Numéro 6 régional

A N N E L A P L A N T I N E

Mille mélodies qui viennent d’on ne sait où .

Ritournelles synthétiques, éclairs électroniques, micro-chansons, coqs à l’âne et accidents, pop abstraite, voilà une musique de mystères.

Les disques d’Anne Laplantine, toujours modestes dans leur production, sont très touffus, riches, presque baroques, faussement minimalistes tout en étant resserrés, proches de l’épure. La basse fidélité, les sons parasitaires, le souffle, révèlent une présence ; la musicienne est dans la même pièce que nous, tout en restant lointaine, effacée. Une fantôme ne ferait pas mieux si elle voulait s’adresser à nous.

Lorsque je l’ai contactée pour entamer une discussion, je lui ai envoyé un lot de questions, trop de questions, et elle s’est retrouvée dans l’incapacité d’y répondre froidement. C’est une longue conversation téléphonique, ponctuée de rires et d’hésitations, qui a rééquilibré le dialogue, en trouvant ensemble une méthode, chacune dans son bureau ; moi à Marcillac-Vallon et elle à Florac Trois Rivières, en Lozère, où elle s’est installée « un peu par hasard » il y a un peu plus d’un an.

Anne : J’ai toujours vécu à la ville : Lyon, Paris, Hambourg, Berlin, Toulouse, et maintenant je me demande pourquoi j’y suis restée aussi longtemps. Franchement je ne sortais pas, je voyais peu de monde, je restais chez moi, j’avais pas de thunes et peur des gens. Alors qu’ici il y a les jardins, et ça c’est la folie, c’est dommage que la ville ne s’organise pas avec des jardins.

Je me disais que je ne pourrais jamais vivre à la campagne, je ne sais rien faire, je sais même pas planter un clou. Je me disais comment je vais faire, j’arrive à rien, je galère dès que j’ai un truc de plomberie, mais en fait non, j’apprends. J’avais énormément de phobies, maintenant quand je fais du feu dans la cheminée je ne fais presque plus de crise d’angoisse, alors que j’ai peur des tempêtes, du vent, de l’eau, j’ai peur de me noyer, mais en venant là il a fallu que je sois prête, à nager dans l’eau, à réparer ma plomberie. On est tellement habitué à ne pas faire les choses soi-même.

J : Alors là, il y a une sorte de dépassement de soi ?

A : Comme je fais seule, c’est difficile, mais j’aime bien étudier, tenter de comprendre les choses, alors quand ça marche, holala… J‘expérimente, regarde des tutos, j’ai l’impression que je m’en sors pas mal ; je suis en train de me battre avec le gaillet gratteron (rires).

J : La vie dans le village, c’est comment ?

A : Ce matin j’ai fait un bouquet que j’ai apporté à la dame qui tient le café en bas, que j’aime bien, elle s’appelle Martine et adore les fleurs, je fais aussi les pancartes pour le covoiturage, on monte une assemblée dans le village pour pouvoir faire des choses sans attendre la mairie. Pas tout à fait un contre-pouvoir, plutôt un à côté.

On a fait un film aussi, avec quelqu’un qui m’avait contactée au début plutôt pour la musique. On a fabriqué une espèce d’équipe de cinéma, fait un casting à Florac, et embarqué plein de gens de la ville dans cette histoire. On s’est marré et on a très peu dormi, tout le monde tournait, on réécrivait le scénario au fur et à mesure. L‘idée pour moi c’était que les gens réalisent leurs rêves, qu’ils s’interdisent de se dire « ça non on peut pas », à moins que ce ne soit pour des raisons morales. Donc là on pouvait pousser le truc, et aller loin.

Je trouve que ça simplifie les relations quand on a un projet ensemble. On se met d’accord, surtout sur les points moraux, pour qu’il n’y ait pas de magouille. Faut se méfier des humains (rires). Enfin surtout se méfier des groupes.

