Paysannes en lutte !
Le monde paysan bouillonne et les mobilisations se multiplient. Loin de présenter un visage uni, les syndicats sortent les tracteurs pour transformer les champs de blé en champ de bataille. Discussion avec deux paysannes qui luttent sur tous les fronts.
Octobre 2022, des milliers de militant·es écologistes et parmi eux, de nombreux membres de la Confédération paysanne, manifestent contre des projets de méga-bassines à Sainte-Soline. Ils chantent « nous sommes la terre qui se soulève ». Un an plus tard, des agriculteur·ices affilié·es aux JA et à la FNSEA1, retournent les panneaux de leurs communes pour dénoncer « un monde qui marche sur la tête ». Ces deux mouvements mobilisent des mondes agricoles sur les dents mais aussi très divisés. Léonor Bonin est arboricultrice au pied de la Montagne noire. Elle regrette le positionnement de nombre de ses collègues : « Il y a une colère globale qui gronde. Elle s’est cristallisée sur certaines réglementations environnementales. Je le comprends mais selon moi, ils se trompent de coupable. C’est un peu le même constat que pour les électeurs du RN : ils ont la rage et on leur donne un bouc émissaire. La FNSEA leur fait détourner le regard des vrais responsables. » Sara Melki, arboricultrice à côté de Millau pointe l’agenda de la FNSEA qui « axe les négociations sur la simplification ou la suppression des normes, notamment environnementales mais aussi financières, ce qui va nous exposer encore plus à la concurrence. Sa posture anti-Mercosur2 de cette année est une hypocrisie. Elle ne correspond pas au positionnement historique de ce syndicat.» La Coordination rurale, quant à elle, ne cache pas ses accointances avec l’extrême-droite et cultive un discours de haine anti-écolo3. Les locaux de l’Office français de la biodiversité, murés des dizaines de fois l’année dernière, font partie de leurs cibles privilégiées. De son côté, la Conf préfère s’attaquer aux symboles de l’agro-industrie ou de la finance. En février, ils dénoncent les prix dérisoires du lait pratiqués par les barons du Roquefort, Lactalis et Papillon. Les firmes sont allées jusqu’à demander à leurs fournisseur·euses de se déconvertir du bio, plus assez rentable ! En novembre, ses militant·es se rassemblent devant le McDo de Millau pour dénoncer la signature du Mercosur et l’hypocrisie de la FNSEA. Rebelote à côté de Pau où les éleveurs investissent une concession Mercedes avec leurs troupeaux de brebis. Le traité, surnommé « viande contre voiture », sacrifie l’agriculture au profit des exportations de l’industrie, plus stratégiques au niveau européen. En décembre, ils bloquent l’inauguration de la Bourse de commerce européenne au Grand Palais à Paris. Sur leur banderole : « Sauvez les paysan·nes, mangez un trader ! ». En janvier, ce sont les apiculteur·ices qui réclament, avec leurs ruches, une représentation devant la chambre d’agriculture de Tarbes.
Outre les différents idéologiques, Sara pointe une différence de traitement par les forces de l’ordre : « Eux ne sont que très rarement inquiétés même quand ils dégradent des locaux ou déversent du fumier devant les préfectures. Nous, si on lève le petit doigt, on part en garde-à-vue ou même en procès. »
Un appel à la solidarité nationale
À plus court terme, Sara défend l’accès au RSA paysan : « Cette année avec l’aléa climatique j’ai eu une baisse de 30 % de mon chiffre d’affaires : c’est la disparition de mes revenus. Le RSA, il nous permet de faire bouillir la marmite, mon compagnon et moi4. » Depuis janvier 2024, l’Aveyron, les Pyrénées-Atlantiques et seize autres départements sont les cobayes d’une nouvelle réforme du RSA5 visant à effectuer quinze à vingt heures d’activité hebdomadaire. Sara a donc été sommée de trouver un travail à temps partiel à côté de son activité : « Normalement, je n’aurais pas dû faire partie des dossiers en expérimentation mais le département de l’Aveyron a pris de l’avance. Viala, [le président du conseil] est très fier d’être la tête de proue de cette expérimentation. ». L’élu s’enthousiasme dans son journal départemental sur le dispositif et promet des sanctions pour les récalcitrants.
Après plusieurs demandes de rendez-vous ignorés, la Conf passe à une méthode plus musclée en décembre 2024. Une centaine de ses militant·es débordent la police et forcent l’entrée du conseil départemental de l’Aveyron en chantant « le RSA c’est notre PAC »6. Beaucoup d’exploitations, trop petites, ne touchent effectivement pas de subventions européennes. Conditionnées à la surface, celles-ci financent principalement les gros agriculteurs à l’image d’Arnaud Rousseau, patron de la FNSEA, exploitant de 700 hectares de terre et PDG d’un groupe agro-industriel international. Sara quant à elle s’interroge toujours sur la nature des quinze heures d’activité : « Personne n’a l’air de vraiment savoir ce qui rentre dedans, sauf que pour nous, c’est vital. » Avant de quitter l’assemblée une maraîchère lance aux élu·es aveyronnais : « On veut pas crever ! ». Vouloir « remettre au travail » ces paysannes qui se tuent déjà à la tâche ne fait que mettre en lumière la réalité d’une réforme qui n’assume pas son véritable effet : la création de travailleur·euses bon marché pour les patrons.
