La Maison du peuple – Toulouse – printemps 2023
Récit d’un mois d’occupation
Après celle de 2021 qui avait fermé le cycle Gilets Jaunes, la Maison du Peuple (MDP) ouverte depuis le 1er mai 2023 est la quatrième du même nom sur Toulouse. Cette fois-ci, c’est le squat du mouvement social contre la réforme des retraites qui résistera jusqu’à son expulsion le 6 juin. Voici un récit, à plusieurs voix, qui retrace cette aventure. Extrait de leur brochure.
Grenouille : Le conseil constitutionnel venait de rendre sa décision [le 14 avril 2023], il validait la réforme des retraites. Donc on s’est retrouvés place du Capitole pour une casserolade, il pleuvait à fond, alors on s’est dit qu’il nous fallait un lieu pour discuter et se rassembler à l’abri. On était une dizaine de OATT (On arrête tout Toulouse) (1). Avec OATT, on avait l’idée de plusieurs projets : le carton rouge à la finale de la coupe de France de football, et la tentative d’ouverture d’un lieu pour faire une maison du peuple.
Baleineau : Un pote me contacte pour me dire qu’il est dans la merde, qu’il va se faire expulser de chez lui. Je suis allé chez lui pour lui dire qu’on allait l’aider, mais j’en profite pour lui demander de l’aide parce qu’il connaît tous les meilleurs plans d’exploration urbaine. Je l’invite à la réunion au bar et effectivement il propose cette super idée de bâtiment en plein centre-ville.
Les affrontements sur le boulevard sont intenses, un camion de police est nassé et chahuté, les flics reçoivent des émulsions joyeuses, cacatovs et autres réjouissances. Le cortège est coupé en deux par la police, les lacrymos ne font pas peur, les gens sont équipés et les renvoient. Une barricade enflammée bloque la direction du bâtiment qu’on veut ouvrir, on est dépassés par la spontanéité, les gens appellent à rester à Jean Jaurès. Des rassemblements annexes à la manif réussissent à se composer et à converger en direction du bâtiment. Par hasard, la manifestation sauvage remonte les allées Jean Jaurès dans la même direction. Un cordon de CRS se retrouve sur le trottoir en face du bâtiment qu’on veut ouvrir, leur but peut être d’empêcher la sauvage de Jean Jau d’atteindre la gare. Mais la 2ème sauvage arrive par un autre angle. Les CRS, pris en étau, ne savent plus où gazer parce que toute action peut se retourner contre eux. Et là, un culot de ouf, on avance malgré leur présence, la porte du bâtiment est ouverte de l’intérieur et tout le monde rentre dans l’ancien local des cheminots.
L’euphorie du début
Curieux·ses, les manifestant·es visitent un bâtiment labyrinthique et se l’approprient spontanément. Un drapeau rouge est planté sur le toit. Des tags et banderoles ornent déjà les murs du bâtiment : maison du peuple, soutien aux blessé·es de Sainte-Soline etc. Dans un contexte d’Intervilles du zbeul (2), les signalétiques ferroviaires donnent un nom de ville à chaque pièce. Après le déblayage des gravats, arrive celui des idées. La nécessité de prouver la légitimité de l’occupation est vite balayée au profit de l’envie de faire des actions pour continuer le mouvement ensemble : tout le monde est d’accord, on 6 mai sans attendre le 6 juin ! D’autres AG suivront tous les soirs de la semaine. Très vite, il est décidé d’étendre notre présence dans la ville en organisant un point info régulier sur le parvis, à deux pas de la gare. La soirée se termine sur un freestyle de rap. Posé·es sur le toit de ce bâtiment de l’hypercentre, on surplombe les keufs et on savoure ce moment de puissance collective. Les passants s’arrêtent et nous klaxonnent.
Le lendemain matin il y a besoin de monde pour organiser et occuper. On fait une réu, on se répartit les tâches puis tout le monde s’active. On range, on dessine un plan, on aménage, on se rencontre. Ça grouille de partout dans le bâtiment, c’est magnifique. Les premiers temps, on fait beaucoup de réunions intenses, nous sommes au moment où rien n’est encore écrit, tout est à penser, construire, former. Alors on explicite la moindre chose, on décortique, on propose.
Têtard : Une garderie pour les enfants, des chambres pour les gens dans la rue, une salle pour les concerts, une autre pour les ateliers, une autre pour les réunions, une salle de soins et bien d’autres encore. Des animations avaient lieu, comme du théâtre, la chorale, des assemblées de discussion. Il devait y avoir des ateliers de sport, de communication non violente… Malgré les tensions et les intimidations que nous faisaient vivre les forces de l’ordre, nous avancions vers ce que nous voulions voir émerger, une maison du peuple.
Biche : [A la première AG] on était blindés dans une petite pièce, les volets étaient fermés, c’était irrespirable. Tous les groupes politiques étaient là, les gens s’affrontaient. C’était caricatural. On sentait qu’il pouvait y avoir prise de pouvoir. Les personnes qui ont ouvert, et qui sont restées là avaient peut-être un peu plus d’importance politiquement, mais je n’ai pas eu l’impression qu’il y ait eu de grosse autorité. Après, ils ne voulaient pas que n’importe qui se ramène et prenne les devants non plus, normal.
