Reprendre les terres aux productivistes
Lors des mobilisations agricoles de 2024, les franges syndicales de droite et d’extrême droite ont accaparé l’espace médiatique, alors même qu’elles ne facilitent pas l’accès à la terre à des personnes non issues du milieu agricole. Malgré cela, ces dernières tentent de déjouer les pronostics d’une fin des paysan·nes annoncée depuis les années soixante. Autrice de Qui va nous nourrir ? Au cœur de l’urgence écologique, le renouveau paysan*, Amélie Poinssot a sillonné le territoire à leur rencontre.
Entretien.
Quel a été le moteur de l’écriture de ce livre ?
L’élément déclencheur a été la publication du recensement agricole de 2020. Ce que tout le monde sait, c’est que la baisse de la population active agricole depuis le début du XXe siècle avait fortement diminué, mais ce dont on n’avait pas conscience, c’est que cette baisse continue et qu’entre 2010 et 2020 il y a 100 000 fermes qui ont disparu.
En intro de ton bouquin, tu essayes de nuancer le constat historique de Mendras (1) sur la fin des paysans.
J’ai eu envie de relire Mendras, qui publie La fin des paysans en 1967, à la lumière d’aujourd’hui. Ce que je constate c’est que le mode de production paysan (2), non seulement n’a pas disparu, mais en plus de cela, c’est un peu ça qui peut nous sauver, et ce vers quoi vont beaucoup de gens aujourd’hui, notamment les NIMA, les « non issu·es du milieu agricole ».
A-t-on des chiffres sur le nombre de personnes concernées ?
Non, il n’y a pas d’étude sociologique récente, ni d’estimation du ministère. J’ai trouvé des chiffres en faisant des recoupements avec des études de chambres d’agriculture et des rapports de la Cour des comptes et du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) : 60 % des gens qui passent par les « points accueil information » des chambres d’agriculture seraient des NIMA. Cela ne veut pas dire qu’ils et elles sont autant à s’installer sur une ferme. La seule catégorie statistique que l’on ait sur la reprise des fermes, ce sont les hors cadre familial (HCF), mais c’est différent, car on peut être fils ou fille de paysans et s’installer ailleurs que sur l’exploitation familiale. Ensuite on a des chiffres dans certains BPREA (3), mais ceux-ci ne sont pas agrégés au niveau national.
Quels sont les profils de ces NIMA ?
Sans études sociologiques disponibles, j’interprète les nombreuses rencontres que j’ai faites sur le terrain. Il y a deux grands types de profils. Il y a des gens comme Léna Lazare (4) ou comme les gens d’Agroparistech (5) qui, dès leurs formations, savent qu’ils ne vont pas faire les métiers pour lesquels ils sont formés. Après il y a des gens qui sont en bascule professionnelle pour trouver un métier qui a du sens. Parmi eux, certains ont eu un boulot très rémunérateur,qui leur permet de vivre avec moins.
Aussi, est-ce que l’on peut dater cette tendance, et en quoi elle peut contredire le constat de Mendras sur la fin des paysans ?
La montée des HCF date d’une vingtaine d’années. Mais on avait la même chose après 68. Le livre Le retour à la nature en vue des temps difficiles de Bertrand Hervieu-Léger (6) décrit le premier grand départ : ce sont principalement des urbains, des Parisiens de milieu privilégié, étudiants en sciences humaines, qui vont dans des régions de déprise agricole, dans les Cévennes, l’Ardèche, l’Ariège, et qui, pour certains, vont rester et redynamiser localement. Mais il y a eu aussi beaucoup d’échecs. Aujourd’hui, c’est un mouvement beaucoup plus vaste, sociologiquement et en nombre, et avec des gens qui ont énormément réfléchi à leur projet…
…des gens pugnaces
Exactement. Et il faut être lucide, le rapport de force n’est pas en leur faveur. De l’autre côté, il y a de plus en plus de fermes gigantesques avec de gros capitaux, qui deviennent intransmissibles même pour des gens issus du milieu. Et « les fils et filles de » veulent de moins en moins faire le métier de leurs parents. Alors, le syndicat majoritaire et les chambres d’agriculture qui étaient très fermés à ces nouvelles populations sont obligées de s’ouvrir, parce que concrètement, il faut bien trouver des des personnes pour reprendre ces exploitations. Dans le chapitre 11 de mon livre, je raconte ainsi l’histoire d’une ferme évaluée à 4 millions d’euros sur laquelle candidatent deux jeunes sans aucun apport financier.
