La daronne lève encore le poing
J’ai 34 ans, je viens d’avoir un enfant. Dans mon parcours, j’ai voulu avoir un gosse, puis plus du tout, puis je suis tombée enceinte mais c’était pas le bon moment, puis j’étais enceinte mais je l’ai perdu et je n’en ai plus , jamais au grand jamais, après j’en ai voulu mais rien n’y faisait, et aujourd’hui j’ai un bébé depuis quelques mois.
Jeune adolescente, je croyais pourtant qu’un beau jour j’aurais un enfant simplement, du premier coup, au bon moment, avec le prince charmant bien évidemment. La réalité est loin de ce long fleuve tranquille. La complexité du chemin de la procréation m’a sans cesse surprise. Dans ces différentes phases, j’étais nourrie de regards et d’analyses féministes sur ma condition, mon rapport aux hommes, à la société ou au corps médical. À chaque fois, même pendant la grossesse, je me suis sentie épaulée d’une solidarité féministe.
Mes amies m’ont toujours soutenues et me soutiennent encore. Elles m’appellent pour m’encourager, se marrent de voir mon enfant galérer à viser sa bouche avec sa cuillère, me cuisinent le savoureux plat de pâtes quand, terrassée par quelques nuits blanches et embrouillée avec mon mec, je pleure car j’ai plus le temps d’aller pisser. Elles sont là, à m’ouvrir une bouteille de Picpoul de Pinet dès que le marmot est couché. La hotline ouverte 24/24. Elles sont là pour m’emmener en concert secouer la nuque. Merci les filles.
Je suis blanche, meuf, maquée, avec un marmot. Tout baigne, ou presque. Cependant, un nouveau travers me guette : je serais en train de plonger dans le carcan du conformisme absolu. Sous les regards de certaines camarades, j’ai l’impression que l’on scrute mon niveau sur le baromètre féministe, qui ne dépasse pas le 0,5 lorsque je console, nourris ou berce mon enfant. Je me sens parfois jugée comme un stéréotype de la normalité, qui aurait abandonné ses pairs. J’ai l’impression de m’être « rangée », comme si j’avais cessé de me battre. Est-ce que ce nouveau statut fait du moi une femme qui n’inspire aucune liberté ou transgression ? Pourtant, je n’ai pas enterré mon ardeur féministe.
Derrière l’enfant, ma lutte pour le féminisme mais aussi mon individualité disparaissent. Chères camarades, je vous remercierais de ne pas m’accoster en me parlant de mon gosse en premier, de encore plus si c’est pour prendre un ton sarcastique « alors tu t’es débarrassée du marmot ? ». D’abord, je le confie, je ne m’en débarrasse pas. Pourquoi me renvoyer une idée d’emprise sur moi-même ? Le fait d’avoir enfanté, d’avoir à élever et d’avoir à donner de mon temps, n’entrave pas mon épanouissement, mes quêtes de liberté et d’indépendance. Je suis femme, et ce bien avant d’être mère. C’est énervant de voir quasi-automatiquement, dans une discussion banale, le statut de mère prendre le dessus dans toutes les questions. Un des axes du féminisme n’est-il pas le respect de l’individualité, au-delà du genre ? Au-delà de la figure de la « porteuse d’enfant » ? Certes c’est prenant, fusionnel parfois, mais mon individualité résiste. Mon gosse peut aller bien et moi très mal, nos états d’âmes sont très différents, il n’y a pas de sacro-sainte symbiose. Pourquoi me parler de l’enfant d’abord ? Pourquoi ne pas me dissocier de lui ?
Il faut laisser la place à un détachement que peut avoir une mère. En effet, il m’arrive de ne plus penser du tout à l’enfant, de perdre mes réflexes de daronne ! Grand tabou ! Car la mère doit être dévouée pour le marmot, or il se trouve que je prends parfois une grosse cuite ou pars sur des projets obnubilants alors que « bébé » pleure. Eh oui.
J’aimerais me situer hors du gnangnan « bébé trop choupi, avec ses bib’, sa teuteute et ses dodos » et les railleries sur « cette galère ». Parlons biberon, merde et sucette sans faire de blague sur les poussettes quand je galère à sortir du bar, propos qui transpirent ce « oh putain, t’as vu, ça bousille ta vie ». Je suis toujours, ou presque, la même, peut-être moins dispo mais toujours aussi déterminée. CamaradEs, je vais bien même si c’est dur ! Éloignons-nous du paradigme femme forte / mère asservie aux mains liées. La situation est plus fine, plus douce, plus personnelle. Je suis femme, je suis mère, je reste féministe, j’ai besoin du féminisme. J’ai besoin que la société ne me range pas dans une case bornée. J’ai besoin d’endroits « safe » où parler de mes problématiques de meuf, de mon corps défoncé par un accouchement, de mon rapport à l’homme, de mon rapport au père de mon enfant, de cul, de philosophie, de libertés et de schémas oppressants. J’ai besoin de visions qui ne soient pas binaires, j’ai besoin d’amies qui refusent d’avoir des gosses, d’autres qui en ont, qui adorent, qui regrettent, et surtout que tout ça puisse osciller. J’ai besoin que l’on se respecte dans nos choix de parcours. Que nos galères ne servent pas à mettre les autres sur un podium, et que nos réussites n’écrasent personne, que notre sororité raisonne.
Il est évident que certains choix se fondent plus facilement dans le quotidien, par exemple la société est plus indulgente avec une femme qui a des enfants plutôt qu’avec une autre qui a fait le choix de ne pas en avoir. Pour autant, le féminisme n’a pas son canon, sa figure d’excellence, il doit pouvoir se faufiler partout, se placer dans différents actes de la vie. D’ailleurs, nous avons toutes nos déséquilibres dans notre ferveur. Une femme peut être féministe dans sa vie sociale mais avoir très peu expérimenté la réappropriation de son corps, et une mère peut être féministe et parfois complètement merder sur le partage des tâches. Le féminisme a la force de s’introduire dans la diversité des aventures que nous vivons, toutes, n’y incluons aucune forme de hiérarchie.
Texte : L / Dessin : Cécile.K