Numéro 13 régional

Semer en temps de guerre

« Pour moi, la paix serait comestible, un légume dont je pourrais planter les graines n’importe où dans le monde, sur n’importe quel sol fertile »

Un militant syrien

« Si tu penses avoir compris, c’est qu’on t’a mal expliqué », m’a dit malicieusement un ami à propos de la situation politique du Liban. C’est à mi-chemin entre Beyrouth et Damas, à la ferme de Buzuruna Juzuruna, que j’ai rencontré Salem, Nahla, Faiqa, Lara, Schluwa et Hadi. Leurs histoires, paysannes et passe-murailles, rappellent que cultiver son jardin est parfois, avant tout, une question de survie.

Début 2011, un vent de révolution souffle dans de nombreux pays arabes, qui inspirera quelques mois plus tard les Indigné·es espagnol·es puis Occupy Wall Street. En Tunisie et en Égypte, les régimes de Ben Ali et de Moubarak tombent face aux mobilisations populaires. En Syrie, des appels à manifester contre le régime se mettent à circuler sur les réseaux sociaux. À Deraa, à la frontière avec la Jordanie, des adolescents taguent sur un mur « Jay alek el door ya doctor », « Ton tour arrive docteur », ciblant Bachar el-Assad, ancien ophtalmologue. Ils sont arrêtés et torturés. Immédiatement, la population se rassemble devant le palais de justice, déboulonne des statues et lance une grève générale. Le pays s’enflamme. L’Armée syrienne libre, regroupant, sous la même bannière, des dizaines de groupes armés autonomes, tente de faire tomber le régime. En parallèle, des comités locaux de coordination se forment pour soutenir la révolution dans une visée auto-gestionnaire, et se battent contre la militarisation du conflit. À ce moment-là, les djihadistes ne représentent encore qu’une très faible partie des insurgé·es.

Salem et Nahla

À Darayya, en banlieue sud de Damas, Salem et Nahla cultivent des roses – transformées ensuite en sirop, eau florale, tisane, ou confiture qu’on mange en dessert avec du tahin. À l’été 2012, alors que la révolution s’enlise déjà en guerre civile, le régime syrien y massacre 700 personnes. Salem travaille alors comme saisonnier au Liban. « Mes proches m’ont conseillé de rester ici. Je l’ignorais alors, mais je ne reverrai plus la Syrie », raconte-t-il. Quelques mois plus tard, Nahla et leurs enfants le rejoignent, emportant avec eux des précieuses boutures de roses. Aujourd’hui, Darayya est détruite à 90 %.

La famille se réfugie au Liban, dans la plaine agricole de la Bekaa, comme un à deux millions de Syrien·nes. C’est un afflux inédit pour ce pays comptant environ six millions de Libanais·es et 300 000 à 500 000 réfugié·es palestinien·nes arrivé·es au fur et à mesure de la colonisation israélienne (1). « Si tu veux comprendre ce qui a changé dans la Bekaa depuis 2011, imagine qu’avant, la nuit, il faisait noir » m’a dit un ami libanais, contemplant depuis les hauteurs les innombrables lumières parsemant la plaine. Pendant de nombreuses années, Salem et Nahla vivent en camp, dans une des tentes siglées UNHCR (2) qui longent les routes de la région – souvent sur des terrains privés, avec loyers à la clé pour les occupant·es.

Imagine qu’avant, la nuit, il faisait noir

Grâce à son travail d’ouvrier agricole, Salem rencontre un groupe de Français·es installé·es dans le coin, des passionné·es d’agro-écologie, comme lui. Et en 2016, la joyeuse bande lance Buzuruna Juzuruna (« nos graines sont nos racines »), devenue aujourd’hui une véritable ferme semencière bio. Installée en bordure de la ville de Saadnayel, entre des villas bourgeoises, une décharge, un camp de réfugié·es et un terrain de foot, les quelques hectares fleuris de la ferme détonnent avec son chapiteau de cirque rouge et jaune, terrain de jeu des nombreux enfants qui y vivent. Leurs parents, une vingtaine de Libanais·es, Syrien·nes et Français·es, s’organisent collectivement pour rendre accessibles les graines nourricières au plus grand nombre, dans un pays où 90 % des céréales sont importées.

Aujourd’hui, Salem et Nahla ne vivent plus en camp – un dénouement heureux extrêmement rare. Grâce au soutien de Buzuruna Juzuruna, ils ont réussi à trouver des terres pour leur famille, où ils cultivent des roses issues des boutures syriennes ramenées dans leurs bagages.

Faiqa et Lara

C’est à Buzuruna Juzuruna que j’ai rencontré Faiqa. Elle y officie comme responsable de la Maison des semences, une construction traditionnelle en terre-paille et bois de peuplier où sont stockées les graines. C’est elle qui doit surveiller chaque année la qualité des 350 variétés de semences de légumes, fleurs aromatiques et céréales, ainsi que leur conditionnement. Outre les ventes, principalement à des paysan·nes, Buzuruna Juzuruna distribue gratuitement une large partie de ses stocks de semences, et notamment à plus d’une centaine de familles syriennes qui cultivent des potagers de survie au cœur des campements.

