Numéro 2

Vivre tout simplement

Vivre, tout simplement

J’élève des chèvres en Aveyron. Quoi de plus cliché pour une nana qui a grandi en ville, empoché son Bac+5, bossé trois ans à Paris puis est partie vivre à la campagne ? Proche de la trentaine qui plus est ! Je cumule.

C’est souvent ce que l’on me renvoie quand je retourne voir les potes à Paris ou Grenoble. Lieux où j’ai passé un bon bout de temps.

Je retrouve alors les codes d’une certaine sociabilité. On parle. Beaucoup. Trop. Avec des verres au milieu. Et à chaque nouvelle rencontre, retour de la question fatidique : « Tu fais quoi ? »

Je réponds souvent que « je travaille sur une ferme ». Que j’y élève des chèvres depuis un an, avec une nana qui me transmet son troupeau. Ainsi que son savoir faire. Et ma réponse de laisser place à un blanc. Ce fameux petit malaise qui s’installe. Passons à autre chose.

Finalement, comme tout le monde, je suis vite rangée dans une case. Déclinée au gré des milieux que je traverse. Pour les plus bourgeois, comme ma famille, je suis la dingue qui a loupé sa vie. Pour les « bobos », avec qui j’ai fait mes études, tout cela est mer-veil-leux. Et pour les « gauchos » avec qui j’ai milité ces dernières années, je suis celle qui a fermé les yeux face à la misère qui agite la ville. Lâcheuse.

La rencontre ne va jamais bien plus loin. On n’interroge pas vraiment ce que je fais. Après tout c’est quoi être éleveuse, au delà du simple fait d’exercer un métier ? Justement. Ce n’est pas qu’un métier. Ce n’est pas qu’une case. Ça va lorgner du côté de la manière de vivre. Tout à la fois, ça rythme la journée, ça occupe l’esprit et ça aiguise les sens. Ils n’ont qu’à venir voir ! Et ressentir. Faire. Moi, en attendant, j’ai cessé de chercher les mots pour le dire.

Et puis la dernière fois que je suis montée à la capitale, j’ai rencontré un type qui, après le sempiternel « tu fais quoi ? », m’a branché sur Jocelyne Porcher. Ouf ! Ça change des blancs. Il n’y connaissait rien à l’élevage, mais il venait de faire un entretien avec elle pour la revue Jef Klak1. On a parlé de mon quotidien avec comme toile de fond les écrits de la dite Jocelyne.

Avant ça, j’avais entendu parlé d’elle, mais jamais lu ses ouvrages. J’ai profité de cette semaine de vacances parisiennes pour m’y mettre. En attaquant par Vivre avec les animaux.2 Sa définition et sa description de l’élevage touchait au soulagement : enfin des mots qui expriment ce que nous, éleveurs-ses, vivons au quotidien. Je les attendais sans les connaître ces mots.

Dans le livre, si thèse il y a, elle repose sur une condamnation en règle des systèmes industriels de « productions animales », servie sur un décryptage profond de la relation homme-animal. Je choisis ici de m’attarder sur sa définition de l’élevage. C’est raccord avec le contenu de mes journées. Peut être même que ça rassurera ceux qui me prennent pour une dingue.

Bien plus qu’un gagne pain

Selon elle, pour définir « l’élevage », il faut commencer par clarifier quelques notions. D’abord, « l’élevage industriel ». Celui qui est sur le devant de la scène médiatique – quelque part entre propagande et dénonciations. C’est bien simple : il n’existe pas ! C’est un non sens. Certes, il y a bien des « systèmes industriels » qui ont pour « objet d’exploiter à grande échelle les animaux domestiques en vue de les transformer en biens de consommation avec le meilleur rendement technique et financier possible. ». Mais dans ce cas-là, on ne parle déjà plus d’élevage au sens où nous l’entendons ici. En effet, ces systèmes sont très délocalisables et n’ont donc plus rien de « paysan »3. Ils produisent littéralement des animaux. Ces derniers étant enfermés dans des bâtiments, comme des téléviseurs ou des automobiles.

L’élevage, lui, ne consiste pas à produire des animaux mais à « vivre et travailler » avec eux. Un métier de la relation. Et si tu ricanes, c’est que tu n’as rien compris. Parler d’élevage, c’est alors considérer un nombre raisonnable d’animaux, ce qui permet de « connaître » individuellement chacune de ses bêtes et d’ainsi comprendre le fonctionnement global de son troupeau. Cette micro-société. Où une hiérarchie s’établit entre ses membres, hiérarchie qui se retrouve remise en question à chaque mise bas. Avec un jeu permanent autour de la domination. Il met aux prises une cheffe, celle-ci rejouant périodiquement sa place, des dominantes et des dominées. Des farouches et des forces tranquilles. Des meneuses et des suiveuses. Bon j’ai dit « micro-société », pas « micro-société idéale » !

