renoué avec l’occitan en lisant. Avant cela, ma culture occitane se limitait à l’entendre parler par mes parents dans ma jeunesse, à quelques chants que je connais par cœur, à des expressions qu’on utilisait pour déconner avec les copains quand on faisait la bringue. Mes parents ne me l’ont jamais transmis, c’était encore l’époque de la « honte occitane ». Mais plus qu’un rapport à l’oralité, je pense que l’occitan m’autorise un rapport à l’impureté de la langue. J’en ai marre de la littérature française d’aujourd’hui. C’est super bien écrit, les phrases ne sont pas trop courtes mais pas trop longues non plus… Généralement, pour être édité, il faut que le roman puisse se lire dans le TGV entre Paris et Marseille, sans trop d’effort. Il en résulte une langue qui n’est même pas classique, mais une langue uniformisée, très académique. Alors que ce qui m’intéresse, c’est d’avoir une langue incorrecte, et l’occitan va avec ça. En écrivant le livre, je ne vais pas dire que je pensais à une revanche occitane, mais il y a un peu de ça. L’occitan a été combattu par la langue française, et ça me plaisait d’écrire des morceaux de mon livre dans cette langue sans les traduire. Je pouvais me le permettre parce que ces passages arrivent lorsque des personnages parlent en occitan à Jacques, et que lui ne les comprend pas. J’ai fait ça avec un peu de malice, je voulais que les « gens qui lisent » soient confrontés à une autre langue qui les perde.

D E F A I T I S M E  P O L I T I Q U E

Je le sens bien que je suis en train de renoncer, pas seulement à changer le monde parce que de toute façon, il est en train de changer et pas dans le sens que j’aimerais. Pourquoi je résiste pas plus ? Rien qu’un minimum. Est-ce que c’est vraiment que je me sens impuissant ? Ou est-ce que ça serait pas plutôt que ce monde me convient finalement assez bien, dès l’instant que je décide de pas trop le regarder en face ? Oui, ça doit bien être quelque chose comme ça. (…) Les gens qui s’opposent réellement, directement, frontalement à l’ordre établi, au droit de la propriété, au business, oui, ces gens-là, s’ils suivent leur logique, au bout d’un moment, ils finissent en prison, oui, même en France. Les vrais opposants au sacro-saint droit de propriété, finalement, c’est les voleurs. Pour être vraiment libre, il faut risquer la prison à tout moment. Et je sens que je suis pas prêt pour ça.

Rabalaïre, p.473

Malgré un passé militant, Jacques doute de son engagement politique. On sent qu’il croît en une organisation communautaire du monde mais au début du livre, il a la tentation de céder à l’individualisme. Il finit par penser que pour trouver du sens dans la vie, il faut s’accomplir soi. Est-ce que, selon toi, cela découle d’une impuissance à agir face à la grande machine libérale?

Ce défaitisme, j’arrive pas à savoir s’il résulte de l’air du temps, ou si cela vient de moi. J’ai vu, même au début des années 80, quand on croyait encore qu’on pouvait changer le monde, des gens qui arrivaient à l’âge que j’ai aujourd’hui et qui étaient désabusés. Des militants qui s’étaient beaucoup donnés. Pour Jacques, il y a une grosse flemme sociale, son désengagement est pris dans quelque chose de plus vaste, une envie de solitude, de découvrir d’autres choses. C’est peut-être le fait de vieillir qui induit ça chez lui. Mais son doute reste du côté du militantisme, pour ce qui est de la politique, il a des certitudes. Le monde est injuste, une classe essaie de s’approprier toutes les richesses et si cela continue, cela va se terminer avec une dizaine de personnes qui possèderont tout et les autres qui crèveront de faim.

