Numéro 16 régional

Indésirables

Se souvenir des femmes de Rieucros

À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, en pleine explosion des fascismes européens, c’est en Lozère que la IIIe République expérimente pour la première fois la rétention administrative des étrangers et des étrangères. Là, au milieu de la forêt, celles et ceux que l’administration qualifie « d’indésirables » vont tenter de survivre… et de s’enfuir.

C’est en écoutant la radio que nous entendons parler pour la première fois du camp de Rieucros. L’émotion nous saisit. Un camp de concentration, ici, en Lozère. Des hommes, puis des femmes et des enfants(1). Sur place, une autre surprise nous attend : l’ancienne prison est désormais un bord de route des plus banals. Du camp, il ne reste rien, si ce n’est un petit escalier et un rocher taillé, là-haut dans la forêt. Depuis l’été 2023, un mémorial matérialise son emplacement, grâce au minutieux travail de recherche militant mené par l’association « Pour le Souvenir du Camp de Rieucros » et publié dans ses bulletins(2). Ce jour-là, c’est Anne-Marie Artès Savajol, membre active de l’association et fille d’un réfugié espagnol interné au camp d’Argelès-sur-Mer, dans l’Aude, qui a pris le temps de nous raconter l’histoire de ces femmes.

Remontons à janvier 1939. Le Front Populaire, fragile coalition élue en 1936, semble déjà loin : Léon Blum a jeté l’éponge, et Édouard Daladier, un centriste ancien allié de la gauche, détricote toutes les réformes pour « remettre la France au travail ». En particulier, hors de question de conserver la politique d’accueil plutôt clémente des milliers de personnes qui se réfugient en France face à la montée des régimes autoritaires(3). Comme le précise le décret-loi du 12 novembre 1938, il s’agit désormais d’interner dans des camps celles et ceux que la prose fleurie du gouvernement qualifie d’« indésirables » : des « individus moralement douteux, indignes de notre hospitalité », à bien distinguer de la « partie saine et laborieuse de la population étrangère ». Particularité de ce décret-loi : plus besoin de passer par la case justice pour priver quelqu’un·e de liberté en temps de paix. Une simple décision de l’administration suffit, préfigurant les Centres de Rétention Administrative (CRA) que l’on connaît aujourd’hui.

Pour l’inauguration de son premier « Centre spécial de rassemblement », Daladier choisit la ville de Mende, chef-lieu de la Lozère. En effet, c’est là que le maire de gauche Henri Bourillon espérait ouvrir un centre d’accueil pour soutenir les réfugié·es politiques, avec l’aide du préfet de Lozère Robert Bizardel. Une aubaine pour le gouvernement. Il ne reste qu’à leur piquer l’idée, transformant au passage l’accueil en enfermement, au grand désarroi de Bourillon et Bizardel. Un lieu est réquisitionné : Rieucros, terrain encaissé de 13 hectares de pente recouverte de forêt, à quelques kilomètres de la ville.

Sans procès et sans moyen de défense

L’arrivée du camp ne passe pas inaperçue dans cette ville catholique très conservatrice, comme le détaille l’édition du 17 février du sympathique quotidien Le Matin : « Que d’épaves, de rebuts, de vieux chevaux de retour ! Il y a là des Polonais […] ; des Espagnols, anciens hommes de main des brigades internationales qui insultent notre pays… ». Au même moment, le sud de la France se peuple de camps bâtis à la hâte et entourés de barbelés, parfois à même la plage, pour enfermer dans des conditions insoutenables les quelques 500 000 Espagnol·es et Catalan·es qui franchissent les Pyrénées(4). Paradoxalement, à Rieucros, il n’y a pas encore de clôture, et la logique qui prévaut est celle de l’assignation à résidence. La petite centaine d’internés est surveillée par des inspecteurs de police grâce à des appels réguliers, des permissions de sorties…

En octobre 1939, après avoir construit baraquements et autres installations nécessaires à la vie du camp, les prisonniers sont transférés au Vernet, en Ariège. C’est qu’avec la guerre, Rieucros vient de trouver sa nouvelle raison d’être : enfermer des « indésirables » certes, mais des femmes cette fois-ci – rejointes quelques mois plus tard par leurs enfants(5). Pour justifier leur internement, les agents de la préfecture n’ont qu’à choisir un des quatre motifs officiels : « Dangereuses pour la Défense nationale », « Professant des opinions extrémistes », « Condamnées de droit commun », ou… « Autres motifs » ! Autant dire que ça ratisse large, comme le raconte Isabel del Castillo, une républicaine espagnole : « Il était très facile d’être enterrée dans ce cimetière de femmes vivantes. Sans procès, sans accusation, sans moyen de défense. Une dénonciation […] suffisait et le ministère de l’Intérieur faisait le reste. [Il] disposait d’imprimés sur lesquels [il] n’y avait plus qu’à écrire le nom et le prénom du détenu. »(6)

Les premières internées sont des Catalanes et des Espagnoles, communistes ou anarchistes. Puis, guerre oblige, viennent de nombreuses Allemandes – dont quelques sympathisantes nazies, mais surtout des militantes anti-fascistes. S’y rajoutent des communistes de toutes les nationalités, considérées comme ennemies de la France depuis l’acoquinement de Staline avec Hitler en 1939 dans le cadre d’un pacte de non-agression qui durera presque deux ans. Des femmes sont également emmenées de force à Rieucros pour des affaires plus ou moins réelles « de mœurs ». Enfin, 155 Juives de différentes nationalités et une Rom sont enfermées suite aux lois antisémites et racistes du gouvernement de Vichy, qui se met en place en 1940.

