La vie mécanique, chroniques d’une agonie résignée
Plongée dans la M.A.S, une usine de métallurgie intemporelle et sans adresse comme il en existe beaucoup, au travers de moult récits glanés par une intérimaire perdue dans la foule uniformisée des ouvrières de l’industrie.
Chroniques car si le quotidien d’une usine est passionnant, ce sont les petites et grandes colères, les inattendus, les scandales et les fous rires qui rendent vivant un travail qui mécanise. Chroniques parce que c’est le temps qui revient en boucle, et qui t’avale et te recrache, un fond de mythologie Grecque.
Agonie parce que ce travail est avant tout une souffrance. Celle des membres qui ne répondent plus au réveil à force d’être sollicités dans la répétition. Celle des humiliations permanentes de la hiérarchie. Celle des années qui passent, enfermées par la tôle et le béton, plongées dans le bruit incessant et assourdissant des machines devenues seule stabilité rythmée des minutes, des heures, des semaines… Parce qu’on se noie dans cette temporalité distendue. Agonie parce que tu crèves à la vie, un peu plus chaque jour.
Résignée parce que nous sommes si peu outillés pour imaginer d’autres possibles.
Quand j’étais petite, je rêvais d’avoir un bouton
Pas un de ceux pleins de pus au coin du nez, je ne rêvais pas de puberté, non, je voulais un bouton pour appuyer. J’adorais ça, j’en laissais jamais passer un !
Les boutons d’ascenseurs, ceux des distributeurs de banques, ou de bonbons… Et puis les boutons interdits, ceux qui rendent les adultes tout rouges et tout colère : les sonnettes des immeubles et les boutons stop des escalators. Les boutons bêtises ! Plus ils étaient gros et rouges et plus ils me faisaient rêver ! Et puis un jour, j’ai grandi…
Qui dit étude dit travail, qui dit taf te dit les thunes
Qui dit argent dit dépenses, qui dit crédit dit créance
Qui dit dette te dit huissier, lui dit assis dans la merde.
On m’a dit : il faut travailler maintenant, trouver un métier. J’avais pas trop envie mais ça avait l’air tellement important ! C’est comme ça que je suis rentrée à la M.A.S. C’est une très grosse usine avec des grandes cheminées qui crachent l’épaisse fumée noire des fonderies en continu. Elle est entourée de grilles un peu comme une prison et toute la journée, et même la nuit, et même les week-ends, et même les jours fériés, ça rentre, ça sort, des gros camions et des pelletées de gens fatigués. Mais surtout l’usine, c’est rien que des boutons ! Parfois avant que le jour se lève, parfois quand il est couché, je mets les vêtements les plus sales, les plus troués que je trouve et j’y vais. Je recommence les mêmes gestes, et j’appuie, appuie, et appuie encore sur les mêmes boutons. Je les connais par cœur, je pourrais les jouer les yeux fermés. C’est une drôle de partition qui me force à la chorégraphie, une danse au tempo effréné, toujours plus précis, toujours plus rapide. En tout j’occupe un poste sur trois machines, alors je cours, alors je danse :
Et la tu t’dis que c’est fini car pire que ça ce serait la mort.
