Numéro 6 régional

Deux mille mètres cubes

Je suis tombée dans un trou. J’avais pris soin de ne pas allumer la lampe torche pour ne pas me faire repérer et je n’ai pas vu le trou. Je suis à quatre pattes les mains dans la boue et je cherche à tâtons la lampe qui m’a échappé dans la chute. Je crois que je n’ai rien de cassé. Je me suis quand même bien accroché le genou sur un truc très dur. Mes pieds n’arrêtent pas de glisser, le sol est en pente, il a envie de m’accompagner vers un endroit plus profond. Les travaux ne devaient pas avoir commencé, il y a encore des recours, ils ne sont pas encore autorisés à mettre un seul coup de pioche dans ce sol qu’ils essaient de nous voler. Je ne devrais pas utiliser le pluriel pour parler de lui, il est tout seul, il n’y a qu’un seul voleur. Il a eu quarante-six voix de plus que l’autre qui ne valait pas mieux et maintenant il se croit tout permis. Ouais non je fais encore des raccourcis, ils sont plusieurs à vouloir nous voler, à commencer par son frère et son entreprise de terrassement. C’est de la bonne glaise, très riche en argile, je viens de temps en temps en prendre quelques seaux quand je suis à court pour les ateliers. Il faut la tamiser pour en faire quelque chose, là elle ne me sert à rien, elle m’empêche surtout de fermer les mains tellement j’en ai de collée sur les doigts. Si seulement on était un soir de pleine lune, fais chier elle est où cette torche ! Je n’aurais pas dû boire autant de rhum. C’était pour dompter la trouille de sortir comme ça en pleine nuit dans ce village de trouducs vigilants, mais là dans le noir je ne tente même pas de me mettre debout tellement ça chancelle dans la tête. Le truc très dur sur lequel je me suis abîmé le genou semble être de la roche, un gros morceau de rocher, j’essaie de graisser la terre dessus pour m’en débarrasser, je m’y accroche aussi un peu car je glisse à nouveau vers le fond du trou. Dire que j’étais seulement venue en repérage pour mesurer la distance entre deux arbres. Je me suis dit que c’était pas mal de définir la longueur de la banderole en premier, ça permet de connaître la taille des lettres, des espaces, et d’adapter le message en fonction. J’en ai marre, je me laisse glisser. La descente n’est pas si vertigineuse, elle est presque décevante. La pente voulait m’emporter et quand je la laisse faire elle fait sa timide, limite faut que je l’aide de mes pieds pour arriver à bon port. Je sais que je n’irai pas plus bas en touchant la lampe torche qui s’est elle aussi laissée emporter par la pente. Le première chose que je vois en l’allumant est une grosse flaque d’eau à laquelle j’ai échappé de justesse. Un mur de terre se dresse devant moi. Je me retourne et parcours du faisceau l’ensemble du trou, il est gigantesque, il doit faire dix mètres par cinq, un mètre au moins de profondeur, plus de deux mètres là où je suis. Il n’y a pas de doute, je suis tout au fond du trou où ils ont prévu de faire une piscine. Lotissement de luxe, dans ton cuxe. C’est le message que j’avais prévu pour la banderole alors que ce projet s’enfuit à toute vitesse de mes neurones au fur et à mesure que la colère monte. On n’en est plus aux messages gentillets, ils ont visiblement passé la vitesse supérieure, ils viennent d’ouvrir le bal, je vais pas les laisser insuffler le tempo. Le rocher sur lequel je me suis cognée est un rescapé, il surnage à la surface, comme un îlot de résistance qui va rendre la pose du liner difficile. T’inquiète mon lapin je vais te bichonner, ils ne vont pas t’embêter. Je perçois une énorme masse sombre qui surplombe la cavité dans un coin que je n’avais pas éclairé. C’est un bel engin de chantier sur chenilles avec une grosse pelle bien menaçante. Toi mon coco, tu peux être sûr que je vais m’appliquer à ce que tu ne puisses plus jamais redémarrer.

