Numéro 9 Régional

En finir avec la police

« Qu’on ait ou non des griefs personnels à son égard, détester la police est une position politique. Dans une société capitaliste, raciste et patriarcale, choisir le camp des opprimé·es, des exploité·es et des tyrannisé·es, c’est compter la police parmi ses ennemis ». Gwenola Ricordeau opère une rupture avec le réformisme ambiant selon lequel il faudrait une grande réforme de la police républicaine. Une police bien formée, respectueuse de tous et toutes, et enfin au service du peuple. La sociologue pense au contraire qu’il faut mettre l’abolition de la police sur la table et qu’elle ne doit plus être un impensé dans les luttes progressistes. Entretien.

Gwenola Ricordeau est une sociologue et militante française connue pour ses travaux sur l’abolitionnisme pénal et les contestations du système carcéral. Elle a publié Pour elles toutes. Femmes contre la prison aux éditions Lux en 2019 puis Crimes et Peines. Penser l’abolitionnisme pénal aux éditions Grevis en 2021. Elle est actuellement professeure en justice criminelle à la California State University à Chico et vient de diriger l’ouvrage collectif 1312 raisons d’abolir la police aux éditions Lux.

 

Pourquoi avoir choisi de consacrer un ouvrage spécifiquement à la police ?

Ce livre s’inscrit dans la continuité de mes travaux antérieurs. J’aborde cette critique de la police du point de vue de l’abolitionnisme pénal (1), un mouvement et un champ de réflexion dans lequel je m’inscris depuis maintenant une vingtaine d’années. Mais il y a aussi l’événement du meurtre de Georges Floyd et les mobilisations Black Lives Matter et une popularisation dans l’espace nord-américain de certaines revendications et réflexions abolitionnistes. Le livre vient donc répondre aussi à ce moment précis et a vocation à faire connaître des réflexions critiques qui circulent dans et autour des mobilisations contemporaines pour l’abolition de la police. Cet ouvrage permet également de faire connaître les textes d’auteurs et autrices, de militant·es nord-américain·es peu connu·es et peu traduits jusqu’alors en France.

Dans l’inconscient collectif et aussi dans la bouche de celles et ceux qui légitiment la police, il y a cette idée qu’elle est là pour nous protéger, qu’elle est essentielle au maintien de la sécurité. Que peut-on leur répondre ?

Il existe depuis longtemps des travaux scientifiques qui montrent que l’activité policière a des effets extrêmement marginaux sur ce qui est communément appelé la délinquance ou la criminalité, que ce soit en matière de prévention ou de résolution des crimes. Si l’on veut comprendre ce qui impacte, ce qui façonne réellement le niveau de délinquance, il faut prendre en compte les inégalités sociales et regarder comment est organisée la société, comment sont réparties les richesses, quelle est la qualité des liens sociaux… La police n’est pas simplement inefficace, c’est une institution parasitaire qui a un coût social exorbitant et qui nuit à la qualité de vie en société. Elle est responsable de nombreuses formes de violence et en plus elle induit l’idée qu’elle pourrait être utile, elle détourne donc notre attention et nos potentialités pour trouver de véritables solutions afin de répondre aux préjudices et aux besoins des victimes. Et puis, il est primordial de s’interroger sur qui est ce « nous » lorsque l’on pense que la police nous protège. En tout cas, les gens qui disent que la police les protège ne sont pas celles et ceux qui sont d’abord la cible des violences et des meurtres policiers. Par contre, ce que fait très bien la police, c’est maintenir l’ordre capitaliste, patriarcal et raciste.

Vous rappelez que la police contemporaine étasunienne trouve ses origines dans les slave patrols (2). En vivant aux États-Unis, vous avez dû être particulièrement sensible aux questions concernant le racisme structurel de la police. À quelle point la situation française est-elle différente de la situation nord -américaine ?

Je ne suis pas historienne de la police, mon champ d’expertise est celui de la critique du système pénal. Les histoires des polices en Europe et en Amérique du Nord ont leurs spécificités. Mais je peux dire que lorsque l’on se penche sur les critiques faites à la police, il est fréquent de convoquer une comparaison avec une police étrangère. Aux États-Unis on mobilise beaucoup les exemples de la police européenne, comme la police en Allemagne supposée plus pacifique, qui entretient des relations plus positives avec les habitants et habitantes. Tout cela contribue à légitimer l’idée qu’il existerait de meilleures polices que d’autres. Or, être abolitionniste, c’est refuser de dire qu’il pourrait y avoir une meilleure police, car on remet en question son existence même. On peut certes dire que la police étasunienne est plus raciste et plus meurtrière que n’importe quelle police en Europe mais la police tue dans tous les pays. La police européenne est également raciste et demeure une nuisance à la qualité de vie en société. Ce qui différencie les polices étasuniennes et européennes n’est pas une différence de nature mais une différence de degré.