L’acharnement d’Arnaud Viala sur le RSA et les petites fermes qui en dépendent est d’autant plus absurde qu’il applaudit des deux mains l’existence d’une « production locale et de qualité » et d’une « juste rémunération des exploitants ». C’est en tout cas le contenu du projet alimentaire territorial voté par le département. Un double-discours que Sara dénonce : « Les petits maraîchers bio comme moi, on rentre complètement dans ces objectifs mais quand on demande à bénéficier d’une aide de solidarité pour compenser nos revenus trop faibles, on nous demande de faire un temps partiel en dehors de nos fermes ! » Léonor soutient également l’établissement de prix planchers appliqués aux productions nationales comme aux exportations : « L’idée c’est d’empêcher les produits peu exigeants écologiquement et socialement de concurrencer notre travail avec des tarifs dérisoires ». Cruel paradoxe comprimant les paysan⸱es entre vertu écologique et compétitivité internationale alors même qu’ils et elles sont parmi les premiers pénalisé⸱es par les crises économique et environnementale. Au cœur de cette tourmente, se trouvent souvent les paysannes. Dans un monde imprégné de sexisme, elles continuent de se confronter à des inégalités qui les exposent à une précarité structurelle.
Faire exister les paysannes
« Il est où le patron ? ». Cette phrase, des milliers de paysannes l’entendent bien trop souvent dans la bouche d’un client, un voisin ou même de représentants institutionnels. Elle est si révélatrice qu’elle a servi de titre à la BD de Maud Bénézit7 sur la difficulté d’exister en temps que paysanne. Le 25 novembre 2024, le groupe femmes de la Conf de l’Aude organisait une action devant la chambre d’agriculture, alors en assemblée plénière. L’occasion selon Léonor de dénoncer cette absence de reconnaissance : « J’entends encore fréquemment des histoires assez décourageantes. Une exploitante à qui on dit que, sans compagnon, sa ferme va “exploser en vol”. Des techniciens qui s’adressent systématiquement aux hommes sur la ferme. De manière générale, on n’existe pas ». Cette invisibilité des femmes conduit à ignorer des problématiques qui les touchent vis-à-vis de leurs droits sociaux ou de maladies professionnelles. « Par exemple, les outils sont généralement dimensionnés pour les hommes, à long terme, pour des femmes, ça entraîne des maladies articulo-osseuses très concrètes. » Le sexisme prend parfois des formes très violentes, avec la complicité des pouvoirs publics. En témoignent les insultes proférées par des viticulteurs aux députés Sandrine Rousseau et Marine Tondelier : « Ils leur ont dit « va faire la soupe salope « et depuis c’est devenu un slogan qui s’écrit sur des pancartes. « Nos députés « RN sont allés jusqu’à poser fièrement devant pour des photos lors de manifestations à Narbonne. On a interpellé le préfet mais pour le moment, rien n’a bougé. »
Pourtant, la proportion de femmes dans le secteur est chaque année plus grande. Il est grand temps de reconnaître leur rôle, revendique Léonor : « On a dressé un banquet avec nos productions pour montrer que nous, paysannes, on participe à nourrir le département. » En novembre 2023, à Montreuil, une centaine de militantes se réunissent pour remettre au premier plan cet axe dans la lutte de la Conf. Depuis, de nombreuses commissions femmes ont vu le jour au quatre coins du pays. Actrices centrales mais invisibles de l’agriculture d’hier, les paysannes revendiquent aujourd’hui une place au premier plan. Pour Léonor, la grille de lecture féministe est une piste pour comprendre notre rapport à l’exploitation : « Notre modèle agricole se base sur la domination de la nature au même titre que le patriarcat s’enracine dans la domination masculine. C’est pour ça qu’au cours de notre action, on a placardé le slogan “ni les femmes ni la terre, ne sont des territoires de conquêtes” ». Dans les dix prochaines années, plus d’un tiers des agriculteurs partiront à la retraite. L’occasion d’une révolution féministe et paysanne ?
Texte : Elie / Photo : Lise
1Jeunes Agriculteurs et Fédération Nationale des Syndicats d’Exploitants Agricoles. L’alliance des deux syndicats est aux manettes dans l’écrasante majorité des instances de décisions agricoles.
2 Traité de libre échange avec l’Amérique du sud.
3 « Défaire la Coordination Rurale 47 », L’Empaillé n°13, juillet 2024.
4 Elle et son compagnon ont touché 7 000 euros en 2024.
5 Depuis janvier, l’expérimentation a été généralisée à tout le territoire.
6 Politique agricole commune.
7 Il est où le patron : chroniques de paysannes, Maud Bénézit et les paysannes en polaire, Marabulles, 2021