On pourrait revenir sur la place des femmes. Tu expliques qu’elles étaient énormément présentes et le sont de plus en plus aujourd’hui.
Les femmes sont les premières à être parties des fermes, en bien plus grand nombre. Et Mendras aurait pu écrire « la fin des paysannes », plus que « la fin des paysans ». Alors que pour les hommes cela a chuté, mais ensuite cela s’est stabilisé. Les femmes ont toujours travaillé dans les fermes autant que les hommes. Aujourd’hui, dans certaines filières où elles cherchent à s’installer, elles sont majoritaires. C’est dans l’élevage bovin laitier, secteur à dominante masculine, que la crise de vocation est la plus marquée. Mais l’élevage ovin et caprin est majoritairement féminin, et là il n’y a pas de problème de remplacement.
Et dans les années 1960, que s’est-il passé pour elles ?
Déjà elles n’avaient pas de statut. S’il y avait des frères et des sœurs, on poussait la femme à aller faire des études – c’est l’histoire de Marie-Hélène Lafon dans le Cantal (7). Les inégalités persistent aujourd’hui. Ce n’est que depuis 2015 que femmes et hommes en couple peuvent toucher le même montant d’aides PAC au sein d’un GAEC. Aujourd’hui les cheffes d’exploitation représentent entre 25 et 30%. Mais dans les syndicats et organismes para-agricoles, les postes à responsabilité sont préemptés par les hommes.
La place du salariat agricole et de la sous-traitance est de plus en plus importante. Qu’en disent les nouvelles personnes qui arrivent dans le monde agricole ? Vont-ils employer des gens « à façon », faire des contrats TESA (8) qui peuvent très facilement dériver vers de l’exploitation non déclarée ?
Il y a dans cette nouvelle génération la volonté de ne pas s’épuiser avec le travail. Comment faire tourner une ferme en travaillant deux fois moins qu’avant, sans faire appel à de la main d’œuvre extérieure ? Ce n’est pas évident. Pour celles et ceux qui sont en recherche d’autonomie et veulent faire leur travail comme ils l’entendent, il faut parfois avoir recours à un salarié qui peut gagner plus d’argent [qu’eux]. Certains choisissent d’ailleurs délibérément le travail salarié plutôt que la reprise d’une ferme. D’une façon générale, il y a aujourd’hui environ 500 000 chef.es d’exploitation, auxquelles s’ajoutent 810 000 salariés qui travaillent en agriculture, à temps plein ou sur des contrats saisonniers, ou même sur du travail payé à la tâche. Soit 260 000 personnes en équivalent temps plein.
Comment se positionnent les Jeunes Agriculteurs ?
Leur position est ambiguë. Les JA défendent à tout prix le maintien du plafond de la DJA (9) à 40 ans, ce qui est défavorable aux femmes qui s’installent plus tard en agriculture, et d’une manière générale l’âge d’installation en agriculture est plus avancé qu’avant. Ce plafond de 40 ans est questionné par la Cour des comptes et par le CESE. Le président des chambres d’agriculture que j’ai interviewé pour mon livre reconnaît par ailleurs que leur travail n’était pas jusqu’à présent tourné vers les NIMA. Alors que les Adear (10) et les Civam (11) travaillent avec ces publics depuis quinze ans !
Dans ton livre, tu rencontres Patrick qui déclare « ce qui m’intéresse, c’est la capacité des gens à s’inscrire dans ce qu’ils font et à inventer leur quotidien. En ce sens, je me définis comme paysan, quelqu’un qui travaille en harmonie avec son territoire et qui par ses pratiques s’inscrit dans un temps qui dépasse celui de son existence. »
Il y a aussi Morgane, en Loire-Atlantique, qui me dit : « Je suis là où je dois être. Je ne suis pas simplement à la ferme, je fais partie d’un territoire. Je fais de l’aménagement de paysage avec la recomposition des parcelles, le traçage de nouveaux chemins, le plantage de haies… » Toutes ces personnes réfléchissent énormément à ce qu’elles font. Dans la Creuse, Jean-Baptiste m’a livré cette réflexion très intéressante, alors que je lui demandais à quoi on peut s’accrocher quand les interlocuteurs institutionnels vous font douter de votre projet : « Il faut d’abord rêver, sinon on entre dans une série de cases à remplir et on n’invente plus rien. Il ne faut surtout pas écouter les casseurs de rêves ».