Quand tu crois enfin que tu t’en sors
Quand y’en a plus, et ben y’en a encore
(Stromae, Alors on danse, 2009)
La goutte de sueur qui fait déborder la clim
J’ai été embauchée en intérim pour pallier les manques d’une machine en cours de réglage. C’est un robot qui a été installé récemment et remplace les gestes qualifiés de six ouvrier-ères. Pour optimiser son utilisation, le robot est placé dans une cage de plexiglas qui isole la machine de potentielles poussières et nous, du reste de l’équipe. Nous serons d’abord trois, puis deux puis une seule à trimer, la cadence augmentée, dans cette cage vitrée. C’est l’hiver, et dans le reste de l’entrepôt on se les gèle. Dans notre bulle protégée, il fait une chaleur à crever. Pour autant, pas question d’enlever les blouses, l’uniforme c’est sacré. On remonte l’information aux chefs d’équipes une fois deux fois, puis on arrête de les compter. On nous promet l’installation d’un système de ventilation mais rien ne vient, ça dure comme ça plusieurs mois, on est souvent au bord du malaise mais rien n’y fait. Jusqu’à… jusqu’à ce qu’un jour débarque un col blanc. Pas un de ceux qui font la maîtrise dans les bureaux de l’entrepôt. Non, un vrai de vrai, qui monte à l’étage et tout. C’est le grand patron qui l’envoie. Dans quelques jours, les clients vont passer, vérifier qu’on fait pas semblant de travailler. Au bout de deux minutes, il suffoque. Au bout de deux jours, on a la clim’ !
Tu me feras cent lignes !
À la M.A.S, les heures sup’ c’est au volontariat. Tout le monde te le dit, c’est pas une obligation. Ce que tout le monde te dit aussi, c’est qu’au bout d’un temps, si tu les refuses systématiquement, tu finis à la porte. Mathilde est intérimaire. On a été formées ensemble. Elle, les week-ends, elle aime les passer ailleurs qu’au boulot et en ce moment, des heures supplémentaires, elle n’en a pas besoin. Son mec aussi est à l’usine, à la fonderie. Son père aussi d’ailleurs. Ils se sont arrangés pour être dans la même équipe. Ça lui permet de profiter des temps libres avec son copain. Et puis ça fait moins d’essence pour tout le monde. Seulement, les week-ends de Mathilde, ils intéressent le chef d’équipe et il enrage de ses réponses chaque vendredi. Il a tout essayé, la complicité, les menaces, alors aujourd’hui, il met à exécution. C’est pas compliqué, on a des contrats renouvelables d’une semaine, alors il attrape Mathilde et lui dit que la semaine à venir c’est pas la peine qu’elle vienne. Que ça la fera réfléchir. En conséquence, à son retour, elle change d’équipe. Plus de voiture commune avec le reste de la famille, plus de pause déjeuner avec son amoureux et surtout plus du tout les mêmes horaires. Maintenant Mathilde commence à cinq heures et sors à 13h, juste le temps de le croiser et quand il rentrera après 21h, elle sera sûrement couchée. En plus des frais supplémentaires que ça lui impose, Mathilde aura perdu une semaine de salaire sur le mois. Au coin les mauvaises ouvrières !
Mais qui a mis le papier d’alu ?
Aujourd’hui, c’est le 8 mars, la journée internationale du droit des femmes. Un jour comme un autre pour aller au charbon ? Pas tout à fait. Aujourd’hui, le Comité d’Entreprise prépare une petite surprise pour son personnel féminin. Une prime de pénibilité ? L’ouverture d’une crèche pour les enfants des couples au trois huit ? La reconnaissance des maladies professionnelles ? Non, mieux encore ! Grâce à l’appui des syndicats de la boîte et à la magnanimité de notre grand patron ; aujourd’hui, oui, ce matin même, toutes les femmes de l’usine, enfin les contractualisées, recevront un petit ballot de chocolat enrobé par leurs soins. Alors ? Ça fait passer la pilule ? Tu sens comme le doux arôme du cacao te permet déjà d’oublier les blagues sexistes de tes collègues ? Les remarques sur ton poids ? Le regard insistant de ton chef d’équipe quand tu enlèves ta blouse à la pause déjeuner ? Qui pourrait refuser une petite douceur dans ce monde d’acier ? Et puis, soyons raisonnables… Le chocolat, c’est moins cher que l’égalité des salaires !
Allumer le Feu !