Comme Salem, Faiqa est syrienne. Elle est née dans la campagne agricole d’Alep, au nord-ouest de la Syrie, une région très fertile : « J’ai beau venir d’une famille de paysans, je ne connaissais qu’une seule variété de tomates. À Buzuruna Juzuruna il y en a des dizaines ! J’ai découvert tellement de légumes bizarres dont je ne pourrais plus me passer aujourd’hui… Chez mes parents, on cultive des fèves, des céréales, de la Nigelle de Damas. Ce sont des régions où l’agriculture est devenue très intensive, et très chimique. Le régime de Bachar el-Assad achète tes récoltes et fixe lui-même le prix. Les flics débarquent, viennent poser des scellés sur les récoltes de céréales, pour être sûrs que tu n’en prends pas pour toi. Tu n’as pas le droit de replanter tes propres semences, tout est très contrôlé. »

Surveiller la qualité des 350 variétés de semences

Arrivée à Saadnayel en 2019 pour rejoindre son mari, Faiqa se lie d’amitié avec les membres de la ferme, et notamment avec Lara, une des Français·es présentes dès les débuts de Buzuruna Juzuruna. Quand Lara tombe enceinte de son deuxième enfant, elle propose à Faiqa de prendre son poste à la ferme. Cela ne va pas sans difficultés : « Être une femme syrienne avec des responsabilités, ce n’est pas facile. Ceux de la ferme qui viennent de la même région que moi ont du mal à l’accepter, parce que notre milieu est très traditionnel. Vu que je gère les stocks, ma voix compte pour décider des cultures de l’année. Je fais aussi partie du groupe comptabilité de la ferme, mais ça les met mal à l’aise de venir me demander de l’argent. Hors de question de m’effacer, donc on essaye de travailler ça dans nos réunions. À l’extérieur de la ferme, beaucoup de Libanais·es ne comprennent pas non plus qu’une réfugiée syrienne puisse avoir un poste à responsabilité. Pour mes enfants, à l’école, c’est dur… »

Comme ailleurs, la bourgeoisie libanaise a une tradition raciste bien ancrée, notamment pour la domesticité. La classe dominante exploite ainsi des femmes sri-Lankaises, philippines ou éthiopiennes. Parmi de nombreux exemples de violences quotidiennes, Lara, qui est malgache autant que française, m’a décrit la moue dégoûtée d’une Libanaise qui a précipitamment retiré ses enfants de l’eau lorsqu’elle est rentrée dans le bassin de la piscine de Zahlé, une ville huppée voisine.

Ce racisme touche également les exilé·es syrien·nes. Car si les Libanais·es sont très majoritairement arabes, la croyance fantasmée en une descendance phénicienne qui les distinguerait des autres peuples de la région est encore solidement implantée. Sans compter qu’entre 1975 et 2005, pendant la guerre civile libanaise et ensuite, des parties du pays ont été occupées militairement par Israël, mais aussi par le régime syrien. Salem, Nahla et Faiqa sont donc bien souvent assimilé·es à l’ancien envahisseur, le régime de Bachar, qu’ils fuient pourtant. Pour couronner le tout, le Liban s’enfonce depuis quelques années dans une très grave crise économique, débutée en 2019 et dont personne ne voit le bout(3). Dans ce contexte, il est d’autant plus tentant de se retourner contre les exilé·es, et de les priver des droits les plus élémentaires. Ainsi, à Zahlé, les parcs municipaux sont interdits aux Syrien·nes.

Alors, pour Faiqa, travailler à Buzuruna Juzuruna, c’est une bouée de survie : la possibilité de manger des céréales, des légumes frais, de faire des conserves de makdouss(4) pour passer l’hiver, et surtout de recevoir un salaire stable et payé en dollars, monnaie quasi-officielle du pays depuis que la livre libanaise ne cesse de se dévaluer. Début 2019, un dollar valait 1500 livres libanaises. Aujourd’hui, il en vaut 100 000. Le prix du pain, lui, a augmenté de 1390 %.

Hadi et Schluwa

L’année 2019 justement, Hadi s’en souvient bien. C’est cette année-là qu’a eu lieu la Saoura, la révolution inachevée, à laquelle il a participé jour et nuit. À l’automne puis l’hiver, quelques mois après le Hirak algérien, ce jeune libanais était dans les rues du centre-ville de Beyrouth, autour de la place des Martyrs. D’autres sont à Baalbek, Tripoli, Jbeil, Saïda, Tyr… Partout, des milliers de personnes réclament le départ des dirigeants, et dénoncent la crise économique qui s’annonce déjà. « Tous, ça veut dire tous ! », scande la foule. Si une proposition de taxer les messages Whatsapp est le déclencheur retenu par l’Histoire, la révolte s’appuie en réalité sur des mouvements précédents, comme celui de 2015 et son mot d’ordre «Vous puez ! ». Les habitant·es de Naameh, la ville où se déversent quotidiennement les déchets de l’agglomération de Beyrouth, avaient alors barré la route aux camions-poubelles, provoquant un amoncellement des détritus dans les rues de la capitale et des manifestations gigantesques sous des effluves pestilentielles.

