Une bande dessinée qui s’attaque au réel
Frédéric Debomy est scénariste de bandes dessinées que l’on pourrait qualifier de documentaires militants. Il utilise ce medium pour écrire et décrire l’Histoire, amener à la réflexion notamment sur le génocide des Tutsi du Rwanda, les évolutions politiques en Birmanie ou avec une immersion au cœur de la brigade anti-criminalité (BAC).
La Birmanie est au cœur de tes préoccupations depuis longtemps. Pourquoi utiliser ce medium particulièrement ?
En 2015 (2) j’avais presque quinze ans de bagages sur la Birmanie. J’y avais fait plusieurs séjours et avait été président de l’association Info Birmanie jusqu’en 2011. Il s’agissait par la BD d’immerger le lecteur dans un monde qui m’était familier et notamment de donner à connaître ceux qui tentent d’y améliorer les choses. La BD permet l’incarnation, de donner à voir des visages, des paysages.
Sur le fil paraît le même jour que Birmanie, fragments d’une réalité sur le même sujet (1). C’est assez étonnant.
Sur le fil raconte à la fois la « révolution safran » de 2007 – une révolte contre la dictature militaire menée par les moines bouddhistes – et la façon dont l’association dont je m’occupais essayait alors de se rendre utile aux manifestants depuis la France. Dans ce livre, on a donc deux dessinateurs, pour montrer ces deux réalités éloignées l’une de l’autre : ce qui se passe en Birmanie et ce qui se passe, en écho, en France. La Birmanie était soudain au centre de l’attention internationale et il y avait tout un emballement parfois hystérique dont le livre rend compte. Il y a une deuxième partie où j’évoque la façon dont tous les spécialistes ont pu se tromper à l’un ou l’autre moment dans leurs pronostics sur la Birmanie : les diplomates, les universitaires et les militants. Il y est aussi brièvement question de l’investissement de Total, qui revient dans l’actualité avec les révélations du Monde sur son apport financier à l’armée birmane. Total a mis en place un système permettant de détourner une partie des profits du gaz, qui devrait revenir à l’État birman, à son avantage comme à celui des militaires. (3)
J’ai été assez surpris de découvrir l’ambiance généralement raciste des habitant.es vis-à-vis des Rohingya (communauté musulmane), de voir des moines bouddhistes prônant la violence, et une cheffe de gouvernement prix Nobel de la paix absente sur ce sujet et très critiquée par les militant.es.
En Birmanie, tout tourne autour de l’appartenance ethnique mais aussi religieuse. En gros, il y a deux tiers de Birmans et un tiers de minorités, et les musulmans représentent 4 % de la population. Parmi les musulmans, il y a les Rohingya. Quand Aung San Suu Kyi, figure de la résistance à la dictature, devient cheffe de gouvernement à la faveur d’un processus d’ouverture politique consenti par l’armée en 2016, l’atmosphère du pays est violemment islamophobe. Cela est en partie le fait de bonzes extrémistes qui sont pour la plupart des soutiens d’une armée également acquise à la haine des musulmans. Aung San Suu Kyi confie alors à l’ancien secrétaire général de l’ONU Kofi Annan la responsabilité d’une commission qui va notamment se pencher sur la question de la citoyenneté des Rohingya, que presque tout le monde se refuse à considérer comme des nationaux. Les conclusions de la commission étaient favorables aux Rohingya mais au moment où Aung San Suu Kyi s’est engagée à les prendre en considération, un groupe armé rohingya a attaqué des postes de police, et l’armée birmane s’est saisie de l’occasion pour s’en prendre à tous les Rohingya. Aung San Suu Kyi a perdu la main sur le dossier. Ce qui est ensuite en discussion, c’est le choix qu’elle a fait de privilégier sa cohabitation politique avec l’armée – pour, je le crois, préparer l’avenir au profit de tous – à la dénonciation des atrocités commises. Ce que nombre de commentateurs n’ont en tout cas pas compris, c’est qu’elle n’était pour rien dans la décision de s’en prendre aux Rohingya – son gouvernement a été mis devant le fait accompli – et qu’elle n’était pas une cheffe de gouvernement avec les pouvoirs habituels. Les limites de son pouvoir, on les a vues le 1er février dernier : l’armée n’ayant pas apprécié la victoire de son parti aux élections législatives d’octobre 2020, elle a été arrêtée et le parti vient d’être interdit.
Pour en revenir à cette atmosphère islamophobe, présente jusque dans les rangs des forces démocratiques, je crois que les deux BD de reportage Birmanie, fragments d’une réalité et Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes en rendent bien compte.