L’équipe du matin remplit peu à peu le parking des ouvrier-ères, les traits sont tirés, il est 4h30. Les plus ponctuels croisent l’équipe de nuit dont la pâleur marque la fatigue accumulée. C’est l’heure de la dernière clope avant d’entrer, les plus organisé-es sont déjà changé-es, chaussures de sécurité, blouses et bouchons à proximité. Certain courent chercher le dernier café, d’autres arrivent à peine, ils ont dû laisser le réveil sonner. Devant la porte des vestiaires l’attroupement se fait masse, les voix gonflent, le ton monte. Cette nuit, un plafond de la fonderie a flambé. Une étincelle de métaux en fusion s’est envolée et en moins de temps qu’il n’en a fallu pour s’en rendre compte tout s’est enflammé. Les pompiers sont encore là. Les plus réveillés ont remarqué de loin cette fumée inconnue, les autres découvrent hébétés ce ravage qu’ils n’imaginaient pas. Personne n’est blessé cette fois mais on n’est pas passé loin. Des frissons parcourent l’assemblée, les plus anciens ouvrent les archives de l’indicible, des incidents passés, des morts, des accidentés. Les recrues plus récentes fantasment l’arrêt de la chaîne, la journée libérée. Les syndicalistes questionnent les normes de sécurité tandis que la direction pleure les travaux à venir et le manque à gagner. C’est l‘heure, tout le monde devrait déjà être à son poste. La cheffe d’équipe vient rameuter les troupes. Ceux du hangar concerné seront placés ailleurs pour la matinée. Les autres doivent reprendre comme si de rien n’était. Comme si dans l’aube sombre et glacée ne tournoyaient pas les gyrophares des pompiers. Comme si cette odeur de tôle incandescente n’emplissait pas un peu plus nos poumons déjà saturés. Comme si les flaques d’huiles ordinaires n’étaient pas grossies par l’eau qui ruisselle du hangar sinistré. Les pieds dans la boue, finalement on s’y est habitués. Le courant général ne sera remis qu’après midi mais celui qui alimente les précieuses machines n’attends pas. Heureusement qu’elles ont pour la plupart leur système de lumières intégrées sinon c’est dans le noir complet qu’il faudrait travailler.
Magnésium must go on ! Le temps c’est de l’alu !
Le défibrillateur
Mon chef d’équipe m’impressionne un peu. Caricature du jeune requin dynamique aux dents longues et vent en poupe, il ne ménage pas ses effets et s’adresse aux sous-fifres sans prendre de gants. Il parcourt les différents hangars de l’usine à toute allure. On voit régulièrement derrière lui des ouvrièr-es haletant-es qui peinent à suivre le rythme, l’air un peu farouche de ceux qui ne savent pas à quoi s’attendre. Il est passé par ici, il repassera par là… Son attitude de self-made-man m’agace un peu. Faire toujours mieux, toujours plus ! Un vrai maton de l’industrie, il pousse au cul un troupeau mais bien qu’il maîtrise son cheptel, il n’en reconnaît pas les ouailles. Ses techniques de management sauvage provoquent des messes basses et alimentent les rumeurs. Comment garde-t-il cette fougue sans joie et ce cœur à l’ouvrage sans passion ? Pourquoi s’inflige-t-il ce rythme professionnel et surtout comment le maintient-il ? Automate ou androïde ? Je me plais à imaginer qu’il existe des sortes de prises cachées entre les allées où il doit régulièrement mettre ses batteries à niveau. On dit qu’il y a quelques temps il aurait fait un arrêt cardiaque, que c’est un défibrillateur qui l’aurait ramené à la vie. Le choc a-t-il été trop violent ? Apparemment, cela ne l’a pas fait ralentir. Je l’aperçois au pas de course devant la cage, la goutte au front et les veines apparentes. On ne nous dit pas tout…
Crasse et paillettes.