 Là, le travail portait sur le respect, j’écrivais presque des dogmes, au début ils devaient penser que j’étais dingue, le soir j’envoyais des traités de comment ce film pouvait se faire, je leur demandais tout le temps « êtes-vous toujours d’accord avec ça ? », et c’est comme ça qu’on a avancé, en étant d’accord moralement. Je ne veux plus jamais vivre de choses où il n’y a pas de respect, pour l’avoir trop vécu.

J : Pour moi, idéalement, le groupe doit permettre de faire grandir l’individu, peut-être naïvement, ou utopiquement. En tout cas j’aime bien y croire

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A : Oui, moi aussi, mais déjà petite je trouvais que les groupes déconnaient. Dès que tout le monde décide la même chose, c’est de la barbarie. En petit groupe ça va, mais dès que tout le monde est d’accord, c’est dangereux.

J : D’où ta pratique solo de la musique ? Quel a été ton premier instrument ?

A : Le piano, vers six ans. C’était un piano qui jouait très faux. Ma maman en jouait, mais je n’aimais pas l’entendre, du coup j’étais contente d’apprendre à jouer pour entendre les morceaux comme je voulais les entendre. À peu près au même âge, j’ai commencé à jouer avec les machines de mon papa (François Laplantine, anthropologue). Les micros, appareils à cassettes, enregistreurs qui lui servaient dans son boulot étaient pour moi des instruments. J’enregistrais des blablabla, des fausses radios, le piano. L’outil de travail de mon père devenait pour moi celui qui me permettait de fixer le temps qui passe, de façon inexorable. Pouvoir fixer des moments, mais aussi de faux moments, des jeux. En fait, s’il n’y avait pas eu l’enregistrement, je ne suis pas sûre que j’aurais fait vraiment de la musique. En plus je n’aurais pas aimé que quelqu’un d’autre enregistre ce que je fais ; c’est des moments, des instants.

J’étais vraiment perturbée par l’amateurisme de ma maman, elle n’était jamais posée, alors que pour moi le moment de faire de la musique c’est un moment où l’on peut atteindre une forme de grâce, on est en lien avec quelque chose qui n’a pas de nom, en lien avec l’immortalité, et ma mère jouait et ponctuait de « merde », elle disait merde sur des morceaux de Chopin. C’était presque de la pornographie au quotidien.

J : Pour toi c’était trop sacré pour qu’on traite la musique comme ça ?

A : Finalement pas que la musique. Si on fait les choses avec attention et simplicité, de façon belle, ça donne des choses qui font du bien.

Je voyais cette façon d’être pressé, et cette indiscipline, qui m’énervait, chez beaucoup d’adultes. Moi, j’étais très disciplinée, je passais des heures à bosser, les gammes, pour que mes mains apprennent.

J : Avec, à l’inverse de plein de musicien•nes pop qui se suffisaient de très peu, un acharnement technique pour pouvoir exprimer au plus juste ce que tu voulais ?

A : Je pense qu’il y avait une nécessité en fait, dont celle de trouver une autre façon de rentrer dans le temps.

J : Cette question du temps, elle semble fondamentale pour toi. Tu cherches à le comprendre, l’appréhender, voire à l’interférer ?

A : Je trouve que la musique est là pour porter une attention au temps. Et il n’y a peut-être plus grand-chose qui donne une attention aux instants, aux choses microscopiques. Socialement, on est inattentif au temps.

J : Alors la musique permet de trouver une place temporelle ? Et par là un rapport au réel ? Trouver un tempo, une respiration.

A : Ça c’est un vrai sujet. J’essaie de circuler le plus librement possible dans tout cela. J’essaie de rester dans le même état, en musique ou en dehors. Le but c’est de s’amuser, d’en faire un jeu permanent.

 

J : D’ailleurs on dit « jouer de la musique », jouer comme le font les enfants.

A : Moi je dis « jouer à la musique ».

J : Jouer, c’est construire un monde.

