La Dépêche de Baylet : imposture à tous les étages
La collaboration du journal sous le régime de Vichy ou la venue d’un pétainiste à sa direction en 1959 n’ont pas eu raison du quotidien. Pas plus que la condamnation de toute la famille pour abus de biens sociaux en 2003 ou la plainte d’une collaboratrice de Jean-Michel Baylet pour coups et blessures en 2002. Récemment, la purge de journalistes et la dérive vers un journal de droite proche du pouvoir n’ont toujours pas entamé l’emprise des Baylet sur l’information régionale. Bien au contraire.
Vous avez sûrement déjà entendu la famille Baylet évoquer le « véritable martyre » vécu par le quotidien entre 1939 et 1945 (1). Malheureusement pour eux, les faits sont tenaces. La Dépêche de Toulouse présidée par Jean Baylet (1904-1959, père de Jean-Michel) s’est soumise au régime de Vichy. Les mouvements de la résistance publient à la libération un document détaillé et sourcé sur les 1500 numéros parus sous l’occupation (2). Ils démontrent, citations à l’appui, que le quotidien prônait l’armistice et chantait les louanges du « grand maréchal » Pétain. Il pourfendait de façon virulente les résistant-es assimilés à des « terroristes de l’étranger », et soutenait les mesures et discours anti-sémites. La Dépêche augmente ses bénéfices de 250 % entre 1940 et 1943, les salaires de la direction autour de 50 %, le tirage atteint un record de 310 000 exemplaires en 1943.
Un assassin aux commandes
Interdit en août 1944, le quotidien est autorisé à reparaître en 1947 en changeant de nom. Voici « la Dépêche du Midi » et Jean Baylet aux manettes, derechef. Le vœu des résistant-es « d’ interdire à la presse de la forfaiture, à ses dirigeants, à ses profiteurs, de jamais reprendre la parole » (3) n’a pas tenu bien longtemps. Pire, c’est l’un des dirigeants de Vichy qui va s’introduire dans la direction du journal : René Bousquet. Il est l’ancien chef de la police de Pétain, celui qui organisa avec zèle la rafle du Vel D’Hiv et qui sera au total responsable de la mort de dizaines de milliers de Juifs. Lors de son procès en 1949, son ami Jean Baylet siège au sein du jury de députés de la Haute Cour qui expédie l’affaire en trois jours : il est acquitté. L’Huma dénonce alors une « résistance bafouée ! ». Bousquet peut revenir tranquillement aux affaires, aidé par le milieu radical du Sud-Ouest. En 1959, l’ancien collaborateur nazi rejoint Evelyne Baylet (1913-2014, mère de Jean-Michel) à la tête du journal, pour une durée de dix ans.
Dans un édito du 2 octobre 2020, Jean-Michel Baylet certifiait toujours que « La Dépêche, après 150 ans d’existence, n’a jamais failli à sa vocation originelle », la défense de « la République » et ses « valeurs humanistes et universelles ». Après tout, depuis que le patron de presse et ancien ministre de Manuel Valls a racheté tous les titres de la région, qui pourrait le contredire ?
L’Occitanie aux ordres
Déjà propriétaires d’un groupe tentaculaire et classés parmi les plus grosses fortunes françaises (4), les Baylet se sont payé le groupe Midi libre en 2015. De Rodez à Perpignan et de Montpellier à Tarbes, toute la presse est à leur service : avec Midi Libre, Centre presse, l’Indépendant, La Dépêche, Le petit bleu Agenais, la Nouvelle république des Pyrénées ainsi que plusieurs hebdomadaires et des participations dans d’autres publications, des télés locales, des sites internet, des boîtes de pub et d’événementiel, ou encore l’Occitane d’Imprimerie. Le groupe contrôle toutes les étapes de la production journalistique, de la rédaction à l’impression. Ainsi, le monopole des Baylet n’a pas été chatouillé par un concurrent depuis plus d’une décennie.
C’est la face immergée d’un système familial basé sur le clientélisme, qui a toujours usé du pouvoir lié à un journal hégémonique dans le Tarn-et-Garonne, à Toulouse et désormais dans toute la région. Leurs publications sont mises au service de leurs intérêts et de celui des Radicaux de gauche pour faire mousser leur action, combattre leurs adversaires et comme moyen de pression sur les pouvoirs locaux ou… nationaux. Ce monopole médiatique sur 14 départements fut ainsi une aubaine pour Hollande, qui le récompensera par un poste de ministre, comme aujourd’hui pour Macron, à qui le patron de La Dépêche avait apporté le soutien avant son élection.