Quand j’étais jeune, maoïste et adhérent au parti communiste, je pouvais concevoir que l’économie de marché puisse être considérée comme la bonne façon de faire fonctionner un pays, même si je n’étais pas d’accord avec ça. Il m’a fallu faire beaucoup de chemin pour me dire que c’était une impasse. À l’époque, je pouvais me dire « ok, le libéralisme peut marcher, mais ça ne m’intéresse pas si cela doit laisser du monde sur le côté, si certains doivent goûter à la misère ». Là, j’étais dans un vrai doute politique. Alors qu’aujourd’hui, c’est clair. Ce système ne peut plus fonctionner. Après, la vraie question, c’est comment on s’y attaque ? Et est-ce qu’on s’y attaque ? Et là pour Jacques il y a une vraie démission.

Souvent Jacques parle de nostalgie à propos de « quelque chose qui a changé dans nos façons de vivre, nos façons d’être, nos rapports au monde, à l’autre ». Quelque chose « de fondamental » qu’il ne sait plus s’il a vécu ou si c’est un souvenir de son enfance.

Oui, il a une vision utopique des années 70, et moi aussi. Une vision liée à mon enfance ou à mon adolescence, parce que quand on est jeune, on découvre le monde, on s’enflamme pour pas grand chose. Je me demande si dans ces années-là, on a vraiment vécu quelque chose de fraternel, de collectif ou si c’est moi qui étais plus énergique et qui voyais le monde d’une manière plus positive. Peut-être que j’ai un peu idéalisé mon enfance et le monde qui va avec. Et c’est vrai que dans mes films et mes livres, il y a un fort attachement à l’enfance, mes personnages sont des grands enfants. Malgré tout, ce qui est vrai, c’est qu’il y a quelque chose qui s’est perdu dans l’art de vivre ensemble. De toute manière, si on n’arrête pas d’en parler, c’est qu’on le cherche parce qu’il nous manque.

D E S I R  E T  M O R T

Je me souviens avoir connu cette même question inconsciente et inavouée en face du cadavre de Raymond : je me demande si j’aurais aimé être lui. Et du coup je me demande si aimer quelqu’un, ça pourrait être avoir envie d’être lui (ou elle). Et cette question laisse peu à peu la place à une sensation que j’ai aussi connue face à Raymond, cette sensation que mon salut, notre salut à tous, se trouve dans la mort. Comme si c’était l’état qui met tout le monde d’accord. Le lieu qui nous permettrait de tous vivre ensemble. Je pense au monde des morts qu’évoquait le curé tout à l’heure. Je me dis aussitôt qu’il faut que je fasse gaffe avec ce genre de réflexion, que ça peut m’amener à la dépression et puis au suicide, et pourquoi pas à d’autres meurtres, mais je me promets de garder cette idée dans un coin de ma tête pour y réfléchir à froid.

Rabalaïre, p738

Comme dans pas mal de tes films, Jacques articule son désir à la mort, voire à l’acte de tuer. Est-ce que tu peux expliciter cette pulsion érotique, ce besoin de se confronter à la mort par le désir ?

Je ne sais pas si le désir par nature a à voir avec la mort, mais chez moi le désir a à voir avec ça. Je peux presque parler de thanatophilie, de l’attrait de la mort, de l’amour de la mort. Georges Bataille commence son livre L’Érotisme en écrivant « l’érotisme, c’est l’approbation de la vie jusque dans la mort. » Je suis incapable d’expliquer cette phrase, mais elle me fascine. D’une part, pour moi, il y a un fort rapport entre la mort et le désir, qui passe par la religion. Je suis beaucoup tracassé par la religion, je pense qu’elle se trouve dans cette articulation entre le désir et la mort. Je suis fasciné par l’érotique du catholicisme. Il y a une érotique très forte dans le rituel, dans cette idée de bouffer le corps du Christ et de boire son sang, ce côté anthropophage… D’autre part, j’associe la violence et le sexe, parce que ce sont les deux moments qui peuvent nous conduire vers un redevenir animal, à redevenir primitifs. Donc ce sont quand même des moments un peu clés.

Même s’il se libère du dogme catholique à travers le désir, à travers la jouissance, à travers des pensées et des actes amoraux, il y a quand même pour Jacques un grand désir de spiritualité. Ce qui est rare puisque souvent, la spiritualité est rejetée parce qu’associée à la religion.

