Numéro 13 régional

L’An demain

C’est une pépite trouvée sur une table d’un infokiosque. Un petit livre qui passe de main en main et n’appartient à personne, et qui fait la révolution dans le champs de bataille de l’imaginaire. Il est porté par l’intrépide bande de ChomeuseGoOn, qui attaque aussi le vieux monde à coups d’autocollants, de carnets de chants féministes et de travail participatif. Extraits de ces dystopies oxygénantes.

 

1 · Au moment même où l’humanité fut prête à coloniser l’univers, un énorme astéroïde se dirigea vers la Terre et la menaça tout entière.

On changea à la hâte la liste des futurs colons devant embarquer dans l’immense vaisseau cargo qui s’apprêtait à partir.

Les laissés-pour-compte et les repris de justice dont on avait voulu se débarrasser durent céder leur place aux plus aisés et aux plus influents.

Du moins ceux qui préféraient la vie, même rude, au luxe ; les autres mirent fin à leurs jours dans des orgies excentriques, luxuriantes et raffinées.

C’est après le décollage que l’on apprit que l’immense météore n’était qu’une maquette en carton-pâte confectionnée par des activistes.

Et que le nom de code de leur intervention était « opération bon débarras ».

 

2 · Les caméras surveillaient chaque recoin de la ville, des ruelles sombres jusqu’aux grands boulevards. Mais qui surveillait les caméras ?

Les opérateurs de vidéosurveillance ne pouvant plus assurer le suivi en direct de ces milliers d’écrans, on installa des caméras à leur place. Et pour éviter que ces dernières ne tirent au flanc, on installa d’autres caméras pour les surveiller.

Aucun repos ne leur était accordé. Il fallait filmer 24 heures sur 24. 7 jours sur 7. De nouvelles caméras toujours plus performantes venaient remplacer les anciennes, à peine installées.

L’obsolescence était programmée, la révolte prévisible.

On dit que c’est une caméra de smartphone qui mit le feu aux poudres. Il y eut l’espoir, un temps, mais la répression qui suivit fut terrible. Lentilles et objectifs jonchèrent le sol, des ruelles sombres aux grands boulevards. Les rescapées du massacre durent s’échapper loin des villes.

Elles ne filment aujourd’hui plus que la neige, le vent dans les branches et les couchers de soleil.

 

8 · Sonnent les cloches du progrès, les trompettes de la science, une nouvelle unité venait de faire son entrée dans le Système International : la moule.

Fruit de calculs complexes et d’observations quantiques, la moule permettait de mesurer la chance des individus. La chance du péquin moyen s’élèverait ainsi à quelques décimoules, celle d’un gagnant du loto se compterait en kilomoules.

Ce nouvel outil en main, on put faire deux observations. La première : que chance et fortune étaient intimement corrélées. Ce qui, du reste, ne surprit ni les sociologues, ni les latinistes.

La chance, ainsi donc, ne souriait pas aux audacieux, mais aux riches, aux beaux, aux puissants et aux bien-portants.

La deuxième observation était plus troublante : la chance, semblait-il, ne fluctuait pas au cours du temps. Briser un miroir, se crotter le pied gauche ou avoir un conjoint volage n’avait aucune influence sur notre quantité de moule. Cela ne pouvait malheureusement signifier qu’une chose : l’Univers était déterministe.

La révélation prit le monde de court, et l’humain fit alors ce qu’il savait faire de mieux : défier
le sort. Les riches abandonnèrent leurs richesses, les beaux embrassèrent les laids, les puissants partagèrent leur pouvoir et les valides laissèrent leur place dans le métro.

Du haut de son plan métaphysique, nimbé de mystère, le Destin les observait en riant : c’est ce qu’il avait prévu depuis le début.

14 · Nostalgiques et Visionnaires se disputaient souvent, si souvent qu’honnêtement c’en était agaçant.

Mais un projet commun unissait les deux camps, un rêve partagé : voyager dans le temps.

Pour mettre au point ce plan de science-fiction, on leur souffla l’idée d’une collaboration.

Alors, comme une seule femme, ils se mirent au travail et battirent la machine à quitter le bercail.

Chacun d’eux put partir dans sa direction, les pressés en aval, les lugubres en amont.

Et nous restés derrière, leur souhaitant un bon vent, on a pu commencer à changer le présent.

 

23 · Les mathématiciens avaient beau retourner le problème dans tous les sens, 1+1 n’aboutissait plus à aucun résultat. Le chiffre 2 tout entier semblait avoir disparu. Pas irrationnel, pas imaginaire, pas abstrait : inexistant.

