Numéro 16 régional

Tbilissi loves you

Denis et Ira sont russes, ont fui Moscou et se sont réfugié·es dans la capitale géorgienne. Tous deux racontent la montée du fascisme sous Poutine, le début de la guerre contre l’Ukraine et leur décision de partir.

Cette interview a été réalisée par Claire et Aurélien, comédien·nes et metteur·ses en scène de la compagnie de théâtre de rue Les Arracheurs de Dents, basée notamment dans le Limousin. Il et elle ont vécu en Russie et parlent russe. Fin 2023, ils et elles se sont rendus à Tbilissi pour rencontrer des personnes exilées de Russie, qu’ils et elles contactent via des boucles Telegram sur un réseau de wifi public de la capitale géorgienne baptisé « Tbilissi loves you ». Ces paroles seront la matière de leur prochain spectacle.

Le jour où la guerre a commencé

Denis : On s’est juste réveillés le matin et partout il y avait la nouvelle qu’ils avaient bombardé l’Ukraine. Sur Insta, sur Telegram.

Ira : J’étais au travail dans le centre de Saint-Pétersbourg et j’ai commencé à avoir très peur qu’à ce moment-là, ce soit le début de quelque chose. La Russie venait d’envahir l’Ukraine et peut-être que d’un coup l’Ukraine allait envahir aussi la Russie. Peut-être que je vais me faire bombarder là tout de suite. J’ai appelé ma mère. On habite dans des villes différentes. Je lui ai dit : « Maman j’ai peur ! Qu’est ce que je dois faire ? ». Elle m’a dit : « Attends, calme-toi ». J’ai lu, quelques jours après le début de la guerre, plein d’informations sur quoi faire en cas d’invasion tellement j’avais peur d’apprendre que la guerre arriverait chez moi.

Denis : Tout le monde avait cette humeur le matin quand la guerre a commencé le 24 février [2022]. Il y a ce fait notable que la Russie a attaqué l’Ukraine à quatre heures du matin comme l’Allemagne avait attaqué la Russie en 1941. Et je me souviens quand je suis descendu dans le métro comment tout le monde regardait son téléphone avec la peur sur le visage. J’ai regardé mon reflet dans la vitre et j’ai compris que moi aussi j’avais des yeux épouvantés comme les autres. Tout le monde se taisait. Tout le monde était en train de lire des choses. J’arrive au travail et pareil, tout le monde se taisait. Ça n’est qu’après quelques jours que les gens ont commencé à parler. Tout le monde était tellement en état de choc. Moi aussi j’étais très ému. En parlant avec ma mère, avec toutes ces émotions, je lui ai hurlé dessus. Je lui ai dit que c’était de leur faute, qu’ils avaient nourri ce régime, que c’était eux qui avaient voté pour Poutine et qu’ils s’étaient tous tu. Bien sûr je n’avais pas complètement raison, parce que bon… les gens ordinaires ne peuvent rien faire face à tout ça. Si tu sors protester contre le régime, ils t’envoient en prison. Il n’y a pas vraiment de choix.

Ira : En ce moment il y a beaucoup de gens qui ne veulent pas des Russes à cause du fait qu’on n’ait pas renversé le dictateur, qu’on n’ait rien fait, qu’on n’ait pas été manifester, qu’on n’ait pas protesté… Mais il y a eu des tentatives. Pas qu’une seule. Mais tout a tellement été annihilé. Tous les meetings, ils ont interdit absolument tout. En Russie tu ne peux pas te balader avec une affiche où il y a écrit « non à la guerre ». Si tu le fais, ils viennent te chercher dans la minute. Les gens qui ont essayé… On a un ami qui est très engagé, depuis 2017 il s’occupe de plein de choses, il va dans plein de meetings, il était dans l’équipe de Navalny1 et fait partie d’un collectif contre la guerre. Il continue la lutte. Il reste des gens comme ça en Russie mais ils sont détenus. Lui, il a eu un procès pour être allé dans un meeting. Malheureusement avec ce régime tyrannique, nous, les gens ordinaires, nous ne pouvons rien faire parce qu’ils t’arrêtent, ils te mettent en prison, ils vont t’embrouiller, te manipuler, te torturer, toi et ta famille, venir chez toi dans ta maison, t’inculper comme agent de l’étranger. Il faut ajouter la violence en prison, quand ils torturent les gens, avec les matraques, les électrochocs, les coups avec des bouteilles… Tout ça arrive, ça a même été documenté.2

Denis : Pour le contraste, en Russie pour un meurtre par exemple tu peux encourir neuf ans. Pour un article contre la guerre, relevant de haute trahison, en ce moment ils donnent vingt à trente ans. Si vous tuez quelqu’un vous purgez une peine trois fois moins longue.

Votre départ

Ira : On vivait ensemble et Denis est parti. Et moi j’ai rassemblé nos affaires, notre chat… J’ai tout préparé, j’ai rendu l’appartement, j’ai vendu beaucoup de choses et je suis arrivée [à Tbilissi] quatre mois après.