C’est vrai que cela m’intéresse beaucoup de retrouver de la spiritualité hors du cadre religieux. À l’adolescence j’ai rejeté la religion avec mes premiers émois politiques, j’ai commencé à la considérer comme l’opium du peuple. Je me disais : « Dieu existe peut-être mais pour ce qui se passe sur terre, cela me regarde. Il y a que les humains qui peuvent faire quelque chose, ce n’est pas Dieu qui va régler la misère et les injustices dans le monde. » Aujourd’hui je reviens à la spiritualité par l’astrophysique. Il y a une articulation qui m’intéresse entre les énigmes du cosmos, ses perspectives abyssales et la marche du monde, de la planète Terre dans laquelle s’inscrit l’humain.

Mais par-dessus tout, je pense que j’ai besoin de quelque chose qui transcende l’homme. Ça m’énerve de voir comment l’individu est devenu important, alors que franchement, on n’est pas grand-chose. Ce qui est important, c’est l’espèce, les espèces. C’est la vie en général qu’il faut préserver. L’individu, on ne devrait pas le prendre pour plus que ce qu’il n’est. Et si aujourd’hui il y a un retour du spirituel, je pense que c’est pour contrer cet accomplissement individuel qui est devenu l’accomplissement de tout le monde et qui ne passe principalement que par quelque chose de très matériel. Cela ne suffit pas. Le désir d’avoir une vie spirituelle conduit à autre chose, à un rapport à l’autre.

T R O U V E R  S A  P L A C E

Je me demande surtout si j’ai jamais ressenti le besoin d’appartenir à un peuple et est-ce que chez nous, aujourd’hui, on sait encore ce que sait que d’appartenir à un peuple ? À moins que ce soit le fait d’être homosexuel qui me dispense de ça au fond de moi-même, vu que ça me fait déjà appartenir à une communauté transversale. Et du coup je me demande si on pourrait parler d’un peuple homosexuel. Et ça me fait me demander qu’est-ce qui fonde un peuple. Est-ce que c’est une façon de vivre ? Une culture ? Une histoire ? Une langue ? Est-ce qu’il pourrait pas y avoir de nouveaux critères qui se mettent en place pour la fondation d’un peuple ? Est-ce qu’on pourrait pas voir émerger un peuple zadiste par exemple, avec sa façon de parler, de s’habiller, avec son mode de vie ?

Rabalaïre p.713

Pour Jacques, cette fameuse « nostalgie du monde d’avant », n’est-ce pas la nostalgie de ne pas savoir ce que c’est que d’appartenir à un peuple ? Jacques finit par choisir de vivre dans un village. N’est-ce pas une manière de remédier à cela, de retrouver une possibilité de vivre au milieu d’un peuple ?

Pour moi, un peuple, ça ne peut pas être un village. J’ai l’impression que tout projet politique qui se replie sur lui-même, qui ne s’ouvre pas sur le monde ne peut pas marcher. C’est faire de la politique ensemble, à plusieurs millions qui est intéressant. Mais est-ce que réellement, la notion de peuple n’existe plus ? Est-ce que le peuple français existe, est-ce que le peuple occitan existe ? Je pense que partager une même géographie ne suffit plus à faire peuple. Ce qui fait peuple, c’est un projet politique. Pour moi, il y a eu un peuple français au moment de la Révolution française par exemple. Effectivement, Jacques cherche à comprendre, en se posant ces questions, ce qu’est un projet politique. Il doute, encore une fois. Mais je considère que ce n’est pas un projet politique d’aller faire communauté, et encore plus que la communauté, Jacques choisit le couple et ça confine un peu au repli sur soi. Cela peut même rejoindre d’autres manières de se replier sur soi. Par exemple, je me demande qu’est-ce qui anime les gens qui vont s’installer sur les hauteurs d’Albi, tout en construisant un mur de deux mètres de haut autour de leur baraque… Normalement quand tu vas habiter sur les hauteurs, c’est pour la vue, même si c’est un réflexe petit bourgeois. Donc d’où vient l’idée de construire un mur qui va empêcher cette vue ? Là, le projet politique ne vole plus très haut, c’est un horizon très individualiste, xénophobe bien sûr. Mais entre l’optique d’aller vivre le grand amour à deux et de se bâtir une maison avec un mur d’enceinte, je ne sais pas si je vois une si grande différence que ça, en termes de projet de vie. Sauf que je comprends davantage l’idée romantique de la fusion amoureuse, un choix moins matériel qui va jusqu’au bout d’un idéal. En écrivant ce livre, je voulais jusqu’au bout tirer le fil de la quête amoureuse, voir où cela peut mener.

