Acheter une ferme en collectif… sans en être propriétaire
Vouloir « habiter sans posséder » suppose qu’entre la « propriété » et « le communisme » qui en serait l’abolition, il y a en fait diverses manières d’« avoir » ou de « posséder » son espace de vie, sans en être « propriétaire » au sens juridique strict. (1)
Entre châtaigneraie centenaire et pâturages en friche, c’est une petite ferme en Nord Aveyron qu’un groupe d’une demi-douzaine de personnes vient d’acquérir. Choisissant de ne pas être directement propriétaires, ils et elles créent une association qui détient ce lieu sur lequel naîtra bientôt de l’élevage, ainsi que de l’accueil social et culturel. Les habitant·es reviennent sur cet achat collectif dans un arpentage à plusieurs voix autour de la notion de propriété.
Quel était votre rapport à la possession avant d’acquérir ce lieu ?
Choupette : J’ai passé mon enfance au 12ème étage d’une barre HLM, dans un quartier populaire. Malgré son lot de violences sociales et individuelles, cet habitat post-soixante-huitard était empreint d’ouverture sur le monde. J’en garde le souvenir complexe d’une richesse de liens humains, de projets associatifs et politiques. Vers mes 30 ans, mes parents, cherchant à sortir du quartier, ont fini par accéder à la propriété dans une banlieue moins défavorisée. J’ai le sentiment que cet achat est lié au renoncement à leurs idées révolutionnaires de jeunesse et à un certain retrait sur soi.
Pierre : Pour moi, la notion de possession est très liée aux objets qui nous entourent. Derrière chaque objet, chaque lieu, j’ai l’habitude de me demander à qui ça appartient. Ai-je le droit d’en faire usage ou pas ? Le seul moyen d’être vraiment libre d’utiliser des objets ou des lieux serait de les posséder? Donc d’avoir de l’argent. Ce qui est finalement une chose bien arbitraire.
Didouxe : « La propriété c’est le vol », le célèbre aphorisme de Proudhon me trotte en tête depuis des décennies. Ça ne m’a pas empêché de devenir proprio d’un appart en 2003 et d’être soulagé d’en faire don à ma fille il y a six ans… Depuis que j’ai posé les pieds ici, je me sens autrement en cohérence avec mes idées. À y regarder de plus prês, ce que l’auteur anarchiste dénonce c’est la possibilité d’abuser du bien qu’on possède, pas la propriété en temps que telle (2). On a tous·tes besoin d’un chez soi. Que se soit sous forme de squat, location, propriété collective ou individuelle, ça fait parti d’un besoin disons « existentiel ».
Le B : Dans les groupes que j’ai côtoyés depuis une dizaine d’années, j’ai souvent rencontré une culture du partage d’objets. Du matos de cinéma, une voiture, des outils de menuiserie… À chaque fois c’était le collectif qui les possédait et moi je pouvais les utiliser au titre de membre du groupe autogéré. Sans le conceptualiser, j’ai fondé mon rapport aux objets sur l’usage plutôt que sur la possession privée. L’usus plutôt que l’abusus. L’acquisition de cette ferme est pour moi un prolongement de ces pratiques.
Je me rends compte qu’il y a très peu d’objets qu’il est nécessaire de posséder en propre. Le fait de désirer les posséder provient à la fois de la stratégie du capitalisme de nous refourguer ses nouveautés et de ce que Pierre Crétois appelle l’idéologie propriétaire : l’idée que la propriété privée découle du mérite de ce que chacun·e a acquis par son travail (3).
Quelles ont été vos sources d’inspiration pour acquérir collectivement ce lieu ?
Didouxe : Il y a quelques années je m’étais intéressé à des propriétés collectives en copropriété, SCI ou SAS*. Ces formes juridiques permettent de « penser collectif », mais elles ont de sérieuses limites : la possibilité de revendre ses parts et de quitter le navire en récupérant ses billes peut mettre en péril le projet collectif. Ces dernières années, plusieurs exemples de groupes qui se sont déchirés sur ces questions nous ont découragé.es d’utiliser ces statuts.
Puis j’ai participé à la création de la Tontinette, un GFA mutuel en Ariège. Sur le principe de Terre de Liens (5), notre structure a permis l’installation d’éleveuses de brebis et d’une maraîchère en prenant en charge l’acquisition foncière. La spécificité de ce GFA c’est qu’il n’était pas demandé aux paysannes de fournir un projet viable économiquement et qu’elles étaient associées de manière horizontale aux réunions décisionnelles.
Pierre : Ça ressemble à ce qui s’est fait sur le Larzac. En 1985, suite à la lutte contre le camp militaire, la Société Civile des Terres du Larzac (SCTL) est créée. Dès lors, cette structure détient des fermes et des terres agricoles. Elle les attribue à des paysan·nes via des baux de carrière. Ça permet de garantir que ces terrains soient toujours d’usage agricole, qu’il ne puisse y avoir ni spéculation immobilière ni transformation en résidences secondaires. Celles et ceux qui s’installent ne paient que la valeur d‘usage : les travaux effectués par les précédents occupant·es. Ils et elles ne s’endettent pas sur des décennies comme dans la plupart des autres installations agricoles. Avoir rendu inaliénables ces terres gagnées sur les militaires est un geste politique très fort (6).