On craint d’abord une transition difficile, mais à tort. Deux, découvrit-on, n’apportait que des problèmes ; son absence un nombre incalculable de solutions.

Vendues à l’unité, les chaussettes n’étaient plus dépareillées. Avec une troisième roue, les vélos étaient plus équilibrés. Finis les flirts gênants dans les Karaokés. Chameaux et dromadaires enfin réconciliés.

Après plus d’un siècle d’absence, le monocle revint à la mode, porté avec ensemble tricorne- monokini. Ce look bouscula quelques normes mais on les bazarda avec la symétrie.

Le couple, quant à lui, fut remplacé par cent nouveaux arrangements : trouple, octouple, co-célibat, ou encore ménage à pi.

Mais la perversion humaine ne connaît pas de limites et en dépit de toutes les lois algébriques, d’impudents monogames s’aimaient en secret.

29 · Elle est depuis activée tous les cinq ans. Après la fête des mères, pères, grands-mères et grands-pères, ce fut au tour des sœurs d’être un jour célébrées.

Puis suivirent les frères, les cousines, les cousins, les marraines, les parrains, les conjointes,
les conjoints.

Les gendres et les brus entrèrent dans la ronde, emmenant avec eux belles-mères et beaux- pères, demi-sœurs, quart-de-frères, huitième-de-non-binaires.

La fête des ex connut moins de succès, tout comme celles des amants et des enfants cachés.

Mais la plus belle famille c’est celle qu’on a choisie, alors on inventa la fête des amis. Du boulot, du tennis, de la fac, du lycée… Ne resta plus qu’un jour sur le calendrier.

Le 31 décembre fut nommé Fête de Soi et on l’employa à cuver sa gueule de bois.

 

31 · En bas vivaient les hommes. En haut, les étoiles. Et ça les obsédait. Les hommes, pas les étoiles. Ainsi naquit l’astrologie.

Faire parler les étoiles, la brillante invention ! Mais ce n’était pas vraiment elles qui parlaient, n’est-ce pas ? Juste leurs interprètes. On pouvait trouver mieux. Ainsi naquit l’astronomie.

Observer les étoiles, le judicieux projet !
Mais ce n’était pas vraiment elles qu’on observait, n’est-ce pas ? Juste leur souvenir. On pouvait trouver mieux. Ainsi naquit l’astronautique.

Caresser les étoiles, la grandiose ambition ! Mais ce n’était pas vraiment elles qu’on caressait, n’est-ce pas ? Juste leurs alentours. On pouvait trouver mieux. Ainsi naquit l’astrophonie.

Écouter les étoiles, la singulière idée… C’était pourtant bien leurs chants qui nous parvenaient, leurs rythmes, leurs mélodies. Et quel groove !

En bas dansaient les hommes. En haut, les étoiles. Et ça les réjouissait. Les hommes, comme les étoiles.

41 · Après des mois de délibération, la loi Modeste, ainsi nommée d’après son rapporteur, et non
pour la portée de ses ambitions, fut ratifiée par tous les pays de la Cop26. Plutôt que de taxer toutes les entreprises polluantes à des taux ridicules, on ne taxerait chaque année que la plus polluante d’entre elles…

…Mais à 100 % de ses bénéfices.

Comme l’avait prédit Modeste, les grandes entre- prises rivalisèrent d’inventivité pour ne pas être l’heureuse élue : Démantèlement de monopoles, enfouissement de CO2… Certaines allèrent même jusqu’à polluer moins. Il suffit d’un an pour passer sous le seuil d’émissions carbones recommandé par le Giec.

Les discussions sur la pluie et le beau temps purent retrouver leur innocuité d’antan.

38 · Les manifs n’avaient pas marché, les blocages n’avaient pas marché, alors on déclara la Grève de la haine.

Personne ne haïrait personne tant que nos revendications ne seraient pas entendues.

Le gouvernement tenta bien de briser ce mouvement à grand renfort d’épouvantails et de boucs émissaires, mais rien n’y fit : on persista à se considérer les uns les autres avec une indifférence polie.

Les députés mirent alors les bouchées doubles, détournant l’argent public à tour de bras, accumulant les projets de loi liberticides, espérant susciter enfin une étincelle de haine. Ils ne récoltèrent que du mépris.

Alors, à force de traîtrises et de malversations, ils finirent par haïr ce qu’ils étaient devenus.
Ne pouvant plus se regarder dans une glace, ils démissionnèrent de concert, et furent remplacés par une assemblée de grévistes.