Blob : C’est le bordel, y a masse de gens, c’est toxique dans l’air et dans les propos. Y a un pote qui débarque et voit ça, puis part, j’étais si desolé·e pour lui. À partir de ce moment j’ai su qu’on n’aurait pas de « communion », mais en vrai, c’est une expérience que je ne regrette en rien.
Tenir la ville
Au début, on refuse de faire un énième groupe Telegram, Signal ou page Facebook. On est contre recomposer les forces militantes via un canal virtuel. La maison du peuple, ça sera une maison de lutte. Tu veux des infos, tu viens et on s’organise. On a décidé d’organiser un point info à l’extérieur de la maison pour ouvrir l’intérieur sur la ville, rejoindre les actions Intervilles du zbeul, casserolades, manif à vélo… Effectivement on installe le point info devant la maison, c’est plus pratique pour guetter l’arrivée d’huissiers ou de flics. En tout cas, ça pose un truc territorial, notre présence est marquée dans la rue, on a peint une place de parking dépose-minute sur la trois-voies devant la maison. On est là, la police municipale est trop deg MDR. Quand on sera expulsé·es trente-cinq jours plus tard après le premier point info, on se recroisera toutes et tous, dans des bars, des points de manche, devant la gare ou dans la rue tout simplement. On en profitera pour s’échanger des infos, se donner des rdv, on se retrouvera à quarante dans les réunions post-MDP, c’est très impressionnant parce que même les gens sans téléphone seront là. Les amis, le réseau, la ville, c’est nous.
Première fois au tribunal
La maison du peuple doit passer en jugement, et on n’a obtenu que deux semaines de report pour travailler le dossier et se mettre d’accord avec un avocat. À peine parti, notre joyeux convoi s’est déjà transformé en manifestation spontanée, emmenée par le clairon de Koala : « Et oui, mesdames et messieurs, c’est la Maison du peuple qui déferle sur la ville ! On a du café, des beignets… Il faut venir, c’est chaleureux par chez nous ! ». Après avoir presque réussi à se paumer dans notre ville et perdu du temps à gratter des clopes, on arrive enfin chez l’avocat, avec dix minutes d’avance. L’escalier en bois massif de ce bâtiment historique est si beau, si lustré, les plafonds si hauts, avec leurs moulures de plâtre, que les voisins qui ont eu le malheur de descendre quand on montait se prennent quelques réflexions. L’assistant de notre avocat essaye de nous entasser dans une minuscule salle d’attente, on comprend très vite que ça ne va pas être possible et on redescend. Mais on fout tellement de bordel dans cette rue chic qu’il ne tarde pas à nous faire remonter et à nous prendre en avance. Le rendez-vous, je pense que les trois stagiaires qui étaient avec notre avocat et lui-même s’en souviendront longtemps. Nous voici à douze entassés autour d’une table ronde, situation déjà peu banale. À peine entré, Caméléon se fraye un chemin vers la fenêtre et commence à l’ouvrir en affirmant « Je peux fumer ». On doit monter d’un ton pour le faire renoncer à l’idée. On essaye tant bien que mal d’expliquer la situation à l’avocat concernant l’expulsion, et nos potentiels axes de défense, mais Caméléon tient absolument à parler du carnaval organisé le week-end précédent, au cours duquel les flics ont détruit nos cabanes et chars. D’habitude, on est prêts à faire durer les AG des heures voire des journées, pour que tout le monde puisse dire ce qui lui tient à cœur. Caméléon entend bien profiter ici de ce même espace de parole, et on finit par abdiquer devant son insistance. L’avocat essaye d’optimiser son temps en se plongeant dans le dossier pendant le hors-sujet, mais Caméléon ne tardera pas à le rappeler à l’ordre, en tapant du poing sur la table juste devant lui : « Oh, copain ! Tu vas m’écouter quand j’te parle ! » Et voilà l’avocat contraint de l’écouter jusqu’au bout ! On décide d’écourter un peu, de toute façon on a écrit tout ce qu’on pensait pertinent. Quelqu’un demande s’il peut aller aux toilettes, et c’est d’un ton un peu étranglé que l’avocat lui répond « Euh, normalement ce n’est pas pour les clients, mais bon… » Il sent bien que s’il dit non, l’autre risque de pisser sur son tapis ! En partant, Pie ne manque pas de lui demander, avisant un tas de lattes entreposé dans un coin : « Vous en faites quelque chose, de ce parquet ? »
Le début des emmerdes
Un soir il y a un événement-rupture. Une agression sexuelle. La porte est verrouillée directement, personne ne peut sortir, on ne sait pas qui est l’agresseur. On réalise qu’on n’a mis aucune sécurité en place pour les femmes et minorités de genre. On est totalement démunis pour gérer ça, et il y a en majorité des gars. On n’a que quelques éléments physiques, insuffisants pour identifier l’agresseur. On finit par laisser les gens sortir et entrer. On crée un espace de parole avec une camarade, que je rencontre lors de cette journée bordélique. Il nous faut un espace pour échanger, un espace dédié au partage et au témoignage, à l’abri des distractions. On rassemble un tapis, un rideau, une petite cagette avec un t-shirt à motif dessus pour faire une petite table, on prépare une tisane, et on crée alors la première pièce de parole. Cet événement marque des changements dans la maison. On se prend la réalisation de la domination masculine en pleine gueule. Des actes du quotidien (division genrée du travail, être ramenée h24 à sa condition de femme, commentaires déplacés) aux actes les plus violents comme le viol. Discussions en réunion, plaintes, initiation au droit et aux inégalités des femmes et minorités de genre. On transforme ce gros ras-le-bol en énergie d’action. On prend la parole aux réus sur ces sujets, on en discute avec les gens, on dégomme un mur entre meufs.