Depuis quelques mois, le peuple birman se soulève. Tu as repris un rôle important dans le soutien et l’analyse de la situation dans les médias.
La parenthèse semi-démocratique des années 2010 s’est refermée. Cheffe de gouvernement privée d’un grand nombre de pouvoirs toujours détenus par l’armée, Aung San Suu Kyi avait essayé d’obtenir des militaires une révision d’une constitution qui est à leur avantage. Cela a échoué. Au prétexte d’irrégularités électorales non avérées, l’armée a repris pleinement la main en Birmanie ce 1er février 2021.
Malgré plus de 800 morts et près de 5400 arrestations, la population se mobilise toujours, partiellement au moins, contre le State Administration Council (4) (SAC), constitué des militaires et de civils ralliés à leur sa ( de la population, féminin) cause. Il y a une volonté d’en finir avec le règne militaire qui est partagée d’un bout à l’autre du pays. Plus critiques qu’à leur habitude vis-à-vis de l’armée birmane, la Chine et la Russie, détenteurs d’un droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU, freinent hélas la mise sous pression du SAC par le Conseil. Ce qui laisse la population un peu seule.
Il y a ce décalage vraiment déchirant entre ce qu’ont accompli les Birman.es depuis quatre mois, en bloquant le fonctionnement de l’économie par une grève générale pour empêcher le SAC de gouverner, en manifestant ou en se dotant de nouvelles institutions comme ce gouvernement d’unité nationale (NUG) qui porte plutôt bien son nom au vu de sa composition, et l’insuffisance du soutien international. Le NUG, qui bénéficie d’un véritable soutien populaire, n’est par exemple pas reconnu par le monde extérieur. Heureusement, le SAC non plus. Une chose vraiment frappante avec ce mouvement qui se veut une révolution est que les idées viennent de partout. Des figures émergent mais il n’y a pas vraiment de leaders. Si tous les clivages n’ont pas disparu, la population est plus unie que jamais : on voit des Birmans s’excuser auprès des Rohingya de ne pas avoir été à leurs côtés lorsqu’ils étaient les cibles privilégiées de l’armée.
Tu as aussi publié deux livres sur le génocide des Tutsi.
Dans Turquoise (5), j’emmène le lecteur, la lectrice, sur les pas d’une jeune Tutsi, dans sa traversée du génocide. Et puis soudain, le récit bascule : on passe du génocide à la façon dont celui-ci est raconté à la télévision française. Le dessin évoque alors davantage des images vidéo. On a essayé d’expliquer la raison de ce décalage entre réalité et représentation. Les préjugés sur les conflits africains, qui relèveraient de conflits d’ethnies et non de conflits politiques, y avaient leur part. Ces préjugés n’étaient pas le fait des seuls journalistes. Ce qui s’est passé au début des années 1990, c’est qu’il y avait un conflit entre l’État rwandais et une formation politique et armée qui était le Front Patriotique Rwandais (FPR) ainsi qu’une contestation du pouvoir en place par d’autres formations politiques. Mais pour la poignée de responsables autour de François Mitterrand il ne s’agissait que de conflits d’ethnies : pour eux le FPR c’était les Tutsi tandis que le pouvoir en place représentait les Hutu. Cette vision sans nuance les a rendus aveugles aux projets politiques des uns et des autres. Il se rajoute à cela qu’ils s’étaient monté la tête sur le FPR. Cette expression de « Khmers noirs » pour désigner le FPR, que l’on doit au chef d’État-major particulier de François Mitterrand, en est une illustration. Mitterrand était persuadé que le FPR ne devait pas sortir vainqueur du conflit qui l’opposait à l’État rwandais : dans son esprit, donc, le FPR c’était les Tutsi et les Tutsi étant au Rwanda moins nombreux que les Hutu, la prise du pouvoir par une minorité ne serait jamais acceptée et les conséquences en seraient néfastes pour les Tutsi eux-mêmes. Cette vision peu sophistiquée des choses et cette défiance envers le FPR ont conduit à un aveuglement quant aux différentes incarnations de l’État rwandais avant et pendant le génocide. Par exemple, alors que le génocide est enclenché, on voit les responsables français discuter entre eux (grâce aux archives désormais à disposition) : l’extermination des seuls Tutsi est en cours et ils pensent, eux, que tout le monde tue tout le monde. Ils ne sortent pas de l’idée d’affrontements ethniques ni de la conviction qu’il faut empêcher le FPR, auquel ils sont de plus hostiles, de gagner la guerre. In fine le FPR mettra fin au génocide contre le gouvernement intérimaire rwandais et les forces armées rwandaises jusque-là soutenues de différentes façons par la France. Dans le genre merdage complet on ne fait pas mieux et les responsabilités sont lourdes.
