Numéro 13 régional

A69 « Ça va devenir vénère »

Début avril nous étions à Saïx, près de Castres, sur les derniers bouts de terre et de forêt résistant aux engins de chantier. Entre amertume et espoir, entre une énergie folle et un massacre écologique en cours, des centaines de militant·es se relaient sur place pour manifester, occuper, porter plainte ou saboter. Des milliers d’autres sont prêts à les rejoindre pour la grande mobilisation du 8-9 juin… Delga, Darmanin et NGE sont dans un bateau, qui tombe à l’eau ?

« J’apprends tous les jours dans cette lutte, j’apprends du féminisme, du jardinage, etc ! ». Laurent, retraité et militant au collectif La voie est libre (LVEL) nous accueille en grande forme. Nous sommes chez Isabelle, au début du tracé de l’A69. Sa maison sert de refuge aux « jeunes qui peuvent venir prendre des douches, faire des lessives ou passer une nuit ». Un refuge douillet pour les militant·es restés sur place pendant l’hiver. Laurent, qui habite à quelques kilomètres de là, s’occupe de faire le lien avec les occupant·es. Il nous raconte le tournant qu’a pris la lutte ces derniers mois : « Pour la première grosse manif du « Ramdam sur le Macadam » en octobre, c’est la première fois qu’on travaillait avec XR, les Soulèvements de la terre, et on s’est retrouvés à dix mille ! Jusque là, la lutte se faisait dans l’esprit de LVEL. Mais pour les jeunes qui sont arrivés, cela ne suffisait pas. Alors on s’est mis à réfléchir, comment travailler avec d’autres collectifs, comment s’adapter. Car de toute façon on le sait : plus ça avance, plus ça va devenir vénère, mais on veut aussi que la population locale continue de soutenir le combat. Pourtant, si ça a pris autant d’ampleur dernièrement, c’est parce que la lutte a évolué. Tous ces modes d’action, ajoutés au juridique, au tractage, à l’expertise, aux conférences, aux scientifiques : tout doit se compléter ». Ainsi un membre de LVEL avait un bâtiment désaffecté qu’il a mis à disposition des occupant·es. Après l’ouverture de la Crem’arbre – du nom d’une parcelle située sur le tracé de l’A69 et occupée à partir de janvier, « il a fallu trouver plus grand, ce fut donc un hangar chez un paysan bio qui a découvert une centrale à bitume derrière chez lui. C’est devenu un point central, pour mettre en place des actions, faire des banderoles, préparer le carnaval ».

Assemblage d’énergies

Mais au départ, les choses ne sont pas simples. Pour les collectifs opposés aux centrales à bitume, par exemple : « Ils ne veulent pas être englobés dans la lutte contre l’autoroute, même si c’est complètement lié, et même si la plupart des initiateurs y sont actifs, car ils ont leur identité à part. La dernière fois pendant la manif de décembre, l’action sur la centrale de PuyLaurens [une partie de la manifestation a dévié du cortège et envahi les lieux], ça les a dérangé. Donc il faut discuter, tout en restant parfois sur un mode confidentiel pour pas que la préfecture soit au courant. Moi-même au Ramdam je n’étais pas au courant qu’ils avaient prévu différents cortèges [dont l’un ira s’attaquer aux machines et au hangar d’un bétonneur de l’A69] Pour [la grande manif de] début juin c’est pareil, on ne saura pas tout ce qui va se préparer. Il y a une coordination entre tous les groupes, mais on garde de la confidentialité, on se fait confiance »

Il souligne que « sont arrivés au Bacamp(2) des gens qui luttent contre le système capitaliste, etc. On ne les connaissait pas, ils étaient courageux et certains allaient provoquer les forces de l’ordre…. même si nous on n’est pas à l’aise avec tout ça ». Ce qui les a amenés à se questionner : « Est-ce que c’est violent ce qu’ils font avec la nature ? Oui c’est violent, et ça impacte le climat et notre vie bien davantage que lorsqu’ils reçoivent trois cailloux, et qu’en contre partie ils nous envoient fumigènes, grenades de désencerclement et tirs de LBD alors que l’on venait ravitailler les écureuils(3)»

Côté juridique, le dossier de recours sur le fond est clos le 31 mars et ne sera pas jugé définitivement avant la fin de l’année. « Notre objectif est donc de ralentir le chantier. Eux veulent aller très vite ». Mais il rappelle que rien n’est joué. « Pour l’instant, ils n’ont fait que des œuvres d’art, et même pas la moitié. Il y a encore des sites où il y a des conflits avec les propriétaires non résolus, comme au Verger, avec un couple de paysans bio locataires, dont le lieu est actuellement occupé». En effet, depuis le 29 mars une nouvelle Zad a pris ses quartiers à Verfeil. À présent, ils occupent donc « les trois derniers sites avec des arbres à protéger ». Laurent insiste : « Les arbres nous donnent une force, car au sol on est vite lourdés ».