Zèbre : Grâce à une camarade qui a pris les devants, on a pu faire des discussions sur les vss (violences sexistes et sexuelles), et ça a visibilisé plein de choses, mais se sont enchaîné des actions vraiment horribles. Des cris, des coups. Il est minuit à la MDP. Il y a eu une autre agression sexuelle. La violence explose. Apparemment il est prodé, dans un état irréel. Le déni. La colère est générale, la violence est explosive. Les tensions se sont accumulées et les situations choquantes superposées. Il tient une barre de fer. On est derrière la porte, enfermées dans la chambre. Je sors, toute la maison l’entoure, on lui dit de partir, Tortue lui saute dessus et là tout le monde se bouscule, des gars lui sautent dessus pour le maîtriser. Il se fait immobiliser, porter jusqu’à la porte et jeter dehors. Maintenant il rode, les tensions planent, d’autres bastons éclatent, on finit par tous rentrer.
L’expulsion du 6 juin
Têtard : Jusqu’au jour où, le 6 juin, en retour de manifestation, les forces de l’ordre sont entrées dans la maison avec une violence extrême.
Chèvre : On les entend se rapprocher. On s’est dit qu’on allait faire semblant de dormir. Et là il y en a un qui entre, il était en kiff total. Il nous met du gaz dans la gueule, nous matraque, et nous traite comme des chiens. C’était violent le truc, on pouvait plus respirer, il y a des gens qui ont fait des malaises. Ils nous ont foutus sur le trottoir, on était encerclés. On pouvait plus bouger sinon on se faisait frapper, et quand tout le monde était dehors, ils ont ouvert les portes, on s’est repris une vague de gaz. Mais ce qui fait chier c’est qu’on a perdu toutes les affaires. Moi j’avais 500 balles que je venais de retirer.
Ensuite on est allés au commissariat comme les camarades étaient embarqués. Il pleuvait des cordes. Et là c’est parti en zbeulage un truc de fou. J’ai adoré! Mais le problème c’est qu’on s’est fait bien massacrer avec le gaz. Il y avait un embouteillage, et le camion de flics débarque avec deux roues sur le trottoir. On commence à courir avec le camion juste derrière nous, prêt à nous attraper. On est arrivés rue des Minimes et après une journée sous les gaz, et une nuit de gardav pour certain.e.s, on est une trentaine à se réunir à l’autre squat. On avait le sentiment d’avoir formé une communauté. Nous sommes la MDP en exil.
« La révolution attire les toqués, c’est bien connu », disait Chris Marker. On a tous nos déséquilibres et fragilités. Seul, on péterait des câbles. Mais là, ensemble, on arrive étrangement à faire tenir un tout un peu vacillant, sans cesse menacé et en mouvement, une micro-communauté chaotique, qui fait que ce n’est pas seulement parce qu’il est difficile de trouver un toit que certains descendent du train, entrent dans la MDP et choisissent de ne pas repartir. Et j’ai vu des gens s’épanouir autour de moi. Des gens s’ouvrir et se confier, oser exhumer les monstres parce qu’ils traversaient un moment intense où ils se sentaient épaulés. J’ai entendu des poèmes magnifiques. J’ai vu des personnes qui souffraient auparavant de la solitude ou de l’isolement, s’apaiser et se mettre à rayonner parce qu’elles avaient un endroit où se tenir ensemble, et de la confiance. Je me souviens de ce camarade qui danse comme un diable, un soir, ses talons claquent, les pans noirs de sa veste élimée tourbillonnent autour de lui et il a l’air si heureux. La maison du peuple, maison du crack ou maisons des fous, c’était pas non plus un asile psychiatrique autogéré. Après l’expulsion, les vigiles qui gardent le bâtiment se font tellement harceler qu’ils doivent d’abord barricader la porte, puis faire installer des plaques métalliques et des fils barbelés tout le long du toit. En réponse, des projectiles vengeurs viennent lézarder ces fenêtres derrière lesquelles il n’y a plus de vie. Des salauds en costard font de la spéculation immobilière sur l’endroit. Nous, ce lieu-là, on y tenait parce que ce n’était pas que des murs.
Texte : les membres de la maison du peuple / illustration : Alys
(1) Assemblée générale pendant le mouvement, pour coordonner les actions et étendre la grève
(2) Manifs partout où les ministres se déplaçaient, en avril-mai 2023