Dans Full Stop (6), j’ai suivi Alain Gauthier et sa femme Dafroza qui mènent au Rwanda des enquêtes sur le parcours pendant le génocide de Rwandais maintenant établis en France. Ce n’était leur métier ni à l’un ni à l’autre. Ils font ça pour les rescapés, et pour la mémoire des victimes.
Tu travailles beaucoup sur des sujets internationaux. Comment t’est venue l’idée de faire La Force de l’ordre (7) sur la police française ?
Je voulais manifester ma solidarité avec cette partie de la population de mon pays qui subit depuis longtemps le harcèlement policier. Une réalité qui était peu perçue, ce qui a maintenant changé malgré des volontés de déni persistantes. Cette violence policière occasionne des décès mais il y a d’abord un harcèlement permanent qui est une véritable violence psychologique. Il faut être incroyablement hypocrite ou ignorant pour nier un fort problème de racisme au sein des forces de l’ordre et ici, de la brigade anti-criminalité (BAC).
Pourquoi pas une œuvre de fiction ?
Le livre initial est un travail de Didier Fassin, le seul chercheur à avoir pu suivre une BAC dans son quotidien. Je me méfie de la recréation en fiction : c’est fait avec quelle rigueur ? Les détails comptent, on a voulu être au plus juste sur tout, la façon dont parlent les policiers ou les décors. L’implication de Didier l’a permis.
On sent l’ennui des policiers jusque dans le dessin, même si celui-ci n’est pas très réaliste.
L’ennui est très présent. Ils rêvaient d’une vie d’aventures et finalement ce sont des types qui tournent en rond, en voiture. La frustration n’explique pas, seule, le harcèlement de la population mais elle joue son rôle.
Tu as besoin d’une image à côté de ton texte ?
Pas nécessairement mais des projets me viennent spontanément sous la forme de bandes dessinées. Je pense ici à des projets de fiction écrits mais non encore parus. Des projets singuliers avec une forte exigence graphique, ce n’est pas nécessairement facile à vendre aux grosses maisons d’édition et avec les petites il y a peu ou pas d’argent, ce qui ne facilite rien.
Refuses-tu des projets ?
Un éditeur me proposait il y a quelques mois de faire une BD sur l’ascension de Macron : il avait lu le début d’un petit essai que j’avais commencé à écrire sur le sujet. Mais moi, ça ne me va pas du tout : s’il y a du dessin, il faut que ce soit pour une bonne raison et pas juste parce que la bande dessinée qui traite du réel, ça marche en ce moment. Il y a la question de « Pourquoi du dessin ? » et « Pourquoi le faire en bande dessinée ? » et après il y a la question du dessin lui-même. Il y a quelques jours encore, une éditrice m’expliquait que ça aurait été mieux si le projet que je lui proposais avait été moins bien dessiné. Moins d’exigence graphique pour toucher un grand public qui n’a pas l’œil et dont on ne cultive donc pas l’œil. Et les éditeurs eux-mêmes ne l’ont pas forcément, l’œil. (8) Mon problème, le plus souvent, n’est pas de refuser des projets mais de faire accepter des projets exigeants.
Texte : Foolmoon / Illustrations : Debomy
1 : Birmanie, Sur le fil – Dix ans d’engagement pour la Birmanie, Frédéric Debomy, Benoît Guillaume, Sylvain Victor, Cambourakis, 2016. Birmanie – Fragments d’une réalité, Frédéric Debomy, Benoît Guillaume, Cambourakis, 2016.
2 : Aung San Suu Kyi, Rohingya et extrémistes bouddhistes, Frédéric Debomy, Benoît Guillaume, Massot éditions, 2020.
3 : Le 20 avril 2021, une lettre ouverte de 403 organisations birmanes demande à Total et Chevron de « cesser leur versement de revenus à la junte militaire ». A lire sur www.info-birmanie.org
4 : Traduction : Conseil d’administration de l’État
5 : Turquoise, Frédéric Debomy, Olivier Bramanti, Les Cahiers dessinées, 2012.
6 : Full stop ; le génocide des Tutsi du Rwanda, Frédéric Debomy, Emmanuel Prost, Cambourakis, 2019.
7 : Coédition des éditions du Seuil et des éditions Delcourt , 2020.
8 : Plaidoyer pour les histoires en forme de champ de blé et de flamme d’allumette soufrée, Frédéric Debomy, PLG Editions, 2021