Finalement, tout s’est passé à merveille. La réverbération du soleil sur l’eau chlorée invite à l’abandon. Ce nouveau préfet est presque plus compréhensif que le précédent. Il est allé jusqu’à signer un permis illégal à ma place pour démarrer le projet avant la réalisation des études environnementales qui doivent en déterminer l’impact et les mesures d’évitement. C’est une aubaine. Si j’avais signé moi-même, ça aurait jasé. Bon, les opposants ne savent pas que le terrain appartient à la famille, par contre, signer une autorisation bidon pour le cousin du beau-frère, ça se serait su, ça aurait fait du bruit. Déjà qu’on me cherche des noises à chaque marché public confié à l’entreprise de mon frère, la discrétion est préférable. Le préfet, accompagné d’une poignée de chefs de service, m’a fait comprendre qu’il « s’occupait » des tracasseries administratives et des « khmers verts ». Et là il a rigolé, ravi de sa blague, suivi des chefs, un peu forcés. C’est quand même un drôle de type, il fait peur. Il dégage quelque chose de malsain. Pendant la réunion, les autres non plus n’étaient pas à l’aise. On voyait bien qu’ils étaient angoissés par le personnage, à l’affût de ce qui s’apprêtait à leur tomber sur le coin de la figure. Depuis que je me suis engagé en politique, j’en ai déjà croisé des hommes malsains et de toute façon, quand on veut le pouvoir il faut savoir où sont ses priorités. Et ça, moi, je le sais. C’est pas parce que je suis maire d’un pauvre bled de pecnots que je ne vais pas faire de grandes choses. Ce lotissement de luxe pour « riches discrets » dixit le promoteur, ses 30 piscines privatives, son espace balnéo, son golf et sa piste de rallye qui permet aussi l’atterrissage de jets privés, c’était LE projet à ne pas manquer. J’ai eu du nez. Et il n’y a guère que les écolos et les ringards pour ne pas comprendre que notre territoire, il faut l’exploiter, lui donner de la valeur. Ce ne sont quand même pas trois oiseaux protégés, le paysage ou une soi-disant pénurie d’eau qui méritent de freiner notre développement urbain et touristique. Et puis on n’est qu’à cinquante-cinq kilomètres du chef-lieu de département, bientôt, une autoroute nous reliera à la capitale, sans aucun doute. Le préfet est bien d’accord et il a promis de soutenir mes ambitions et le projet, créateur d’emploi, innovant et tout à fait dans l’air du temps puisqu’on a prévu des toitures végétalisées pour lutter contre le réchauffement climatique. Un souffle nouveau pour le village, à n’en pas douter. Et j’en suis l’instigateur, je vais laisser ma trace, pour le bien de tous. On a lourdement insisté sur les créations d’emploi, ça a fait mouche, ce qui est assez cocasse parce qu’en fait, des emplois à moyen terme il n’y en aura probablement pas. Le lieu est prévu pour fonctionner en autarcie, cerclé de grillages discrets et de végétation dense, et c’est pas au bistrot ou à la supérette du village qu’ils iront consommer, les riches discrets. Pour l’entretien, ils feront peut-être appel à des entreprises locales. Et puis la construction, c’est de l’emploi. C’est pas le frangin qui dira le contraire. Peu importe, tout le monde a fait mine d’y croire. Il faut qu’il se passe quelque chose, il faut être présent, dans le coup, faire du bruit, faire parler, faire quelque chose, occuper l’espace. Exister. C’est comme ça que ça marche, non ? La nuit approche, l’eau commence à fraîchir, je songe aux caisses de Saint-Nicolas de Bourgueil entreposées dans le pavillon pour l’inauguration.