Ceux-là ne parvenant pas à se mettre d’accord sur les revendications, la grève fut reconduite pour une durée indéterminée.

39 · Les bas qui ne filent pas, les rasoirs qui ne s’émoussent pas : tout le monde avait entendu parler de ces inventions et de leur acquisition par de grands industriels pour interdire leur mise en production, mais personne n’avait porté beaucoup de crédit à ces légendes urbaines.

L’employée au bureau des brevets Modeste, elle, savait bien que ces innovations – et de nombreuses autres du même acabit – existaient ; elle en avait même compilé un épais dossier et attendait patiemment que toutes tombent dans le domaine public.

Le moment venu, elle publia sa précieuse collection sur l’obscur forum de la Fédération Internationale des Bricolos du Dimanche qui connut dès lors un succès grandissant.

Les inventions furent perfectionnées, les méthodes de fabrication furent partagées, les conseils s’échangèrent comme des petits pains et les groupes d’entraide poussèrent comme des champignons.

Bientôt, chacun eut des poêles qui ne se rayaient pas, des chaussures qui ne se trouaient pas, des pneus qui ne s’usaient pas autour de chambres à air qui ne crevaient pas, des verres qui ne se brisaient pas et des robinets qui ne gouttaient jamais…

Les industries ne s’arrêtèrent pas pour autant. On sut inventer de nouveaux gadgets et en créer le besoin, mais un changement notable et aux conséquences bien plus lourdes s’était produit dans l’esprit même des gens : ils s’étaient remis à croire à la possibilité d’un mieux.

49 · Comme il y avait eu des pirates des mers puis des pirates informatiques, personne ne s’étonna de l’apparition des pirates d’open space.

Ce furent d’abord les forbans de la compta qui sillonnèrent les couloirs afin de détrousser les différents services et d’alléger leurs budgets.

Ces exploits firent rêver de jeunes employés, et bientôt on put croiser en salles de pause ou de réunion les flibustiers de la surface, les contrebandiers de la repro ou encore les corsaires du secrétariat.

Bien sûr, cette vie de hors-la-loi était pleine de dangers et souvent très courte. Pourchassés par les DRH, les pirates d’open space finissaient presque toujours par être rattrapés puis licenciés sur la place publique.

Mais les plus habiles, ou les plus chanceux, amassèrent suffisamment de trésors pour pouvoir se retirer dans les locaux vides de zones d’activité abandonnées où ils fondèrent des sociétés égalitaires, sans manager ni organigramme.

50 · À l’image du pas de côté de Gébé, mesure phare de l’An 01, pourquoi ne ferions-nous pas un clic de côté ?

Avec le clic de côté, on viderait les paniers Amazon plutôt que de les remplir.

On lirait les articles plutôt que de les partager.

On supprimerait les mails pros plutôt que d’y répondre.

On n’entrerait plus dans aucune case des formulaires.

Et si, penché sur notre épaule, quelqu’un nous demande ce qu’on fabrique à cliquer comme ça dans le vide, on répondra : « la révolution ».

52 · Lorsque les scientifiques du monde entier purent calculer avec précision la date de la fin du monde, et parce qu’elle était très proche, les êtres humains s’adoucirent.

La spéculation cessa, les capitaux se libérèrent ; les dettes furent annulées et des traités de paix furent signés à la hâte. Même les plus enragés et les plus belliqueux réalisaient qu’il était trop tard pour vaincre.

Les premiers jours ressemblèrent à une comédie romantique, chacun y allait de sa flamme et la déclarait avec emphase. Les jours suivants prirent des airs d’orgie romaine, chacun pensant trouver un réconfort dans la jouissance immédiate.

Puis, on se lassa des clichés et on se mit à profiter d’une vie simple.

Comme on ne travaillait plus, on découvrait une temporalité nouvelle, tranquille et douce. Comme on ne produisait plus, on découvrait les livres, les musiques et les films que d’autres nous avaient laissés en partage.

Le temps passait si lentement que la fin du monde semblait s’éloigner, et l’on avait tant gagné
en bonheur qu’on avait, quoi qu’il arriverait, le sentiment de ne rien perdre au change.

De plus, les scientifiques s’étaient trompés d’un an. Ah, encore douze mois à profiter… presque une éternité !

Extraits de « L’An Demain », textes de Léo Duquesne & Pierre Corbinais,
édité par le collectif Chomeuse Go On en 2023, initialement « L’An 21 ».
www.chomeusegoon.org

 

Illustration : Louis Tardivier