Après des décennies de contrôle du Conseil Général du Tarn-et-Garonne ou du PRG, la transmission familiale se poursuit en se concentrant sur le groupe de presse. Après être passé chez les croque-morts de Natixis et le pharmaceutique Fabre, Jean-Nicolas Baylet est placé en 2017 au sommet du groupe à 29 ans, et dirige aujourd’hui La Dépêche. Jean-Benoît Baylet se forme lui chez KPMG, un cabinet d’audit patronal, avant d’être propulsé directeur du pôle Midi Libre-Centre Presse-l’Indépendant. Leur sœur Victoria est nommée secrétaire générale de la fondation La Dépêche, dirigée par sa maman.
Les affaires
Avec la main mise sur six millions d’habitant-es qui n’ont plus que de l’information contrôlée par Baylet à disposition, le clan semble plus que jamais à l’abri des accusations et des tribunaux. Certes, toute la famille fut condamnée en 2003 à des peines d’amendes et de prison avec sursis pour abus de biens sociaux : leurs domestiques (femmes de ménage, secrétaires, jardiniers, gouvernantes, etc.) et diverses factures étaient depuis longtemps payées directement par le journal, sur la base de faux en écriture. Étonnamment, les magistrats qui tiendront tête au clan dans ce dossier seront tous mis en cause plus tard dans l’affaire Alègre.(5)
Les années suivantes, trois affaires judiciaires entraînent des mises en examen de Jean-Michel Baylet, alors président du Conseil Général du Tarn. L’enquête sur les marchés de frais de bouche, celle de l’impression surfacturée des journaux du Conseil par sa femme, ou celui de sa voiture avec chauffeur payé par le département : tous finissent par des non-lieux ou ne sont pas poursuivis pour prescription. La Dépêche n’en parle pas ou peu, et Hollande pourra ensuite embaucher son allié, débarrassé de ces poursuites.
L’impunité du cogneur
Quand, en 2016, la députée du Calvados Isabelle Attard ose lui lancer en plein palais bourbon : « Comment osez-vous vous présenter à l’Assemblée nationale, sans être submergé par la honte ? », on se dit que cette fois-ci, il a bon. Elle rappelle au ministre Baylet qu’en 2002, il aurait frappé à plusieurs reprises sa collaboratrice au visage, avant de l’obliger à signer une lettre de démission et de la jeter à la rue, entièrement dévêtue. Celle-ci portera plainte dès le lendemain… avant de négocier avec lui un accord financier dans le secret et de retirer sa plainte. Un gendarme témoigne qu’elle « avait un visage tuméfié », « les pommettes gonflées », « des hématomes », et certifie que la procédure normale « nécessitait obligatoirement une mise en présence des protagonistes, c’est-à-dire une confrontation entre Bernadette B. et Jean-Michel Baylet »(6). Contre toute logique, le parquet de Montauban décide de classer l’affaire alors qu’il pouvait poursuivre, même une fois la plainte retirée.
Baylet porte plainte pour diffamation contre la députée, histoire de semer le doute… puis retire précipitamment sa plainte en 2018. Isabelle Attard dénonce alors cette procédure « détournée de sa finalité première, utilisée comme méthode d’intimidation, contre les victimes, les témoins ou celles et ceux qui refusent l’omerta (…) Quel dommage vraiment que Jean Michel Baylet n’ait finalement pas souhaité que nous débattions devant un tribunal de ses agissements envers les femmes ». Ce retrait de plainte, qui signe comme un aveu du grand patron, interloque toute la presse nationale. Mais pas les journalistes aux ordres de Baylet. A Midi Libre, à La Dépêche ou à Centre Presse, le « boys club » des cadres supérieurs et des petits chefs reste bien silencieux. Il faut dire que dans ce groupe, où règne une « politique sexiste et discriminatoire avérée » (7), quasiment tous les postes importants sont tenus par des hommes. Des hommes en col blanc capables de passer sous silence les faits d’un agresseur dans leurs rangs et, en même temps, de faire les hypocrites en s’alarmant dans leurs éditos de ce que des hommes tabassent et tuent leur femme, chaque jour en France.