Paradoxalement, les Françaises deviennent le groupe le plus important fin 1941. Elles sont parfois déchues de leur nationalité, comme Angèle del Rio, une membre des Jeunesses Communistes arrêtée pour avoir distribué des tracts contre Pétain lors de sa visite officielle à Toulouse(7). En tout, 967 femmes et une centaine d’enfants de 29 nationalités différentes passeront à Rieucros. Regroupées par motif d’arrestation, elles vivent à 30 ou 40 dans des baraques remplies de lits superposés. Arlette Baéna, enfermée en janvier 1942 pour avoir eu la mauvaise idée de traverser Alès le jour d’une manifestation, décrit ainsi ces logements : « C’est un grand bâtiment en planches, coupé en deux par un couloir divisé de chaque côté en petites cabines. […] Chaque internée a aménagé sa cabine à son goût. Il y en a qui sont vraiment coquettes […]. Nos lits étaient très humides et on avait l’impression d’être dans des couvertures mouillées. »(8)

Quand tout vient à manquer

La promiscuité et les dissensions politiques créent des tensions. Lenka Reinerova, une intellectuelle tchèque, raconte : « Des femmes très différentes étaient appelées à vivre ensemble, ce qui n’était pas toujours simple. Plus grave étaient les différences dans l’interprétation politique de la guerre ou la conception du comportement à adopter vis-à-vis du commandant du camp. »(9) Quelles relations entretenir avec le personnel et notamment la directrice ? Faut-il accepter de rendre des services, se lier de sympathie ? Pour Teresa Noce, une ouvrière co-fondatrice du parti communiste italien ayant combattu Franco en Espagne, il n’en est pas question : les gardien·nes ne sont pas toujours hostiles, certes, mais restent bel et bien des ennemi·es, complices des Allemands. Les enjeux politiques se mêlent aux différences de classe sociale. Quand certaines reçoivent des colis de nourriture, possèdent des vêtements chauds et montent un petit labo pour développer leurs photos, d’autres, au contraire, n’ont presque rien.

Dans les premiers temps, le maire Bourillon et le Préfet Bizardel soutiennent matériellement les internées. En décembre 1940, elles organisent même une exposition d’objets de leur confection dans une salle de la mairie où elles montrent, entre autres, leurs affaires en lambeaux sous le titre « Les soucis ont rongé nos cœurs – les souris nos affaires ». Mais rapidement, les barbelés font leur apparition. En 1941, le camp devient officiellement un « camp de concentration », et Henri Bourillon est destitué – il rejoindra la résistance et mourra déporté.

Alors, dans un contexte de pénurie où l’ensemble de la population manque de l’essentiel, les conditions du camp se dégradent très vite. Les hivers comptent parmi les plus froids du XXe siècle, et l’urine gèle dans les pots de chambre. La nourriture, des topinambours et des rutabagas avec un peu de pain et de châtaignes, provoque des diarrhées chroniques aux internées. L’eau, elle aussi, est une denrée rare : la rivière est à sec en été, et les tuyaux sont gelés à partir de l’automne. Dora Schaul, une Allemande juive et communiste, témoigne de ces conditions sanitaires désastreuses : « Le camp disposait […] de latrines qu’il fût bientôt impossible d’approcher. Dans […] les baraques où nous étions enfermées à clef, la nuit, se trouvaient au maximum deux seaux. Malgré les demandes répétées, la direction du camp n’entreprit rien. Nous rédigeâmes alors une requête […] à Monsieur le Préfet [et] il y eut bientôt des seaux neufs dans toutes les baraques. Pour l’inauguration du seau, nous organisâmes, dans notre baraque, une petite fête. »(10)

Car il y a de la vie à Rieucros. Malgré la fatigue intense, les échanges entre prisonnières sont nombreux dans les récits : cours de langue, dessin, belote, lecture de tarot… et, bien sûr, des cercles politiques et de l’auto-organisation. Ainsi quand la Croix-Rouge fait parvenir un camion de nourriture au camp, c’est « à chacune selon ses besoins », comme en témoigne Teresa Noce : « Une commission composée de représentantes de nos groupes était chargée de vérifier la situation économique de chaque détenue […]. Ensuite, nous avons […] compté la nourriture. Finalement, nous sommes allées de baraque en baraque pour dire comment nous allions procéder à la distribution. »(11)