Entretien réalisé par Loïc Santiago / Illustration : Clairou
*Aux Éditions Actes Sud, février 2024
1) Henri Mendras, sociologue (1923-2033)
2) Voir la charte de l’agriculture paysanne portée par la Confédération paysanne et la fédération des Adear
3) Brevet professionnel responsable d’entreprise agricole, pouvant permettre d’obtenir des aides financières dont la Dotation jeunes agriculteurs
4) Une des porte-parole des Soulèvements de la terre. D’abord étudiante en mathématique et physique à La Sorbonne et porte-parole de Youth for the climate.
5) Voir notre article « Déserteuse, et après ? » dans l’Empaillé n.11.
6) Paru en 1979
7) Écrivaine. Voir « Une autre vie », éditions La maindonne et « Les Derniers Indiens », éditions Buchet-Chastel
8) un CDD dont la procédure est simplifiée
9) Dotation jeune agriculteur, subvention à l’installation d’environ 30 000e
10) Associations qui aident à l’installation des paysan·nes
11) Centres d’initiatives pour valoriser l’agriculture agro-écologique et le milieu rural
Paroles de paysannes et de paysans, ou de personnes aspirant à le devenir, extraites de Qui va nous nourrir ? Au cœur de l’urgence écologique, le renouveau paysan »
« Au bout de la désertion ou de la bifurcation – suivant le nom qu’on lui donne – de toutes ces personnes qui quittent le domaine de leurs études pour chercher ce qui fait sens, il n’y a pas des tonnes de choses. Il y a l’écoconstruction… et très rapidement, on arrive à l’agriculture. » – Léna Lazare
« Je comprends qu’au minimum une personne sur dix doit travailler dans le secteur agricole si l’on veut se nourrir correctement dans une société sortie des énergies fossiles. Sans produits phytosanitaires, sans essence pour les tracteurs, il va nous falloir quantité de bras et de compétences pour être résilient… Mais ce retour à la terre, qui va le faire ? C’est comme dans les actions militantes, si on se dit que ce sont les autres qui s’y collent, on ne peut pas y arriver. Il faut incarner le changement. Arrêtons de donner des conseils aux autres, faisons nous-mêmes les choses. Et allons-y, car nous n’avons plus le temps. » – Onna
« Je ne fais pas ça pour m’enrichir. Clairement, sans les revenus de mon épouse, je n’aurais pas pu me lancer. J’appartiens à une génération qui a envie d’avoir un impact. Je veux voir la concrétisation de mon travail, faire bouger les choses localement… Je veux aussi que mes enfants puissent expliquer le métier de leur père. Dans mes boulots précédents, j’ai eu l’impression d’être un peu à côté de la plaque, ce que je faisais ne donnait pas beaucoup de résultats. Je réalisais que plus j’avançais dans ma carrière, moins je m’impliquais. Mon revenu m’apparaissait inversement proportionnel à mon investissement dans le travail. Il faut avoir l’honnêteté de le dire : l’ingénierie a une valeur ajoutée assez faible dans la société. » – Kévin Tamboise
« En même temps que je repoussais les offres, je voyais le temps passer et je sentais les regards autour de moi. Beaucoup louchaient sur mes terres, comme des rapaces regardant leur nouvelle proie arriver… » – Christophe Durand
« C’est vrai que c’est très dur par moments. Il m’est arrivé de rêver que je me cassais une jambe, que cette pause forcée me faisait comme des vacances… Je me suis aussi demandé si je ne serais pas mieux dans mon ancien boulot… À chaque fois, pourtant, je retrouve ce pour quoi je suis là : ma passion pour les vaches, le travail en extérieur… et le fait d’apprendre des choses nouvelles tous les jours. C’est tout ça qui me fait tenir. » – Florian
« J’aimerais d’ici quelque temps avoir des chiffres convaincants pour montrer qu’il est possible d’atteindre un équilibre économique dans un contexte de changement climatique où le prix du foin peut brusquement doubler. C’est un défi. Cela reste à valider. Mais j’expérimente. Je ne me considère pas seulement comme éleveuse productrice. » – Mathilde Schlaeflin