L’espace géographique nord-américain est une colonie de peuplement, il est évident qu’il ne peut pas y avoir de lutte antiraciste ou décoloniale sans dire clairement que la police comme la prison sont des institutions qui contribuent à maintenir l’ordre colonial. Ceux et celles qui s’attaquent à cet ordre doivent se confronter à la répression. C’est aussi pour cela que j’ai tenu à ce qu’il y ait dans le livre des voix de personnes autochtones (3) qui luttent contre le colonialisme et l’extractivisme. Le démantèlement du colonialisme ne peut qu’aller de pair avec le démantèlement de ces institutions.

Dans cet ouvrage collectif, il y a une multiplicité de points de vue : des récits produits par des personnes autochtones mais aussi par des travailleuses du sexe ou des personnes considérées comme folles…. En quoi ces expériences particulières permettent-elles de nourrir la réflexion générale sur l’abolition de la police ?

Cela permet d’indiquer clairement qui est la cible de la police. Ces groupes ont subi des violences qui ont conduit à des formes de résistances. Notre travail avec ce livre est de déployer des analyses situées qui expliquent pourquoi un certain nombre de luttes décoloniales, féministes, anti-validistes en arrivent à la question de l’abolition et ne peuvent pas se permettre un simple point de vue réformiste sur la police. Cela permet aussi de souligner que la lutte pour l’abolition de la police est aussi une lutte contre le suprématisme blanc, contre le patriarcat, le capitalisme et le validisme.

Dans l’article de Mad Resistance (4) que l’on trouve dans l’ouvrage, on apprend qu’il y a un grand nombre de personnes handicapées ou considérées comme folles parmi les personnes tuées par la police (plus de la moitié). Le validisme est-il une oppression encore plus invisible que le racisme ?

La quantification du nombre de personnes tuées par la police est quelque chose de finalement assez récent. Il a fallu des mobilisations pour avoir accès à des chiffres beaucoup plus justes que ceux dont on pouvait disposer par le passé. Il y a une prise en compte récente de la surreprésentation des personnes handicapées parmi les victimes de la police mais c’est encore difficile de quantifier en quelles proportions. C’est un chantier qui s’est ouvert et j’espère qu’on aura davantage de données dans les années à venir.

On peut rappeler que l’abolitionnisme pénal a évolué conjointement avec d’autres mouvements autour de la critique des institutions. Il y a une proximité dès les années 1970 avec les mouvements de lutte contre l’institutionnalisation des personnes handicapées et des personnes dites folles. Et puis récemment, le contexte de la pandémie a obligé à reposer plus largement la question du validisme. Les États-Unis ont totalement délaissé les questions sanitaires pour se consacrer aux questions économiques et de surveillance. La pandémie a mis en évidence la nécessité de nous organiser pour nous protéger collectivement. Nous ne sommes pas égaux face à elle et c’est pour cela que la solidarité est cruciale. Aux États-Unis, cela a abouti à un slogan qui a été pas mal repris dans les manifestations abolitionnistes depuis le début de la pandémie : « Care not cops », du soin et pas des flics.

Les cinq premières contributions de l’ouvrage sont regroupées dans un chapitre intitulé « rompre avec le réformisme ». Pourquoi est-ce une condition sine qua non pour pouvoir penser l’abolition de la police ?

Entre l’abolitionnisme et le réformisme il y a une différence de nature. L’abolitionnisme opère une rupture avec ce que j’appelle le « régime ordinaire de la critique de la police », c’est-à-dire l’idée que le problème de la police serait ses dysfonctionnements. L’abolitionnisme refuse l’idée que la police pourrait être une meilleure police, qu’il suffirait donc simplement de la réformer, c’est son existence même qui est questionnée. Les réformes, quant à elles, contribuent à légitimer l’institution. On va discuter de comment contrôler la police, augmenter ou diminuer le nombre de policiers, comment les former et les équiper. D’ailleurs, beaucoup de propositions réformistes impliquent une augmentation des budgets de la police. Tout cela évite de discuter des questions essentielles : à quoi sert vraiment la police, et à qui elle profite. La critique du réformisme peut se faire aussi d’un point de vue pragmatique, puisque lorsque l’on regarde les effets de ces réformes elles n’ont généralement pas d’effet sur ce qui est généralement le plus critiqué : la violence et les meurtres policiers. Ceux qui ont tué Georges Floyd avaient bien reçu des formations sur les biais (raciaux) implicites et les techniques de désescalade.