Les forces du désordre

Arrivés à la Crem’Arbre, on retrouve quelques personnes, fatiguées et souriantes à la fois. La veille encore, le lieu était envahi de gendarmes mobiles (GM) qui les ont coursés à coup de lacrymo et de tirs de LDB. On erre dans un décor un peu lunaire. Difficile de réaliser que dans ce tout petit champ défiguré par des trous d’obus haut d’un mètre, les GM aient déchaîné autant de violence (cf. ci-contre). Certain·es fouillent les tas de terres et de racines pour retrouver matelas et affaires. Seuls quelques arbres subsistent, dans lesquelles sont perchées trois cabanes. L’une d’entre elles est encore occupée en haut d’un magnifique platane. À quelques mètres à peine, un magnifique parc de châtelain. C’est par cette propriété que les gendarmes sont entrés pour tenter d’expulser la parcelle. Mais cette nuit, les flics sont partis, de façon un peu inexplicable, abandonnant une clôture de poteaux de bois et de barbelés à moitié terminée. C’est la fin d’un siège de 47 jours.

Ravi que la zone soit enfin libérée, Yoyo s’amuse : « Pendant des mois, on en a vu de tous les coins des GM, camp d’entraînement pour les uns, camps de vacances pour les autres. Les chiffres sont sortis : 1,6 millions d’euros rien que pour cette opération policière, ça fait tache ! » Puis on remonte un peu le fil de l’histoire avec lui, jusqu’au lendemain de l’expulsion de la Crem’zad, en octobre : « On s’est dit qu’on restait là et on a fondé le collectif Le Labo des terres. À cette époque, les écureuils et leur matériel se sont fait laminer, le mouvement était au plus bas. Le Labo [le bâtiment prêté par LVEL], ça a été un regain d’espoir. Les gens y venaient se renseigner, pour s’investir, et pour les gens d’ici c’était un lieu concret pour se rencontrer, pour la lutte, pour récupérer des matelas, des ballons d’eau chaude, etc. Une énorme solidarité locale a pu s’exprimer. »

Zad is the question

Place à l’assemblée inter-zad. Des jeunes arrivent de la Crem’, de la Cal’ ou du Bacamp. C’est le calme après la tempête. À deux mètres derrière nous, un générateur du chantier a brûlé. Des personnes sont cagoulées, d’autres pas du tout, les portables sont retirés, le langage inclusif est rentré dans les mœurs. Iels parlent de recouvrir la parcelle de fleurs comme de monter des barricades. Au loin, au bord de la route, autour d’un guitariste folk-rock déjanté, c’est le comité d’accueil de la Zad où on retrouve Lou. Il revient sur le siège de la Crem’ et les gendarmes mobiles (GM) qui laissaient les écureuils crever de faim. Ça a donné lieu à la création d’un nouveau sport : « le lancer de bolas » : de la nourriture emballée dans une boule de sachets plastiques, lancé à plus de 80 mètres des arbres pour être hors de portée des gendarmes. « Avec chance et dextérité, ça pouvait s’accrocher à une branche et être à portée des écureuils ! »