Lectorat et rédaction : la double agonie
Outre le monopole stalinien de Baylet sur la presse régionale, qui se traduit mécaniquement par un appauvrissement de l’information en général, ce sont ses journaux qui sont sabrés de l’intérieur. La baisse continue du nombre de salarié-es et de journalistes, comme la fermeture d’agences, s’est accélérée avec le rachat du groupe Midi Libre : 355 postes supprimés au total, « une véritable mise à mort des capacités opérationnelles des titres ! » dénoncée à l’époque par le syndicat SNJ (8). Depuis, ce dernier fait régulièrement état de « lecteurs [qui] se détournent de plus en plus d’un journal dont la qualité s’effondre » et d’une gestion d’entreprise « dont les effectifs fondent comme neige au soleil » (9), avec, à nouveau, la suppression de 50 postes par an pour 2020 et 2021. Il y a désormais davantage de salarié-es dans le reste des activités, de la pub à l’événementiel. Pourtant, c’est bien au titre de l’information et du pluralisme que le groupe Baylet touche 3,7 millions d’euros par an d’aides à la presse, auxquelles il faut ajouter une étonnante subvention de 3,4 millions obtenue en 2018 pour se payer une imprimerie flambant neuve (10).
Évidement, cela noircit le tableau qu’on faisait déjà il y a quatre ans : « Des journaux saturés de faits divers et d’encarts publicitaires, de dépêches AFP paraphrasées et d’édito droitiers, courroies de transmission des mairies, des commissariats, des préfectures. La précarité des journalistes d’un côté et la complaisance ou la connivence des chefs de services envers leur hiérarchie et les pouvoirs locaux maintiennent un contenu pauvre ainsi qu’un travail d’investigation quasi inexistant ».
Les petits soldats
Pour celles et ceux qui restent en poste, la famille Baylet et ses sous-fifres ne sont pas tendres. « Éditorialement c’est insupportable, la rédaction est tenue d’une main de fer, et dès que quelqu’un dérive il est écarté », nous racontait un délégué SNJ en 2016. À Midi Libre, L’indépendant et Centre Presse, ils sont plus de 60 journalistes à avoir rendu le tablier en 2015, grâce à la clause de cession qui leur permet de démissionner en cas de changement de propriétaire. Cela montre « leur peu d’attachement à des journaux dès que pointe la crainte de travailler pour des titres qui risquent de perdre en indépendance », une presse « fade et sans saveur », du fait d’une pratique de l’auto-censure amplifiée par les interventions directes de la hiérarchie sur les papiers. Il ajoutait : « Avec les nouveaux dirigeants, j’ai bien peur que ça ne fasse qu’empirer… Tous les serviteurs zélés des Baylet père et fils qui remplissent toutes les cases de la hiérarchie ne manqueront pas de vouloir faire régner l’ordre, notamment quand les intérêts politiques ou financiers du patron de La Dépêche seront en jeu. »
La garde éditoriale
Les rédacteurs en chef et les éditorialistes du groupe sont des types dévoués (11). A leur patron, au gouvernement, aux industriels, à la police, à l’ordre en place. Au risque de faire rire la France entière, en 2016, en saluant le nouveau « gouvernement de combat » de Hollande que leur patron venait d’intégrer, pendant que toute la presse moquait ici un bricolage, là un replâtrage ministériel de peu d’envergure. On rigole moins lorsqu’ils volent au secours de Castaner, en déplorant le « vrai martyre de la macronie » vécu par le ministre de l’intérieur. Ou lorsqu’ils se demandent, en 2019, si « la France a encore envie » de ces gilets, après « dix mois de samedis jaunes et de violences blacks ». Ils savent emboîter le pas à la propagande d’État, en affirmant que « contester une réforme de notre système de retraite, c’est nier les graves menaces qui pèsent sur ce modèle solidaire que beaucoup nous envient, (…) cette évidence fait consensus ». L’une des plus grandes grèves des dernières décennies est alors qualifiée de « mélodrame social » animé par « une contestation irréductible, presque désespérée, contre la réforme des retraites ». Et pendant que des manifestant-es s’interrogent sur la pertinence -symbolique- que Macron finisse comme Louis XVI, nos éditorialistes horrifiés parlent d’un « appel au meurtre, au régicide républicain ». On les sent un peu tendus du slip. Ils sont plus relax pour évoquer les manifestant-es gazés tous les samedis, se permettant d’ironiser sur le fait que « Michèle Alliot-Marie voulait céder ses propres lacrymos à Ben Ali », et qu’au moins, « ce bon Castaner les garde pour lui ».