Denis : Ira connaissait une femme et son mari ici. Elles se sont écrit et se sont mises d’accord pour que je puisse aller chez eux quelques jours. Je suis donc parti pour ce chaos de Verkhni Lars [à la frontière Russie – Géorgie, côté russe]. Au lieu de quelques jours je suis resté deux semaines. Après ça je suis allé dans une auberge [en Géorgie] pendant un mois et demi. Et ensuite j’ai pu trouver un appartement [à Tbilissi]. Le temps que je trouve tout ça, un mois après, Ira a pu me rejoindre.

Ira : Je suis arrivée au moment de la signature du bail.

Denis : C’était très difficile à ce moment-là [en octobre 2022] de louer un endroit où vivre. Les apparts qui valaient 200 ou 300 dollars, ils étaient à 1 000 dollars.

Ira : Il y avait même des appartements à 2 500 dollars ! C’était juste fou à ce moment-là déjà pour nous, mais pour les gens d’ici ! Les Géorgiens ne peuvent pas se permettre des loyers comme ça. Les prix de l’immobilier se sont envolés à des niveaux incroyables.

Denis : C’était les prix européens. Aujourd’hui ça a baissé un peu, mais ça reste toujours cher.

Les rapports entre Géorgien·nes et Russes

Ira : Celles et ceux de cinquante ans et plus sont tranquilles, ils disent « juste reconnaissez notre culture, dites ‘’Gamar djoba’’ [bonjour en géorgien] , et après parlez en russe ». Les jeunes ont bien sûr une posture plus radicale. Mais on peut les comprendre. Ici, il y a beaucoup de mouvements d’opposition [au gouvernement russe].

Denis : Avec la situation de l’occupation russe du territoire géorgien.

Ira : Beaucoup de jeunes ne savent tout simplement pas parler russe parce qu’ils ne l’apprennent plus à l’école.

Denis : Ça fait trente ans que l’union soviétique s’est effondrée donc ces générations ne savent pas bien parler le russe.

Ira : Et juste pour ça, ils ne parlent pas avec nous. Bien sûr, des personnes radicales il en existe partout. Mais au final il faut juste se renseigner sur ces personnes, la culture, où est-ce qu’on est arrivés et tout se passera bien. Et se conduire respectueusement. C’est plus simple aussi quand ils comprennent que vous êtes contre Poutine. Mais il faut dire aussi qu’il y a des Géorgiens qui disent : « Oh ! Vladimir Poutine est merveilleux, on l’adore, il a raison. » Dans ce genre de cas, on baisse la tête et on s’en va, on veut pas rentrer en confrontation. Ces gens sont vieux, ils ont gardé un amour du soviétisme. Et ils disent : « On était tous les mêmes… Un seul gouvernement énorme, et on était tous uni·es, tous les mêmes, qu’on soit russe, arménien, azerbaïdjanais, biélorusse…»

Comment êtes-vous venus ?

Denis : Le 21 septembre [2022], la mobilisation débutait. Ils commençaient à embarquer les gens au front. À Moscou et à Saint-Pétersbourg, la police patrouillait, arrêtait des gens dans les rues, dans le métro, dans les bus, et leur rédigeait la lettre qui disait qu’ils devaient se rendre au commissariat militaire. Tu pouvais marcher simplement, et ils t’arrêtaient, et c’était fini.

Ira : Ou juste ils contrôlaient ton identité et ils rédigeaient la lettre d’enrôlement.

Denis : Moi, en plus, j’ai fait l’armée. À 18 ans. Donc j’ai des « spécialités militaires ». Je suis le genre de personne qui devait faire partie des premiers départs. Mais je n’ai rien reçu, et on a décidé avec Ira qu’on n’allait pas rester assis à attendre. Le 26 [septembre 2022], on a pris la décision qu’il fallait que je m’en aille [de Moscou]. Il commençait à y avoir des bouchons à la frontière géorgienne sur quelques dizaines de kilomètres. Le prix des billets d’avion Saint-Pétersbourg – Tbilissi était passé à 5 000 dollars au lieu de 150 d’habitude. Il y avait des billets [à prix normal] pour Mineralnye Vody, pas si loin de la frontière, alors je suis allé là-bas. Il y avait déjà beaucoup de messages comme quoi il y avait déjà des cordons militaires qui étaient en train de se mettre en place. Qu’ils ne laissaient pas passer les gens, ni les voitures, que certaines routes étaient bloquées. Il y avait plein de boucles Telegram avec ces infos. C’était pareil que lorsqu’ils ont commencé à arrêter les gens dans la rue : des gens écrivaient où étaient les militaires. Ça simplifiait beaucoup les déplacements.