Accompagnés de Lou et Camille, on prend la direction de la Cal’arbre, à trois kilomètres de là. Le parcours est extravagant. On se retrouve au beau milieu d’un nuage de poussière provoqué par de gros engins Caterpillar roulant à tout allure. C’est assez étrange, ces zadistes se baladant gaiement au milieu du chantier de l’autoroute ! Sans transition, on chemine dans un magnifique sous-bois, puis nous atterrissons sur une base de loisir, un lac, un espace de sport et une école maternelle. Difficile d’imaginer une autoroute ici. On traverse ensuite, difficilement, la nationale bondée. Au beau milieu de ce désastre en cours, Camille nous lance : « Au moins on va tellement les faire chier ici qu’ils n’en feront pas ailleurs ! » Lou approuve : « Quel politicien va décider une nouvelle autoroute après ça ? » Puis, nous fixant d’un sourire plein de malice, « c’est un bourbier ! » Mais NGE-Atosca accélère. Selon l’industriel, ils seraient 800 ouvriers à plein temps sur le chantier, et 1200 sont prévus au printemps. Camille explique que le nouveau préfet du Tarn, Michel Vilbois, est l’ancien préfet délégué du Bas-Rhin et qu’il applique sa stratégie mise en place pour le contournement autoroutier de Strasbourg : « Violente répression des opposant·es et intensification du chantier pour le finir avant que le recours sur le fond ne rende un avis défavorable »(4).

Les irréductibles cabanes

Nous découvrons enfin la Cal’arbre. L’endroit est nettement plus préservé, avec une dizaine de cabanes dans les arbres, d’apparence à la fois solides, brinquebalantes, attirantes. D’autres sont construites au sol pour différents usages collectifs, et une grande yourte centrale est installée. Au dessus d’une marre qui se situe pile au milieu du tracé et qui devrait donc être détruite – « seulement à moitié selon Atosca » ironisent les zadistes, un hamac est perché à une quinzaine de mètres. Toutes les installations se sont montées en un mois et demi. On serait presque dans un coin de nature. D’ailleurs une peintre immortalise un des magnifiques chênes au sein duquel prend forme un véritable cocon dans les airs.

C’est la marque de fabrique de cette lutte : se percher systématiquement dans les arbres. Lou explique que « les arbres sont difficilement atteignables, on l’a vu à la Crem’, quand les flics sont intervenus ils ont tout rasé, sauf les arbres qui étaient occupés ». Quant au nombre de militant·es présents sur place, c’est très variable : « Dimanche aprem, ici il y avait 300 personnes pour le printemps des Zad. Certains viennent quelques jours, quelques semaines pour d’autres, puis ils reviennent ; il y a ceux qui travaillent et qui viennent le soir et le week-end : il y a un relais qui s’organise, car c’est épuisant. Au début de la Crem’, les autorités ont cru que la dizaine de personnes présentes au départ allait s’essouffler, c’était l’hiver… Mais on a fait cet appel à venir rejoindre la Zad, et mi-janvier, ça a pris de l’ampleur. »

Le 4 avril, le communiqué des occupant·es sent bon la motivation : « La Zad est venue à bout d’un dispositif répressif inédit en France. Aujourd’hui, nous franchissons une étape décisive qui ouvre la voie à une nouvelle saison de constructions, de résistance et de joie ! » À l’heure où nous écrivons ces lignes, une manifestation régionale « contre l’A69 et son monde » est prévue à Toulouse le 21 avril, avec le soutien de toute la gauche syndicale et politique, et une mobilisation nationale est prévue du 7 au 9 juin, pour l’acte 3 de cette lutte, intitulé « Roue libre »,  à l’appel des Soulèvements de la terre, de XR, LVEL et des Zad contre l’A69. Nul doute qu’il en faudra du monde et de l’imagination, pour couler ce triste projet… et le monde que nous préparent Delga, NGE-Atosca et Darmanin.

1 : « Le grand carnaval », une campagne d’action contre « la mafia 69 », a eu lieu de mi janvier à mi-février.

2 : C’est un peu leur camp de base, un grand champ qui leur est prêté par un paysan, avec des espaces de cuisine collective, tentes, caravanes et camions.

3 : Militant·es perchés dans les arbres, parfois à 20 mètres de haut.

4 : Malgré le recours sur le fond, le préfet délégué Vilbois et les préfets Marx puis Chevalier ont conduit les travaux à marche forcée, sous protection des flics. L’autoroute a ensuite été déclaré illégale… avant d’être inaugurée six mois plus tard puisqu’elle était déjà terminée !

Pour s’informer et soutenir :

Telegram InfoZAD_A69 et www.lvel.fr

Cagnotte des ZAD : www.opencollective.com/xr-toulouse-et-alentours/projects/soutiens-a-la-cremarbre

Texte : Emile Progeault et Loïc Progeault / Illustration : Belette