A : Je passe mes journées à faire ça, je ne peux pas m’en empêcher.

J : D’ailleurs, du peu de choses que je connais de toi, je sais ta passion pour certains jeux, notamment le Go.

A : Oui, j’aime les jeux qui instituent une logique, mais une logique assez souple, pour pouvoir faire en sorte que tous les accidents soient possibles mais jamais dangereux. En fait c’est une discipline la logique, c’est une méthode.

J : Une méthode mathématique, ou un agencement psychique ?

A : Un agencement qui est souvent d’ordre symbolique.

J : Donc la logique et le jeu agissent comme modes d’organisation du réel ?

A : Oui, le jeu pour recréer le monde qui nous entoure et qu’on ne comprend pas. C’est pour ça que j’étais incapable de répondre comme ça à tes questions, parce qu’une réponse ça se construit, tout est instable, tout est tout le temps changeant… Il y a une logique mais elle est difficile à mettre en place. Il faut mettre du sens dans tout cela pour que ça ne soit pas un enfer constant, chaotique, et des fois c’est du boulot (rires).

J : Ordonner, structurer, mais laisser advenir. Trouver le bon angle, la bonne distance, ça pourrait être un pan de la méthode ?

A : Oui. Souvent il y a de l’accident, et souvent j’ai de la chance, et l’intuition de laisser un peu filer les choses et m’échapper, je suis pas freak control à fond, je laisse les choses et les gens faire ce qu’ils veulent et si ça marche pas je vais voir ailleurs.

J : Quand tu enregistres, tu as une idée précise de ce qui va se passer ? Parce que toute cette musique, elle se déploie quand-même de façon singulière. Je trouve qu’elle évite bien des écueils de la musique « synthétique » : elle est concise, saisie, elle ne développe pas, ne joue quasiment jamais la carte de la répétition, ou de la répétitivité.

A : Ah mais ça c’est marrant, car j’ai l’impression que c’est le même morceau. J’ai beau à chaque fois me dire que je fais une expérience nouvelle, au final c’est toujours le même morceau, et ce n’est pas grave. Et effectivement, les boucles j’aime en sortir. Ou faire rentrer des détails dans la boucle qui viennent la perturber. Ou en mélanger plusieurs. Ne pas s’installer dans la boucle. Emprunter des chemins. Faire des spirales.

J : Ce qui rend ta musique très spontanée, malicieuse, primesautière. Je t’imagine dans le truc « une idée, une action ».

A : Sauf que je ne pars pas avec une idée. Je pars avec du sensible. J’écoute des sons, un son m’inspire, une cloche sonne et j’entends autre chose, et là j’ai envie de faire de la musique, là alors oui il y a une immédiateté.

J : Et tu tires sur le fil ?

A : Je joue avec les sons, et des fois un son en amène un autre, me donne envie d’entendre une suite ou un rythme. Des fois non, alors je mets un truc aléatoire sur la grille. Et à partir de ça je cherche une logique, mais une logique qui fasse du bien. J’essaie, par accidents, des sons de synthés, trop moches, trop drôles, je garde, je jette, mais surtout ce qui m’importe c’est ce qui vient après, ou maintenant, ou avant. Des allers-retours temporels. Succession de choix un peu hasardeux. De l’ordre du sensible. C’est comme si tu vois une flaque d’eau, et avec ta main tu fais plof-plof dedans, c’est un plaisir quoi, ça fait des ondes. C’est joyeux.

J : Paradoxalement c’est une musique un chouilla triste parfois, ou mélancolique.

A : Pendant qu’on l’entend, on sait déjà que ça va finir. D’office il y a une problématique du temps. Si ces morceaux nostalgiques sont souvent courts, c’est que je ne peux pas les faire plus longs, mais aussi qu’il va falloir se les rejouer, si on veut revivre le truc. On sent que le morceau est mortel, mais en même temps il est immortel car il est fixé, on va pouvoir se le réécouter, et on va en avoir envie parce qu’il n’est pas assez long. Donc il y a aussi de la frustration, ça fait naître du désir.

