Numéro 16 régional

VIVRE QUEER AU PAYS

N’en déplaise aux patriarches, aux réacs et aux fachos, des personnes lesbiennes, gays, bisexuelles, transgenres et queers refusant les normes cisgenre et hétéro habitent nos villages… et le font savoir. À Saint-Affrique, le festival d’art et d’artisanat Queeralité a tenté en octobre dernier de visibiliser les vécus et les réalisations de personnes queer vivant en milieu rural. Une membre de l’association qui a porté l’événement nous en dit plus.

À nous les queers(1), on vend encore la ville comme le seul endroit où il est possible d’exister en paix. Le festival Queeralité s’inscrit dans le sillon des initiatives qui démontrent que la place des personnes qui sortent de la norme cisgenre et hétérosexuelle ne se limite pas aux squats underground, aux marchés gentrifiés ou aux clubs branchés des grandes métropoles. Les personnes queer sont là aussi, dans les villages, les villes moyennes et les lieux-dits du trou du cul du monde. Pour celleux qui ont grandi en milieu rural, la représentation de la communauté LGBTQIA+(2) s’est longtemps résumée aux insultes qui fusent dans la cour de récré, les fêtes de villages ou pour certain∙es, les repas de famille. Dans ce contexte, comment imaginer s’apparenter à celleux qu’on utilise comme repoussoir ? Pour de nombreuses personnes, un passage par la vie urbaine ouvre des portes qui étaient jusque-là encore trop souvent dissimulées. Originaire du Saint-Affricain, Laurí explique : « Le mot queer n’existait pas dans mon vocabulaire, quasiment personne autour de moi ne sortait de la norme hétéro. Avec le temps, je me dis qu’il y avait peut-être quelque chose que je sentais sans pouvoir le nommer. »

La loi du silence

De retour au pays, il faut alors trouver la force nécessaire pour remettre en cause son « capital d’autochtonie »(3), cette notoriété acquise en s’efforçant d’apparaître « comme tout le monde » durant des années. Ou choisir un autre bout de terre débarrassé du poids de la réputation familiale. Dans le Sud-Aveyron, si on ne chasse pas toujours les personnes LGBTQI+ à coups de balais à l’annonce de leurs identités « tordues », ils doivent cependant avoir la décence de se faire discret∙es. Elsa, journaliste indépendante née ici et revenue vivre dans le coin explique ainsi : « Je dirais que c’est un territoire qui peut être bienveillant mais avec toujours cette injonction sous-jacente qui se résume à « fais ce que tu veux mais ne le dis pas trop fort » ». Cet état d’esprit s’illustre parfaitement dans le refus de l’hebdomadaire Le Saint-Affricain d’annoncer le festival Queeralité malgré plusieurs sollicitations. Comme l’exprime Achille, habitant de Saint-Affrique depuis quelques années, lutter contre la loi du silence et mettre au jour son identité queer, c’est s’exposer à des rappels à la norme. « Mon identité de genre et mon orientation sexuelle sont très marqués physiquement, cela m’a valu des regards et remarques de la part d’un petit nombre de personnes. ». Mais ce sont ces risques pris individuellement qui permettent paradoxalement de crever lentement l’abcès du tabou comme le résume Laurí: « J’ai compris que mon choix d’habiter là, avec cette identité queer assumée, participait à une certaine visibilisation et une certaine représentation. Ça a donné encore plus d’importance et de sens pour moi au fait de vivre ici. Je le vois aujourd’hui comme une sorte de militantisme du quotidien. »

Oser paraître

Assumer son identité queer c’est donc trouver la force de prendre des risques pour soi. Une énergie qui peut être d’autant plus difficile à trouver quand cohabiter avec son corps non-valide est déjà une bataille. Achille analyse ainsi son départ d’une grande métropole pour Saint-Affrique : « Pour cause de soucis de santé, vivre dans cet environnement sensoriellement puissant m’a poussé à revoir mes objectifs de vie : vivre dans un cadre plus doux. » Dans son cas, et dans celui d’autres personnes avec qui l’association Queeralité est en lien, le retour en milieu rural répond à un besoin d’accéder à des espaces moins urbanisés et des rythmes moins métronomiques. Une aspiration mise à mal par la casse des services publics et la désertification médicale, particulièrement palpable dans le Saint-Affricain où la survie de l’hôpital est menacée, limitant l’accès aux soins psychiques et physiques. Il semble également important de ne pas négliger l’épuisement que peut impliquer de fréquenter quotidiennement des personnes qui ne partagent pas nos expériences queer. Elsa témoigne ainsi : « Je n’ai pas vécu de forte expérience de transphobie dans mon parcours en Aveyron. Par contre je me fais toujours mégenrer sur ma voix, mes tenues. Parfois je reprends les gens et ils ne se rendent même pas compte que je disais madame. » Ce qui peut sembler relever de paroles en l’air, de maladresses, et dans le pire des cas de propos hostiles, sont autant de cailloux dans la chaussure qui aboutissent à des ampoules carabinées. Ainsi, si le soutien de plusieurs associations locales aux initiatives féministes et LGBTQIA+ est indéniable, il reste tout de même nécessaire qu’une poignée de personnes queer ayant assez de détermination se fassent entendre pour exister dans le paysage militant. Julia, salariée de l’association féministe Lysistrata qui lutte contre les discriminations envers les minorités, basée à Saint-Affrique, raconte : « Dès mon arrivée, j’ai participé à monter un groupe féministe, puis des discussions sur le genre, des ateliers drag, etc. Ici on dit que si tu veux qu’une chose existe il faut l’organiser toi-même. Comme j’ai la chance d’avoir la force du collectif de mon côté, j’ai organisé des événements queers féministes comme je le faisais à la ville avant. ».