Cet idéal, des révolutionnaires en puissance sont là pour me le rappeler. Celles qui ne feront jamais ce que je veux, quand elles ne font pas carrément le contraire. Même si leur fougue est contrebalancée par les plus dociles. Toutes ont leur petit nom. Toutes ont leur caractère propre. Citons Jonquille, boulimique et qui ne supporte pas de rester dans son parc, allant jusqu’à faire de la poutre, en équilibre, sur le haut du cornadis4, pour arriver à ses faims. Michka – plus petite – qui se fait un peu castagner par les autres, et qui a compris que rester coller à mes jambes, c’était la garantie de ne pas trop en prendre pour son grade. Pot de colle. A contrario de Ficelle et Fenouil, qui n’aiment pas trop être caressées et qui sont de vraies bagarreuses

Il y a celles, autonomes, qui préfèrent être tranquilles quand elles mettent bas : alors que le travail a déjà commencé, plus rien ne se passe. Cachez cette mise bas que je ne saurais voir ! Alors tu t’en vas. Et quand tu reviens, « c’est fait ». A l’inverse, il y a celles qui ne mettront pas bas tant que tu n’es pas là. Au chevet. A Observer. A anticiper, et anticiper c’est déjà soigner. Notre rôle principal en tant qu’éleveur-se étant le soin. Cette observation ne s’apprend que dans la pratique, à comprendre leurs comportements et caractères. Et au final, c‘est pour ces caractères que je les aime et que je suis heureuse de me lever le matin pour les voir, les nourrir, les garder. Vivre avec elles.

L’élevage est alors forcément plus qu’un gagne pain. D’autant plus qu’il ne rapporte pas beaucoup d’argent. Ce qui motive c’est ce lien de confiance qui s’établit avec ses bêtes. Et qui ne va pas sans le temps qui passe. L’éleveur-se et ses bêtes apprennent à se connaître et à se reconnaître. Rendant poreuse la frontière entre l’homme et l’animal. Le jour où je suis pressée à la traite parce que j’ai prévu quelque chose derrière, je les presse et immanquablement c’est le bazar. Et au final je perds du temps à essayer d’en gagner! Je dois m’adapter à leur rythme et non l’inverse. Plutôt rassurant : elles s’octroient leur marge de manœuvre dans le travail.

C’est dans cette perspective que J. Porcher insiste sur l’idée de relation avec les animaux que l’on élève. Elle s’appuie sur la théorie du don. Celle de Marcel Mauss : « nous mangerons les animaux domestiques en échange de quoi nous sommes tenus de leur offrir une belle vie. La mort des animaux ne constitue pas le but du travail, mais le bout. » Nombreuses sont les questions qui accompagnent cette assertion.

Les animaux qu’on élève finissent par être tués la plupart du temps. Un peu moins en élevage laitier, puisqu’on ne produit pas de la viande mais du lait. On a donc plus un rapport de vie que de mort avec nos animaux que nous gardons longtemps à nos côtés, parfois une décennie. Je suis surtout confrontée à la mort dans le cas de l’élevage des chevreaux. Où je fais face, comme tous les éleveurs-ses de chèvres, à une sorte de non choix. Soit je les envoie en centre d’engraissement à la naissance où ils sont élevés de manière industrielle, soit je les élève moi-même pendant deux mois et les envoie à l’abattoir pour les vendre en colis de viande ou en plats cuisinés. Option choisie pour des raisons éthiques et ce même si ce n’est pas la plus rentable.

Se préserver alors, c’est créer plus ou moins de lien avec les bêtes qui vont mourir rapidement et avec celles qui sont destinées à renouveler le troupeau. Reste que le jour où ils partent à l’abattoir, ça serre le cœur. Forcément. On essaie de se rassurer comme on peut. Notamment en se disant que « ça fait partie de l’élevage ». Pour le moment, je n’ai jamais fait le trajet avec eux jusqu’à l’abattoir. Alors on les quitte vivants et insouciants et on les retrouve en colis de viande à cuisiner. Sautant cette étape qu’on a du mal à vivre. Autant aller à confesse : je ne mange pas de chevreau. Une aberration direz-vous ! Peut être.