Choupette : Pour moi aussi, c’est grâce à ces aventures que j’ai compris que la propriété privée marchande n’était pas une fatalité. Il existe d’autres endroits dans le monde, et d’autres époques où les choses étaient organisées différemment. Le dénominateur commun de ces formes de propriété est que les personnes qui les utilisent n’ont pas le pouvoir de revente. (Voir encart ci contre)
Le B: C’est ce que nous avons voulu faire ici. Nous avons créé un montage en double structure*: une association d’activité dans laquelle les habitant·es et usager·es ont les pouvoirs décisionnels et une association qui détient le foncier. Dans cette dernière, le pouvoir des habitant·es est limité par des garant·es, des personnes de confiance issu·es d’autres collectifs, qui assurent la pérennisation du lieu.
Quelles limites voyez-vous à cette forme de propriété collective basée sur l’usage ?
Choupette : S’engager dans une telle construction collective représente une sacrée prise de risque. Ça reste le lot de personnes privilégiées. Il faut être conscient·e que nos héritages à venir, nos capacités de jonglage entre le salariat et le RSA, sont des privilèges de la classe moyenne dont nous sommes tous·tes issu·es. La question est de savoir comment ces alternatives peuvent être accessibles à d’autres milieux sociaux ? Mais est-ce-seulement possible ? Si la propriété privée apporte un (illusoire) sentiment de sécurité individuelle, je me demande comment un projet collectif peut recréer cette nécessaire protection des individus ? Ici, on réfléchit à une caisse de solidarité qui permettrait de ne pas partir les poches vides si on doit quitter le projet… C’est une piste de réflexion pour que des projets collectifs ne soit pas toujours incarnés par les mêmes classes sociales…
Le B : Pour extirper une terre au marché immobilier, il faut quand même l’acheter. Il faut du fric pour ça. On en avait tous·tes un peu. À parts inégales. Moi j’ai décidé d’en donner une partie, et d’en prêter une autre. Elle me sera remboursée en totalité dans 15 ans grâce aux cotisations que les habitant·es payent mensuellement. On a chacun·e dosé librement notre don et notre prêt. Ainsi ça a quelque peu nivelé nos inégalités sociales de départ. Mais on le sait bien, dès qu’il y a des enjeux d’argent entre les humain·es, ça se complique. Insidieusement les inégalités d’apports peuvent se transformer en rapport de pouvoir.
Pierre : Se confronter à cette réalité d’inégalité financière, ça fait partie de l’aventure du collectif. On essaie de créer les espaces de discussion pour cela. Par exemple, on écrit des textes et on en discute. On l’a fait sur notre rapport à l’argent. Ça permet de comprendre ses propres mécanismes et aussi d’accepter ceux des autres.
Le pouvoir se trouve toujours quelque part. Dans le système capitaliste, il est déterminé par l’argent. Dans une propriété collective d’usage, le pouvoir est sans doute plus diffus. Les rapports de force, les formes de dominations insidieuses peuvent s’y développer. Implicitement le pouvoir peut se trouver chez la personne qui s’exprime le mieux, celui ou celle qui a plus de compétences ou un fort leadership. Bref, la porte est ouverte à toutes les dérives parfois même pires que celles qui existent dans les rapports capitalistes. En contre point de ce danger, nous choisissons les règles de notre micropolitique (7) et sommes en capacité de mettre de l’attention sur les rapports de pouvoir ou toute autre domination qu’on veut déconstruire.
Didouxe : Tant que l’épaisseur politique du projet existe, que les participant·es jouent le jeu avec bienveillance et compréhension mutuelle, l’aventure sera belle à vivre. Mais je sais que les travers humains peuvent remonter à la surface et que tout peut basculer en un rien de temps. Ça me rassure de savoir que les personnes peuvent changer et les projets continuer.
Le B : On est mû par l’idée que la vocation collective, agricole et d’accueil du lieu se pérennise au delà des trajectoires individuelles et du groupe initial. En quelque sorte, on le fait pour initier une suite. Pour moi qui suis père de deux enfants, c’est d’ailleurs paradoxal de me dire que ce lieu ne leur sera pas transmis par héritage. Vu qu’il ne m’appartient pas, il sera transmis à d’autres personnes qui poursuivront l’aventure collective dans la même tonalité politique. Pour les enfants, j’espère que la transmission se fera ailleurs : sur le fait de grandir dans l’effervescence d’un projet collectif.
Choupette : C’est aussi des valeurs qu’on transmet. Parce que sortir quelques bouts de terre de la propriété marchande, ça reste des gouttes d’eau qui ne remettent pas en cause le système dans son ensemble. Ces autonomies ne sont rien si elles ne s’inscrivent pas dans une lutte plus globale, féministe, antifasciste, anticapitaliste, etc. Et c’est ce qu’on se propose de vivre collectivement.
Choupette, Didouxe, Le B, Pierre – Illustration : Alys
1 : Aurélien Berlan, In « Habiter Sans Posséder », p84. Voir encart sur l’ouvrage.
2 : Au sens juridique, la propriété est considérée comme un « bouquet de droits »: le droit d’en faire usage (usus), celui de l’exploiter économiquement (frutus) et celui de le vendre ou de le détruire (absus). Dans le droit français c’est l’abusus qui prévaut.
3 : In La part commune, critique de la propriété privée. Pierre Crétois. Ed. Amsterdam, p57.
4 : D’autres exemples de Fonds de dotation: « Le fonds de dotation, une brèche dans la conception française de la propriété privée », oct 2019, www.reporterre.net/
5: www.terredeliens.org
6 : Détails sur la SCTL: « Sur le Larzac, l’installation paysanne par la non propriété », juil 2021, www.mediapart.fr
7: L’ouvrage Micropolitiques des groupes, paru en 2007 chez HB éditions, explore de nombreuses pistes pour construire le collectif. Également disponible en ligne en PDF.