Ces derniers mois, ils poursuivent leur travail de chiens de garde à la perfection. Le 2 juin, après une énorme manifestation devant le tribunal de Paris réclamant justice à l’appel du comité Adama, La Dépêche titre en Une de sa page web : « La mort d’Adama Traoré n’est « pas comparable » avec celle de George Floyd, affirme Sibeth Ndiaye ». Un parti-pris affiché, allant jusqu’à tronquer la citation gouvernementale, et alors que le parallèle entre les deux meurtres par des policiers sautent aux yeux de n’importe quel observateur.
Le 20 octobre, ils jouent les va-t-en guerre laïcards. Ils appellent la République à « à traquer ceux-là qui veulent l’abattre », « en tous lieux, sans relâchement, avec obstination et courage », et « à reconquérir les territoires perdus », dont l’école ferait désormais partie, avec « les atteintes à la laïcité, directes ou sournoises, qui [la] gangrènent chaque jour ». On croirait entendre le ministre Blanquer postillonner sur l’islamo-gauchisme infestant l’Université ! Alors leur avis sur la loi contre les soit-disant séparatismes est sans surprise : « cette loi, d’évidence, vient à temps ».
Le 6 novembre, ils s’enflamment pour l’intervention militaire au Mali, qu’ils qualifient sans nuance de « combat pour la liberté », contre le « poison » djihadiste, pour protéger les population locales là- bas et notre sécurité ici. Toute référence au néo-colonialisme, aux intérêts stratégiques du gouvernement français ou au commerce des armes est proscrite. Le ministre des armées n’aurait pas fait meilleur papier. Le 19 novembre, ils applaudissent des deux mains le lancement de la 5G, et « la richesse des usages que permettent des débits impressionnants de vitesse » puis reconnaissent le 2 décembre un « point positif » à l’épidémie mondiale avec « l’accélération de la numérisation de la France », qui a « montré une incroyable capacité d’adaptation ». Télétravail, cybercommerce, click & collect : « ces neuf derniers mois nous ont permis de réussir ce que longtemps nous avions pensé impossible », citant leur maître à penser, leur bon président Macron.
Emile Progeault
1 : Jean-Michel Baylet, pour les 50 ans de reparution du journal, en 1997
2 : « La résistance présente la dépêche », imprimé en 1945, à lire sur http://cras31.info/IMG/pdf/1945. Réquisitoire dressé par douze mouvements, organisations et partis de la résistance. Nous nous basons aussi sur « La Dépêche du Midi et René Bousquet, un demi-siècle de silences », de Claude Llabres, paru en 2001. Pour leur défense, les Baylet mettent en avant l'assassinat par la milice du PDG de l'époque Maurice Sarraut en 1943, et la déportation en juin 44 de son frère Albert Sarraut et de Jean Baylet. Mais ils ont un statut de « déporté d'honneur », que certains qualifient de déportation bourgeoise ou de déportation de notables, et au camp de Neuengamme leur statut les dispensait de travail. Déportés en compagnie du maire vichyste de Toulouse et d'autres personnalités, ils ne le sont donc pas en qualité de résistants.
3 : Idem note 2.
4 : En 2007, selon Challenges, la famille Baylet, possédait un patrimoine de 61 millions d'euros, 480e rang des fortunes professionnelles françaises.
5 : Les magistrats Jean Volff, Marc Bourragué et Jean-Jacques Ignacio seront impliqués dans l'affaire du tueur en série Alègre, les obligeant à démissionner, avant d'être blanchis.
6 : « Le ministre Baylet accusé de violences: l'enquêteur de l'époque témoigne », www.buzzfeed.com, 17/10/16.
7 : « Sexisme : la direction aggrave encore son cas », communiqué du SNJ, 31/01/17.
8 : Communiqué du SNJ, 04/03/15.
9 : Communiqué du SNJ, 13/12/19.
10 : Obtenue auprès du Fonds stratégique pour le développement de la presse, qui normalement ne devrait pas dépasser 1,5 millions et 20% de l’investissement. Le ministère de la culture était « opposé à cette subvention, ou tout au moins très réticent » mais « la pression serait venue de Bercy », grâce au poids politique de Baylet, dans la région et jusqu’à l’Élysée, selon La Lettre A.
11 : On parle ici de Laparade, le rédac-chef de La Dépêche, des éditorialistes Souléry et Rioux, du rédac chef de Midi Libre, Olivier Biscaye, etc. Les citations sont issues d'éditoriaux de La Dépêche, mais Midi Libre n'est pas en reste pour soutenir les politiques patronales et gouvernementales. Pour en savoir plus, notre article de juillet 2019 sur « Les gardes chiourmes du midi », en ligne sur www.empaille.fr.