Faire briller nos existences

C’est ce même sentiment de besoin d’auto-organisation face au manque d’initiatives pour et par la communauté queer dans leur bassin de vie qu’Achille et Emz, artisans tous les deux, se sont lancés dans l’élaboration du festival Queeralité. Un marché d’artisan∙es, tables-rondes, concerts et spectacles ont permis de rassembler familles, militant·es locaux, personnes âgées, badauds, queer des villes et queer des champs, et de mettre en lumière la diversité des vécus ruraux. Le bal folk a également été l’occasion de se réapproprier des coutumes de célébration qu’il serait malvenu de laisser aux uniques promoteurs d’une campagne figée dans ses traditions. La création de ce festival a ainsi été un moteur pour permettre à d’autres personnes, comme Camille, de s’impliquer. « J’avais déjà des expériences de cantine associative, mais j’ai adoré pouvoir les mettre au profit d’un événement qui mette en valeur nos identités. Si je n’avais pas rencontré Emz et Achille, je n’aurais sans doute pas osé le faire seule. ». Les quelques retours qui sont parvenus aux membres de l’association à la suite du festival ont permis d’en mesurer les premières retombées. Une personne rencontrée lors d’une projection sur le thème de l’homosexualité a exprimé sa joie de voir les cultures queer exposées au grand jour après avoir dû passer des années dans le placard. D’autres ont fait part de leur conscientisation des rôles de genre(4) tenus par chacun∙e et des questionnements qui les habitent depuis. Un travail de visibilisation qui porte ses fruits donc, mais qui demande de l’énergie.

Ne pas s’essouffler sur les braises

Face à ces constats, l’association Queeralité souhaite poursuivre et renforcer ses activités tout en réfléchissant à une prise en charge collective des questions de soin et de soutien des membres de la communauté locale, d’autant plus entravée par le manque de transport en commun et le cloisonnement entre les différents bassins de vie. Pour l’année 2025, l’équipe s’est agrandie et de nouveaux projets sont en perspective. Parmi eux, une deuxième édition du festival, la constitution d’une fanzinothèque, le collectage d’archives queer rurales ou encore l’organisation d’un cabaret queer. Pour éviter que ses membres s’épuisent elleux-mêmes dans la tentative de création d’un cadre soutenant pour tout∙es, elle lance également un appel aux personnes qui souhaiteraient porter un ou plusieurs petits événements à ses côtés dans les mois à venir. L’envie est ainsi d’étoffer le réseau aveyronnais d’initiatives en faveur des personnes LGBTQI+ comme peuvent l’être la marche des fiertés organisée par Les Bonnes Débrousailleuses à Villefranche-de-Rouergue, la pride de Rodez et plus récemment le Queerbaret organisés par l’association Alertes. Laurí, invitée en tant qu’artisane au festival Queeralité, souligne l’importance de créer ces espaces, ponctuels ou quotidiens, partout où cela est possible: « Ça m’amène à ressentir de plus en plus le besoin de « faire communauté », de fréquenter et d’inventer des espaces queer en Aveyron, d’explorer des modes de vie peu communs dans notre campagne. J’ai l’impression qu’une dynamique se construit dans ce sens et ça donne d’autant plus envie de faire sa vie ici, de s’ancrer. » Renforcer dès à présent les réseaux de solidarité et d’échange paraît d’autant plus essentiel dans un contexte général de montée des idées d’extrême-droite où il est difficile de savoir jusqu’à quand nos identités seront tolérées. Nosautre∙as queers, tanben volèm viure al país!(5)

Texte : Criquet / Illustration : Léa Curtis

(1) Toute personne sortant de la norme sociétale par son identité de genre et/ou son orientation sexuelle

(2) Lesbienne, gay, bisexuel∙le, transgenre, queer, intersexe, etc.

(3) Il s’agit des ressources symboliques qui ne relèvent pas d’un capital économique ou d’un capital culturel, mais d’une « notoriété acquise et entretenue » dans un territoire donné, procuré par « l’appartenance à des réseaux de relations localisés », selon le sociologue Nicolas Renahy (« Classes populaires et capital d’autochtonie », Regards sociologiques, n°40, 2010).

(4) Norme socialement construite définissant les caractéristiques et qualités attendues de chaque personne en fonction du genre qui lui a été attribué à la naissance (féminité, masculinité, virilité…)

(5) Nous queer, nous voulons aussi vivre au pays !