Cette forme courte se décide en partie pour cette raison, mais pas uniquement. Il y aussi une position politique de la petite forme. À beaucoup de bruit, beaucoup de spectacle, je vais préférer quelque chose qui va être un secret. Si quelqu’un tombe dessus, bah il aura de la chance (rires).

J : Donc pas de gros feu d’artifice ?

A : Non, plutôt montrer quelque chose qui s’efface, humble, très discret. Et puis montrer qu’on peut faire de la musique à la maison, avec pas grand-chose, que c’est une activité humaine. Plein de gens m’ont écrit pour me dire « merci pour ta musique, elle m’a permis d’en faire à mon tour, avant j’osais pas, je croyais que c’était pour les grands ».

J : En commençant si tôt et en n’arrêtant jamais, tu as produit un nombre incalculable de morceaux. 500, 1000 ?

A : Et tout n’est pas sur Internet ! Maintenant je mets tout sur Soundcloud, et des fois il y a des trucs qui sortent, si des gens me demandent.

J : Des labels qui veulent sortir physiquement un disque, une cassette ?

A : Oui. Moi je n’y tiens pas forcement, je suis séparée du support disque. À force de déménager ça prenait tellement de place. Maintenant c’est beaucoup plus simple. Une collection dans un ordi… J’ai toujours collectionné, comme les autocollants, depuis des milliers d’années. Non, je ne suis pas si vieille, je suis née en 1972, à Lyon.

J : Tu y as fait des études ?

A : Oui, d’illustration et bd. Puis ensuite à Paris, mais ça ne m’intéressait guère. J’étais plus peinture. D’ailleurs, là, en parlant, je peins. Je t’enverrai le dessin si tu veux.

Mes parents ont encouragé le dessin et la peinture. Je n’étais pas très douée. Mais en secret, et là c’était pas une question d’être douée ou pas, je savais que la musique m’accueillait. Presque en terme religieux.

J : Et ta pratique a toujours été solo ?

A : Non, j’ai fait des collaborations, avec Momus, Ari Ménestrel, j’ai même eu un groupe. Mais j’ai surtout collaboré pour des performances, ou pour le cinéma.

J : J’ai vu que tu as aussi travaillé avec Samuel Boudier, dont je connais le nom pour le film « les enfants fous » qu’il a fait sur le groupe Salut C’est Cool.

A : Oui. Et Salut C’est Cool, suite à une interview radio que j’ai faite avec eux, sont devenus des amis. Je les ai critiqués, en disant qu’il faisaient la fête dans le désert en célébrant la fin du monde. Ils n’ont pas compris ce que je voulais dire. On se comprend pas complètement, mais ils m’apprennent plein de choses, et là où je les rejoins c’est qu’une vie sans joie c’est pas une vie. Artistiquement, depuis le début j’étais un peu sceptique, mais ce qui m’a surtout plu chez eux, c’est leur façon de faire, leur vie, leurs histoires. Ils ont une façon atypique de rentrer dans le monde. Je ne pensais pas rester en lien, mais ils ont toujours été là, à proposer des trucs. Insouciants et en même temps ils ont confiance dans les autres, c’est là leur force.

J : Pour finir, si tant est qu’on puisse finir, dans ta discographie il y a des albums que tu retiens, que tu recommandes ?

A : Ça c’est difficile, je ne sais pas du tout, il y a quelques morceaux que j’aime bien, faudrait peut-être faire un top 50 Anne Laplantine.

J : Ah ouais, carrément ! Il faut s’y coller.

A : Avec des morceaux qui font bien chialer…

J : … Vendu avec un paquet de kleenex.

Beaucoup de choses à écouter ici : je m’appelle anne laplantine. Des centaines de chansons, des albums, des pseudos, des liens sur des soundcloud, etc. La folie !

Interview réalisé par Jo – Illustration : Anne Laplantine