Ils ont pété le rocher. Deux vieux du village disent qu’ils l’ont fait exploser à la dynamite. Ils ont entendu un grand bruit. J’ai eu peur et je me suis renseignée auprès de mon frère. Il passe ses journées à démonter sa moto mon frère, sans doute pour le plaisir de la remonter après. Il est formel, un serrage carbu ça fait pas exploser un moteur. Ça veut dire que l’explosion c’est pas l’engin de chantier que j’ai un peu arrangé en le purgeant de toute son huile. Souvent les deux vieux entendent ce qu’ils veulent et racontent n’importe quoi. Dynamite ou pas, le rocher n’est plus là, le liner a été posé, la piscine a été remplie et cette fois-ci je n’ai pas besoin de lampe torche pour la repérer, elle brille dans la nuit. Par contre c’est ce grillage qui me complique la vie, je pensais pouvoir me glisser dessous, ils ont enterré le bas. J’ai dû retraverser deux fois le village pour aller chercher une tenaille. J’en ai profité pour me refaire un petit shot de rhum, ça donne des ailes. Et là j’entends chaque petit bout de grillage que je cisaille comme une alarme qui retentit dans toutes les oreilles des vigilants. Même les grillons se taisent. La vibration de chaque petit bout de fil de fer sectionné se propage tout le long de l’enclos. Je fais des pauses et j’écoute le silence. Quand mon cœur cogne un peu trop fort dans sa cage, je me dis que je pourrais me contenter de préparer l’ouverture et revenir la nuit suivante. Quand je parviens à me calmer, je me dis que c’est cette nuit ou jamais. Demain ils commencent à faire les visites. Ils ont monté à la va-vite une sorte de pavillon témoin, avec, pour seul argument, le besoin d’évaluer l’attractivité du projet. Il paraît que le préfet a tout signé mais il a quand même demandé des gages de rentabilité. Et ça va marcher. C’est certain que Trouduc Land va attirer plein d’autres trouducs qui vont rêver de leur cent mètres cubes de flotte privatifs pour éviter de se mêler à la populace qui se baigne à la rivière un kilomètre plus loin. J’ai du colorant céramique plein les poches, un beau rouge sang, et un magnifique bébé baigneur trouvé dans un vide-grenier. Le baigneur qui flotte la face dans de l’eau sanguinolente, je ne suis pas certaine que l’image soit très vendeuse. J’ai enfin ouvert suffisamment le grillage pour m’y faufiler. Je fais pas la maline. Chaque pas en direction de la flaque bleue me demande de rebrousser chemin. Je me rassure en me disant que ça va pas prendre longtemps, je n’ai qu’à jeter les pigments, faire un bisou au baigneur et repartir. Il y a une lueur au bord de la piscine, comme du métal qui réfléchit les ondulations de l’eau. Je me fige, c’est le pied d’une chaise, on dirait un pliant. J’entends un soupir de satisfaction.

Ils ont parlé de sabotage. J’ai des doutes, ils sont pas toujours fiables, les gars de l’entreprise fraternelle. Je les soupçonne de pas avoir mesuré l’ampleur du chantier. En ingénierie, ils sont pas au niveau, alors ils s’arrangent avec la réalité à chaque aléa qui se présente. Pas très pro, mais ils sont d’ici, donc on les privilégie. Et puis, ils trouvent toujours des solutions. Plus ou moins efficaces et fiables j’en conviens. De toute façon, je ne vois pas qui aurait pu saboter la pelleteuse. Surtout qu’ils n’en avaient plus besoin sur le chantier. C’est ridicule. Encore une excuse à la noix pour couvrir je ne sais quel accident en état d’ébriété. Tout cela n’a pas empêché l’artificier de terminer le travail. Les tirs de mine sont venus à bout de la roche mère. Le plus drôle c’est que c’est en particulier là-dessus que les études environnementales insistaient, je me souviens de cette chargée de mission hystérique qui parlait de risque d’atteinte à la nappe phréatique. Elle était jolie mais pas assez conciliante. Le préfet avait dit qu’il en faisait son affaire, mais il semblait moins tranquille que d’habitude. Faut dire que la gamine, elle avait l’air d’avoir des arguments, une marge de manœuvre et des convictions, même si j’ai pas compris grand chose. Elle me disait que c’était de ma responsabilité, que j’avais le choix. Je laisse ces trucs compliqués aux ingénieurs et aux technocrates. Moi, je m’occupe du rayonnement du village, d’aller de l’avant et figurer parmi les grands. De toute façon, cette histoire de roche mère, c’est réglé. Enfin c’est fait. Les travaux sont terminés sur ce secteur-là. On a même fait d’une pierre deux coups puisqu’ils ont commencé précisément là où nichent les fameux oiseaux protégés. Plus d’habitat naturel, plus de bestiole, plus d’atteinte à la nappe phréatique, plus d’étude, plus d’impact à évaluer encore moins de mesures à prendre pour protéger je ne sais quel animal inutile. On ne va quand même pas en faire un scandale. L’environnement, on le maîtrise. C’est comme ça, il n’y a aucune raison que ça change. Une brise fraîche caresse mon visage. Le Saint-Nicolas n’est pas mal du tout, je me sens puissant. Un début d’érection se manifeste. Il y a bien longtemps que je n’ai pas ressenti ça. J’ai dû m’assoupir quelques minutes, la luminosité est différente. J’imagine une ombre se faufiler au bord de la piscine. Le vin fait son petit effet… le monde prend la forme de mes désirs. Je bande franchement. Incroyable.

Eléa Ma, Lë Agary

illustration : Sarah