En même temps, j’écris des romans et je fais des films en essayant de réinventer des territoires. Dans ce sens, j’en suis au même point que Jacques, qui essaie de se trouver un monde idéal dans ce village, de se trouver un amour idéal aussi. Même si je m’appuie beaucoup sur le réel, je le réinvente vachement. Finalement, la seule façon que j’ai trouvé de refaire le monde, c’est pas une façon politique, c’est à travers la création. Cela peut aussi être vu comme un aveu d’impuissance.

I N V E N T E R  L E  M O N D E

– Pour penser ensemble, pour avoir des sensations ensemble, il faut bien un monde autour, peut-être même un monde à affronter.

– Et qu’est-ce qui nous empêcherait d’inventer un autre monde que celui-là ?

– Mais j’invente ce monde. Nous l’inventons ensemble à partir de ceux que nous connaissons, un monde ne nous intéresse que pour les gens qui l’habitent, vous ne croyez pas ?

Effectivement, depuis tout à l’heure j’essaie de visualiser un nouveau monde, une terre nue, la végétation et personne d’autre que nous, et je sens bien que ça m’emmènerait pas si loin que ça.

Rabalaïre,p.1009

À la fin du livre, face à l’idée de Jacques d’inventer un pays où il pourrait vivre seul avec son grand amour, ce dernier le fait redescendre sur Terre, en lui disant qu’ils ne pourraient se suffire à eux-mêmes, que même pour se créer une « bulle » amoureuse, on a besoin des autres.

Oui, c’est un peu l’aboutissement de la réflexion menée tout au long du livre, et ce qui peut le réconcilier avec un « vivre ensemble ». Mais c’est quelque chose que j’ai découvert au moment où Jacques le découvre. C’est ce qui m’a fait me dire, en finissant de l’écrire que je m’arrêtais au moment où cela devenait intéressant. C’est étonnant comment finalement en écrivant un livre, tu apprends des choses sur toi et sur le monde. Écrire n’est jamais le fruit d’une réflexion pour moi. Au contraire, cela me fait réfléchir à propos des gens, à propos de moi, à propos du monde. Pourtant, j’ai longtemps cru que les écrivains étaient des intellectuels qui avaient compris vachement plus de choses que le commun des mortels, et qui écrivaient parce qu’ils avaient réfléchi aux questions. D’ailleurs, c’est rare que les écrivains montrent leur réflexion. Par exemple, Bataille commence son livre avec cette phrase à propos de l’érotisme, mais c’est rare même en étant le meilleur des philosophes d’arriver à une grande vérité d’emblée. C’est donc qu’il n’écrit pas toute la réflexion qui lui a permis d’en arriver là. J’ai découvert ça récemment, il m’a fallu arriver à cinquante ans pour comprendre ça, que c’est peut-être pas une bonne idée de commencer par la phrase-clé, qu’il vaut peut-être mieux terminer avec. Et c’est bien de ne pas cacher toutes les circonvolutions, toutes les phases par lesquelles la pensée passe pour en arriver là.

Texte et illustrations : Lazare Anabaptised

photos à partir du film Du soleil pour les gueux (2001) d’Alain Guiraudie

Rabalaïre (éditions P.O.L) est toujours disponible en librairie.

Parmi la dizaine de films qu’a réalisé Alain, on peut citer Ce vieux rêve qui bouge (2001), L’Inconnu du lac (2013, prix de la mise en scène au festival de Cannes dans la sélection « Un certain regard »), Rester vertical (2016), et son dernier, Viens je t’emmène (2021), sorti au cinéma en mars dernier.