Pour les chèvres fatiguées, à qui on ne demandera plus rien (ni mise bas, ni lait) – les « réformées » – on essaie au maximum de leur trouver des « maisons de retraite » où elles pourront vieillir paisiblement. Mais celles pour qui on n’en trouve pas seront – elles-aussi – finalement amenées à l’abattoir. Ici c’est encore plus dur que pour les chevreaux, parce qu’on a eu le temps de s’attacher. Et puis ce sont des animaux qui ont beaucoup donné d’eux et de lait pendant toute leur vie. Et on aimerait réussir à les remercier en leur offrant de l’espace et du temps. Autant faire ce peu. Ce que l’on essaie de faire au maximum, mais qui n’est pas toujours possible. Quand l’argument économique, le manque de place, le manque de nourriture nous rattrapent. La mort fait alors partie du jeu, et c’est une chose avec laquelle il faut apprendre à vivre.

A ce moment précis, face à la mort justement, je suis contente de retrouver Vivre avec les animaux où il est détaillé que le travail avec les animaux oscille entre « intérêt et désintéressement » d’un côté, et « obligation et liberté » de l’autre. On n’élève pas les animaux que pour le plaisir : on vise un indispensable revenu. Sinon, on irait bosser ailleurs et on aurait seulement quelques bêtes. Mais pour autant, le lien affectif continue à primer sur le bien. On entendra d’ailleurs de nombreux-ses éleveur-ses avancer au sujet de certaines de leurs bêtes « celle-là, elle ne produit pas beaucoup, mais je lui laisse une seconde, voire une troisième chance ».

Être éleveur-se s’inscrit comme toute activité dans un système de normes, mais malgré tout j’y conserve une certaine liberté. Notamment celle d’enfreindre ce que certaines des règles « du travail » peuvent avoir de toxique. On l’a d’ailleurs vu dans le cadre des campagnes de vaccinations obligatoires, le puçage électronique ou encore les campagnes d’abatages imposées. Où de nombreux éleveurs-ses ont choisi de ne pas respecter les règles imposées pour préserver animaux et convictions.

Marx à la ferme

J.Porcher va jusqu’à considérer que dans l’élevage, l’homme et l’animal partagent le statut de travailleur. Entre eux : la coopération. Elle s’appuie ici sur le Manuscrit de 1844 de Marx . Le travail y est décrit comme un rapport émancipateur à la nature, une action sur le monde pour le transformer. A distinguer donc de l’emploi. Elle part de l’hypothèse suivante : avec les animaux « c’est le travail qui réunit et qui permet de vivre ensemble ». De là à penser l’élevage à l’aune d’une grille de lecture marxiste, il n’y a qu’un pas. Qu’elle franchit.

Motivé-e-s par le fait de vivre avec les animaux, les éleveurs-ses choisissent de travailler avec eux. Les animaux, eux, coopèrent à la production. Il s’agit de faire de notre mieux pour leur offrir une « vie bonne 5». Et ainsi un équilibre est trouvé. Pour autant, cela ne remet pas en cause le fait que la relation homme – animal dans l’élevage est asymétrique. Ils ne seront jamais en mesure d’échanger leur position.

Cette asymétrie est et demeure. Mais elle n’empêche pas d’essayer de « faire les choses bien ». Surtout, on se doit de leur donner accès à leur environnement naturel, là où ils peuvent vivre leur propre vie (la prairie, les sous bois, leurs congénères, les autres animaux,etc). Et c’est ainsi que les animaux d’élevage façonnent nos paysages depuis la nuit des temps. Sans cela nous vivrions dans une grande pampa. Pire encore : une métropole. L’histoire agricole marque visiblement l’environnement dans lequel nous vivons. L’Aveyron en est un exemple frappant à de nombreux égards. Région d’élevage, c’est aussi un des départements de France où il y a le plus de sentiers de randonnée, ce qui n’est pas sans lien, tant la conjugaison du pâturage et de fermes éparses permet d’entretenir les sentiers et les bois. L’industrialisation de l’agriculture et sa concentration des « exploitations agricoles » fait alors planer sa menace bien au-delà du contenu de nos assiettes.

L’affaire est complexe, entre les enjeux affectifs et ceux plus politiques ou « écologiques. » C’est pourquoi, il est si difficile de parler de tout ça. Alors, la prochaine fois qu’on me demandera, à Paris ou ailleurs, ce que je fais à la campagne, je serais bien tentée de répondre : je vis avec des bêtes et en fait, je vis tout court.

 

1Jef Klak, n°3, Selle de cheval.

2Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux, …

3La racine du mot « paysan » est « pays ». Ce qui est paysan, c’est ce qui se rattache à son environnement, à son territoire. Or, les systèmes industriels ne sont pas en lien avec leur environnement extérieur, et sont ultra délocalisables.

4Dispositif situé entre l’aire de vie des animaux et l’auge ou le couloir d’alimentation dans un bâtiment d’élevage. Il permet d’obliger les animaux à rester à l’auge

5La « vie bonne » est un concept majeur de la thèse de Porcher dans l’analyse du bien être animal