De plus, les réformes de la police surgissent à des moments précis, souvent après un meurtre policier. C’est le cycle politico-médiatique : les images des violences policières déclenchent une indignation populaire et des mobilisations (non sans contre-offensive) puis enfin sont mises en place des réformes, laissant intacte la légitimité de la police. C’est pour cela que Dylan Rodriguez (5) dit que les réformes participent d’une « contre-insurrection libérale et progressiste », puisque leur réelle fonction est bien d’asseoir les systèmes de dominations.

Mais alors concrètement, quelles stratégies peut-on mettre en place pour en finir avec la police ?

Il n’y a pas de posture monolithique dans les mouvements abolitionnistes, ils sont traversés par des débats autour des stratégies à adopter. À partir des années 2020, aux États-Unis, l’approche qui devient la plus populaire est celle du « démontage ». C’est une stratégie procédurale, une guerre d’usure. Elle se déroule en trois temps : l’affaiblissement ou disempower, puis le désarmement ou disarm, et enfin la dissolution ou disband. C’est dans ce cadre-là qu’ont émergé les revendications autour du définancement de la police (defund), ou l’opposition à la construction d’écoles de police. Ce sont des revendications de réformes dites « non-réformistes » (réduire les budgets de la police dans une logique d’affaiblissement de l’institution policière). Si le slogan defund est populaire, il faut bien garder à l’esprit que le définancement de la police n’est pas en soi abolitionniste, ni l’unique stratégie. Il existe aussi des stratégies dites de « destruction » ou insurrectionnelles, et enfin des stratégies dites de « l’abandon » qui consistent plutôt en la construction d’alternatives, c’est à dire créer des espaces à part (6), afin de rendre la police obsolète. Toutes ces stratégies peuvent se combiner. Il faut également rappeler que les abolitionnistes ne visent pas seulement la police, mais ce qu’on appelle en anglais le « policing », c’est-à-dire le maintien de l’ordre, la surveillance. Or le « policing » n’a pas forcément besoin d’un corps policier en tant que tel, notamment si on pense au développement des nouvelles technologies et l’explosion des dispositifs de surveillance.

En conclusion de votre ouvrage vous appelez à dé-fliquer les luttes progressistes. Qu’entendez-vous par là ?

Malheureusement, dans une partie de la gauche, la critique de la police se limite souvent à la condamnation des « violences policières » mais il n’y a pas d’analyse critique de son rôle, notamment sous l’angle de la race et de la classe. Dans les luttes féministes, les courants dominants peuvent également mobiliser la police et le système pénal comme des alliés potentiels pour l’avancée de la cause des femmes ; il y a rarement une réflexion critique sur l’usage des plaintes à la police, qui est pourtant une institution éminemment patriarcale. Dé-fliquer les luttes progressistes c’est abandonner le réformisme et prendre position contre la police. Il est important de tracer une ligne de démarcation pour rompre avec cette idée qu’il pourrait exister une bonne police, une police républicaine. Enfin, il est important de rappeler que l’abolitionnisme ne peut exister sans projet révolutionnaire. La prison et la police pourraient être abolies pour des raisons qui ne seraient pas progressistes, par exemple pour des raisons de rationalité économique avec l’aide des technologies de contrôle et de surveillance. Nous parlons d’un véritable projet révolutionnaire, anti-capitaliste, anti-impérialiste, anti-raciste anti-patriarcal, qui permettrait d’avoir une organisation sociale dans laquelle il n’existe pas de police et dans laquelle le recours à la punition ne serait pas considéré comme une manière moralement efficace ni juste de répondre aux préjudices qui sont liés à la vie en société.

Propos recueillis par Chispa / Illustrations : Pierro

1 : Né dans les années 1970, l’abolitionnisme pénal est un mouvement intellectuel et militant, qui s’est principalement développé dans les pays occidentaux et qui consiste à remettre en question le système pénal dans son ensemble (tribunaux, police, prisons) et à imaginer des alternatives.

2 : Les slaves patrols sont des groupes d’hommes blancs armés qui se chargeaient de discipliner les esclaves et de rattraper les fugitifs, dans le sud des États-Unis du XVIIIe et XIXe siècle.

3 : Free Lands Free People « Une brève introduction à l’abolitionnisme anticolonial » in 1312 raisons d’abolir la Police, Lux éditions.

4 : Mad Resistance, « Folie, handicap et abolition ». Ibid.

5 : Dylan Rodriguez, « Le réformisme n’est pas synonyme de libération mais de contre-insurrection » Ibid.

6 : À ce sujet, cf Alex Vitale « Dix façons d’éviter le recours à la police et de rendre nos collectivités plus sûres » Ibid.