J’adore quand on vante les mérites des usines propres. C’est sûr que depuis l’ère industrielle on a fait des efforts. Quoi que ça dépend où, puis elle n’est pas si loin la révoltée des usines Wonder qui se plaignait de la saleté du travail. Alors c’est sûr, on te donne une blouse, des chaussures, des lunettes, et des bouchons pour les oreilles. Chaque semaine, les blouses sont envoyées à la blanchisserie et puis il y a deux douches dans le vestiaire, pour une quarantaine d’ouvrières par équipe. Des acquis de la lutte, comme les blouses d’ailleurs même si elles sont aujourd’hui présentées comme équipements de protection obligatoires. Ce qui salit le plus, c’est quand tu te trouves sur les postes d’usinage. Ton travail consiste alors à entrer des pièces dans des machines qui les façonnent à dimension. Il y a deux procédés principaux d’usinage : le fraisage pour les « surfaces planes » et le tournage pour les « surfaces de révolution ». Oui, oui, vous avez bien lu : les ouvrièr-es usinent des surfaces de révolution. Tout un programme !
L’un des éléments primordiaux dans l’utilisation de ces machines, c’est l’huile de coupe. En gros, c’est la vaseline de la métallurgie. C’est un liquide blanchâtre à l‘odeur tenace qui fait que tu peux sentir les métallos à distance, à la manière des éboueurs ou des poissonniers. L’huile de coupe ça gicle en permanence, ça déborde des machines, tu patauges dedans toute la journée parce que les fuites c’est pas la priorité. Faut voir l’état de tes fringues à la sortie. Mais le meilleur, c’est que tes pièces une fois usinées, tu les souffles avec de l’air sous pression. Pour l’aspect mais aussi pour en retirer d’éventuels copeaux. Je te passe les maladies respiratoires liées à l’inhalation répétée du produit et de ces particules de métal. Je te passe l’humour de la direction qui (si tu râles) consent à te filer des masques aussi efficaces que des M&M pour soigner un cancéreux en phase terminale. Le plus agréable, c’est la pluie de copeaux que tu prends sur la gueule. À la fin de la journée t’en retrouve jusque dans ta culotte.
Les samedis soir, une fois les heures sup terminées, pas besoin d’artifices, quand tu remues la tête c’est une vraie boule à facette… Dans le coin, les autres usines produisent de la bouffe alors vaut mieux sentir l’huile de coupe que le cassoulet en boîte, non ?
La machine dans la peau
« En harmonie tonale, la cadence parfaite est une cadence consistant en un enchaînement des degrés dans leur état fondamental. Dans un accord parfait, la sensible monte toujours à la tonique et dans les fins de partie ou de morceau, la tonique est disposée à la partie supérieure.» Autant vous dire que la cadence parfaite c’est un objectif transcendantal ! Certains jours, après quelques heures de mise en jambe, j’ai la sensation d’atteindre cet état de plénitude absolue. Le rythme a pris possession de tous les atomes de mon corps, même mon esprit ne se balade plus, il ne fait qu’un avec mes gestes toujours plus précis, plus efficaces. La méditation qui me transporte alors ouvre des portes de perception et abolit les frontières de mon être charnel. Soudain tout s’anime autour de moi et je ne fais qu’un avec mes collègues que je découvre lévitant, tournoyant eux aussi entre les monstres de fer et d’électricité. L’usine devient le théâtre d’une comédie musicale, je n’en suis pas la jeune première mais dérive avec délice dans les décors de Flashdance ou Dancer in the dark. L’espace d’un instant qu’on ne pourrait définir, tous jouent le jeu, nous sommes Kevin Bacon et défendons le droit au plaisir du rythme, et la liberté de sentir vibrer nos corps. Fottloose ! « Na nanana nana nana ! » Rêves éveillés ou hallucinations, peu importe, je suis bien. Mais il arrive toujours, ce bouton lumineux d’un rouge agaçant qui vient briser mon équilibre, la cadence parfaite est rompue. Comme me l’a appris il y a longtemps Marry Poppins : C’est bon de rire mais on finit toujours par se casser la gueule du plafond. Appelez la maintenance, nos illusions sont en panne !
Augustine Weil