Denis : J’ai essayé de négocier avec des gens à l’aéroport [de Mineralnye Vody] pour qu’ils m’emmènent à Vladikavkaz [grande ville russe à 50 km de la frontière] en voiture. Quand tu sors de l’aéroport il y a deux cents personnes qui te proposent de t’emmener dans des grandes voitures collectives contre énormément d’argent. Mais j’ai fini par trouver quelqu’un qui m’a proposé un prix raisonnable. J’ai fait équipe avec un couple. Nos conducteurs nous ont transférés d’une voiture à l’autre, ils nous ont fait faire demi-tour plusieurs fois. Des militaires avec des mitrailleuses se sont approchés de nous et nous ont dit « vous n’irez pas plus loin », on a dû leur donner plusieurs pots de vin.

Verkhni Lars [en Russie, à 3 km de la frontière], c’est le nom de la frontière par la route. Il y a eu trente kilomètres de bouchons. Les gens sont resté bloqués là six jours, avec des enfants en bas âge, avec des animaux, des chats, des chiens.

Ira : Là ou Denis s’est retrouvé, ça a été déclaré comme catastrophe humanitaire. Il n’y avait pas un seul magasin sur ces trente kilomètres. Ni eau ni nourriture, rien du tout. Et les gens étaient dans un embouteillage de trente kilomètres, sans eau, pendant plusieurs jours. Ils ont bu l’eau des ruisseaux. Des gens ont laissé leurs voitures, des voitures chères, et sont partis à pied. Et puis il y a eu la corruption. Des gens du coin ont gagné beaucoup d’argent.

Denis : Beaucoup d’hommes vendaient de vieux vélo cassés pour 50 000 roubles [480 euros]. C’était des sommes folles que les gens payaient pour s’en sortir. Ils payaient le vélo, traversaient la frontière et l’abandonnaient. Là les Géorgiens les récupéraient et ça tournait en rond comme ça. C’était dingue.

Vous resteriez vivre en Géorgie ?

Denis : Ça se pourrait mais si on avait la possibilité d’aller plus loin, on irait. Mais les Russes n’ont pas beaucoup d’options de pays en ce moment. On ne nous laisse entrer nulle part. C’est une autre partie de la dualité de notre situation. On a quitté la Russie, on est contre Poutine, on est contre la guerre mais l’Europe et l’Amérique sont contre nous. On n’a pas de possibilité de partir, avec toutes les sanctions contre la Russie. Ces sanctions elles nous touchent nous d’abord, les gens ordinaires. Les oligarques, les députés, ils voyagent en Europe. Ils ont je ne sais quels contrats avec l’Union européenne. La Russie continue secrètement de vendre du gaz à l’Union européenne et à d’autres. Tout le monde en veut à la Russie mais tout le monde s’en prend aux gens ordinaires.

Denis : On ne peut plus aller nulle part, on ne peut plus transférer d’argent normalement, ouvrir des comptes dans des banques normales…

Ira : En Estonie par exemple ils n’autorisent pas les voitures avec des plaques russes. Et il y a cette nouvelle règle selon laquelle on ne peut plus ramener d’objets en Europe.

Denis : Tu ne peux ramener que des habits.

Ira : Si tu voyages avec des marchandises russes par exemple, elles peuvent t’être légalement confisquées si tu rentres dans un pays européen. Et nous, on ne comprend pas comment ces sanctions peuvent aider à vaincre Poutine. Interdire à un mec russe de rentrer en Estonie avec son gel douche, comment ça peut arrêter la guerre ?

Denis : En Russie la propagande fonctionne avec ça : « Pourquoi vous allez en Europe ou aux États-Unis ? Ils sont contre nous. Ils ne veulent pas de vous là-bas. » Un Russe qui ne croit pas à ça et qui a décidé d’aller en Europe, il voit que tout le monde le déteste là-bas et qu’il n’a rien le droit de faire. Et il se dit que Poutine avait raison. Et cet homme revient en Russie et commence à soutenir la guerre, soit en envoyant de l’argent soit en partant au front.

Ces interviews ont été réalisées en novembre 2023. Depuis la suspension le 28 novembre 2024 par le gouvernement géorgien des négociations sur l’adhésion à l’Union européenne, Tbilissi et d’autres villes ont connu un début d’insurrection, avec de grandes manifestations nocturnes et de charges aux feux d’artifices contre la police. Celle-ci a arrêté plusieurs centaines de personnes, aidée par des milices masquées qui s’en prenaient aux manifestant·es et aux journalistes.

Interview : Les Arracheurs de dents / Collages : Le chat bleu

 

Chronologie

2008. Guerre Russie – Géorgie. La Géorgie perd l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie. La Russie occupe (encore aujourd’hui) 20 % de la Géorgie.

Février 2014. Annexion de la Crimée par la Russie et guerre Russie-Ukraine dans la région du Donbass.

Février 2022. Invasion de l’Ukraine par la Russie et début de la guerre à grande échelle entre les deux pays.

Septembre 2022. Denis quitte Moscou.

Janvier 2023. Ira le rejoint.

 

1Alexeï Navalny (1976 – 2024), opposant persécuté par Poutine.

2Par exemple : « Des manifestants antiguerre arrêtés, torturés et maltraités », Human Rights Watch, mars 2022.