Quitter Rieucros à tout prix

Pour tenter de partir, les interné·es emploient différentes stratégies, en fonction de leurs moyens financiers et de leur réseau militant. Certaines obtiendront l’autorisation d’émigrer au Mexique, comme Lenka Reinerova, ou en URSS, comme Teresa Noce – libérée, celle-ci ne réussira pourtant pas à quitter la France, où elle participera à la Résistance avant d’être déportée. D’autres finissent par accepter de rejoindre les camps de travail en Allemagne ou le retour dans leur pays, des décisions bien souvent synonymes de mort. Isabel del Castillo, de son côté, réussira à s’enfuir avec son fils de l’hôpital de Montpellier où elle avait été transférée. En tout, 89 femmes trouveront comment s’échapper, parfois grâce à l’aide du personnel du camp ou d’habitant·es.

En janvier 1942, le ministère annonce la fermeture de Rieucros. Est-ce à cause du manque d’eau et d’un entretien coûteux ? Ou des remous que la présence de ces femmes crée dans la brave communauté catholique de Mende ? Toujours est-il que les 320 internées restantes sont déplacées vers le camp de Brens, dans le Tarn. Parmi elles, plusieurs dizaines de femmes juives seront ensuite déportées vers Auschwitz – en tout, ce sera le destin funeste de 53 femmes ayant vécu à Rieucros. Arlette Baéna, de son côté, sera libérée fin avril 42 et restera assignée à résidence à Alès jusqu’à la fin de la guerre. Dora Schaul, elle, s’évadera de Brens en juillet, se fera embaucher dans des bureaux de la Gestapo et réussira à livrer à la Résistance la liste des membres de cette police secrète. De Brens, plusieurs femmes seront transférées ailleurs, comme Angèle del Rio qui sera emmenée à Gurs, dans les Pyrénées-Atlantiques, d’où elle s’évadera.

À l’image de Rieucros, quels autres camps ont été disséminés à travers le sud de la France ? Quelle est la géographie de l’enfermement, aujourd’hui invisibilisée ? De ces lieux qui font partie de nos voisinages, de nos campagnes, de nos bords de route ? On en dénombre des dizaines, qu’ils aient été peuplés d’exilé·es catalan·es et espagnol·es, de prisonniers de guerre, de Juifs, Juives, Roms, de dissident·es politiques, de rapatrié·es d’Indochine, de harkis… Bien souvent, un même camp est recyclé plusieurs fois, comme celui de Rivesaltes, dans les Pyrénées orientales, qui deviendra même un CRA de 1986 à 2007. Alors bien sûr, tous les camps ne sont pas les mêmes, et toutes les histoires ne sont pas les mêmes. Mais elles se croisent, elles se répondent. Elles racontent la fuite des régimes autoritaires et de la pauvreté, la répression politique et le racisme d’État. Et elles éclairent un présent au goût de déjà-vu grâce au travail militant de celles et ceux qui en font vivre la mémoire.

(1) Nous utilisons ici les catégories administratives « hommes » et « femmes » sans présumer du vécu des personnes.

(2) Bulletins que nous avons largement utilisé pour rédiger cet article, ainsi que le livre Un camp d’internement en Lozère, Rieucros, 1938-1942 de l’historienne et sociologue Michèle Descolonges, elle-aussi membre de l’association.

(3) Mussolini est arrivé au pouvoir en 1922 en Italie, Hitler en 1933 en Allemagne, et l’Espagne est en proie à une guerre civile depuis le coup d’État raté des fascistes en juillet 1936.

(4) C’est la Retirada, l’exode massif des Républicain·es espagnol·es suite à la victoire des fascistes et l’arrivée au pouvoir de Franco. Voir le très beau film d’animation Josep (Aurel, 2020).

(5) Dont Alexandre Grothendieck, considéré comme l’un des plus grands mathématiciens du XXe siècle, qui rejoindra les mouvements contestataires et finira sa vie reclus en Ariège.

(6) L’incendie, idées et souvenirs, Isabel del Castillo. le Bousquet-la Barthe éditions, 2020.

(7) Elle et ses ami·es avaient construit une astucieuse machine à projeter des tracts installée en haut d’un immeuble.

(8) Extrait du « journal-mémoire » d’Arlette Baéna, accessible sur camp-rieucros.com.

(9) Promenade au lac des Cygnes, Lenka Reinerova, L’esprit des péninsules, 2004.

(10) Cévennes terre de refuge 1940-1944, Cabanel, Joutard et Poujol, Presses du Languedoc, 1987.

(11) « L’étrange voyage de Teresa Noce à Rieucros », Brigitte Maurin Farelle, Italies, vol. 17/18, 2014.

Enquête : DoubleBob, Mathilde et Anna
Texte : Mathilde et Anna
Illustrations : DoubleBob