Après la Saoura, Hadi s’est lancé dans le maraîchage sur le terrain de sa grand-mère à Kfar Kila, et fait désormais partie des personnes et des collectifs que Buzuruna Juzuruna forme à l’agriculture paysanne. Petite particularité : Kfar Kila est au sud du Liban, une région frontalière proche du plateau du Golan et accessible aux étranger·ères uniquement s’ils possèdent un permis spécial. « Si tu viens un jour, je t’emmènerai voir le mur [de plus de six mètres de haut] installé par l’armée israélienne. C’est important que les Européens viennent voir de leurs yeux la frontière », me dit-il. Même si un cessez-le-feu a été prononcé en 2006, après la destruction systématique par Israël des infrastructures libanaises, les deux pays sont toujours officiellement en guerre. Dans cette zone, les tirs de mortiers tout comme les frappes militaires ne se sont jamais vraiment arrêtés pour de bon(5).

Hadi est passé à deux doigts des balles

Le jour de ma rencontre avec Hadi, toute l’équipe de la ferme est sortie en bande à un débat sur l’autonomie alimentaire organisée par l’ONG allemande Rosa Luxemburg. Installé sur une place de Saadnayel, l’événement est joyeux, et les enfants courent autour du buffet en se régalant du sirop de rose apporté par Salem. Pendant les discussions, Schluwa Sama, kurde irakienne membre du réseau d’autonomie alimentaire Guez u Nakhl (« noyers et palmiers »), est sans aucun doute celle qui m’a le plus marquée.

Ce soir-là, elle nous a raconté comment, en 2003, l’armée américaine a bombardé la banque nationale de semences irakienne à Abu Ghraïb, ainsi que les 1400 variétés qui y étaient conservées. Comment les Américains, en quittant le pays en 2004, ont laissé derrière eux une constitution modifiée qui oblige les paysan·nes à se soumettre aux grandes firmes semencières. Comment, en octobre 2019, les Irakien·nes ont, eux aussi, lancé un mouvement social massif, avec une forte présence de femmes, exigeant notamment le développement d’une production alimentaire locale. Et comment la répression – environ 600 morts en trois mois – est venue à bout de ce vent de liberté.

Dans une échelle bien moindre, au Liban, la répression de la Saoura a causé au moins une dizaine de morts. Comme d’autres, Hadi est passé à deux doigts des balles. Mais c’est plutôt le Covid et la crise économique qui, de manière lancinante, ont mit fin aux révoltes. Même l’explosion de 600 tonnes de nitrate d’ammonium militaire dans le port de Beyrouth le 4 août 2020, entraînant des centaines de mort·es et des milliers de blessé·es, n’a pas permis de relancer le mouvement social(6). Alors, pour ne pas s’enfoncer dans le désespoir, il reste Buzuruna Juzuruna, cette ferme collective de Saadnayel où l’on peut mettre les mains dans la terre, passer du temps avec ses ami·es, jouer avec les enfants, se nourrir et permettre aussi à d’autres de le faire. Un petit bout de terrain qui semble crier à qui veut l’entendre : « Femme, vie, liberté ! »

Retour en France :

Je suis rentrée de Buzuruna Juzuruna fin septembre 2023. Depuis le 07 octobre, le sud du Liban subit des frappes israéliennes quotidiennes, détruisant les culture d’oliviers centenaires de cette région agricole à grand renfort de bombes au phosphore blanc. Comme près de 90 000 personnes, Hadi et sa grand-mère ont été obligé·es de fuir leur maison dont les vitres ont été soufflées par une explosion. À l’heure d’écrire ce texte, en février 2024, le nombre de mort·es côté libanais frôle les 200, et les violences pourraient empirer à tout moment.

De l’autre côté de la frontière, à Gaza, aux 30 000 palestiniens tués par l’armée israélienne depuis le mois d’octobre, s’ajoute la destruction de manière systématique de « l’agriculture de résistance », (7) qui se développait tant bien que mal dans ce territoire assiégé, entièrement dépendant des produits israéliens. Elle pulvérise des pesticides dans les champs, détruit les installations à grand renforts de bulldozers blindés et pollue l’eau. D’après les Nations Unies, 42,6 % des terres cultivées à Gaza sont actuellement ravagées, et d’après l’Observatoire euro-méditerranéen des droits de l’homme, 97 % de l’eau est contaminée.

Texte : Anna / Illustration : Artura.B