Numéro 16 régional

Telegram, côté sombre

Lancée en 2013, la plate-forme est bien plus qu’une simple messagerie instantanée, c’est un véritable réseau social. Aujourd’hui, les groupes les plus radicaux à travers le monde l’utilisent pour échapper à la censure, mais aussi aux autorités. De plus en plus, y pullulent les néonazis, les trafics en tous genres et la pédocriminalité.

Le fondateur de Telegram, Pavel Durov, est une figure emblématique de la tech russe. Né à Saint-Pétersbourg en 1984, il s’est d’abord fait connaître en créant VKontakte, le réseau social le plus populaire en Russie. En 2013, cet informaticien aux tendances libertariennes lance Telegram, une messagerie chiffrée… que le Kremlin censure donc début 2018. Les premières critiques de fond à l’encontre de la plateforme surviennent rapidement, notamment lorsque Daesh commence à l’utiliser à grande échelle pour communiquer et diffuser sa propagande à partir de 2014.

Quelques mesures mises en place pour effacer les contenus et fermer les comptes terroristes semblent porter leurs fruits, mais le radicalisme d’extrême droite continue de se développer, comme des activités moins médiatisées : arnaques à la livraison de colis, trafic de drogues et d’armes, revenge porn1, ou pédocriminalité.

Pavel Durov, homme aux multiples nationalités acquises, est arrêté en France le 24 août 2024 à son arrivée à l’aéroport du Bourget. Le parquet retient 12 chefs d’inculpation, avec notamment une modération insuffisante qui favoriserait la structuration des bandes organisées, l’escroquerie et la détention d’images pédopornographiques. S’y ajoutent le refus de communiquer les informations nécessaires aux interceptions autorisées par la loi en cas d’une procédure judiciaire. Après sa garde à vue le 24 août, puis sa mise en examen le 28 août, Pavel Durov est désormais placé sous contrôle judiciaire, avec interdiction de quitter le territoire. Il doit se présenter au commissariat deux fois par semaine.

Telegram et la vie privée

L’un des chefs d’inculpation reproche à Durov de disposer d’un outil de chiffrement sans déclaration conforme à la législation française. Cette demande des autorités a généré beaucoup de réactions d’internautes qui accusent le gouvernement de vouloir extorquer, via son arrestation, les clés de déchiffrement de Telegram. Antoine Champagne, rédacteur en chef du média d’investigation Reflets, nous explique : « Historiquement, le chiffrement était assimilé à une arme de guerre, nécessitant des autorisations strictes. Aujourd’hui, une simple déclaration auprès de l’ANSSI (Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information) suffit, sans obligation de fournir les clés de déchiffrement, mais Durov aurait choisi de ne pas se conformer à ces exigences. »

Ceci dit, Pavel Durov cherche-t-il réellement à protéger la liberté d’expression et la vie privée des utilisateur·ices ? Antoine Champagne est catégorique : « Non. Si c’était le cas, il aurait fabriqué une application différente, avec de la cryptographie pour des échanges chiffrés (ce qui n’est pas le cas actuellement pour la majorité d’entre eux), sans la possibilité de remonter l’identité des utilisateurs. » C’est ce qui a été mis en place par l’application Signal, en 2014.

À la différence de Telegram, Signal ne conserve que deux types de données des utilisateur·ices : l’horodatage de la création de chaque compte et la date de la dernière connexion de chaque compte au service. Pavel Durov veut capitaliser sur Telegram à long terme, mais la manière dont il s’y prendra reste incertaine. Pour le moment, il a mis en place une série de services payants. Pour le journaliste de Reflets, « comme tout dirigeant d’entreprise, il se soucie de ses finances et de celles de ses sociétés. L’inverse n’est pas impossible : les créateurs de WhatsApp, Jan Koum et Brian Acton, ont quitté le groupe Meta (à qui ils avaient vendu l’application) après avoir compris ce que ce dernier voulait en faire. »

Vu ce scénario, la question qui se pose est : pourquoi créer une application qui stocke les données des utilisateur·ices, tout en se présentant comme un défenseur de la vie privée ? Pavel Durov envisage-t-il de capitaliser sur une partie de ces données ? Entre-temps, le risque que les gouvernements le poursuivent pour obtenir l’accès à ces données est immense. Il est certain que Pavel Durov est assez intelligent pour en être conscient.

Un outil pour la criminalité et l’extrême droite

Le paradoxe de Telegram réside dans son fonctionnement : d’une part, il offre des services accessibles à tous et toutes, notamment des groupes publics pouvant accueillir jusqu’à 200 000 personnes et permettant d’échanger sur diverses thématiques sans être chiffrés ; d’autre part, il propose des conversations cryptées entre deux personnes, garantissant l’anonymat et la confidentialité. Si cette double fonctionnalité rend la plateforme attrayante pour ceux et celles souhaitant préserver leur vie privée, elle pose également un problème majeur…

Discours haineux et racistes, pédocriminalité, et autres activités illégales : la conception même de l’interface de programmation de l’application2 de Telegram facilite le trafic de contenus illicites sans que les utilisateur·ices ne soient réellement inquiété·es. La manœuvre est simple : des criminels, mais aussi des militant·es d’extrême droite, créent des boucles Telegram qui sont accessibles à tout le monde sur lesquelles ils postent leurs contenus et leurs propositions. Quand un·e internaute souhaite acheter un produit, par exemple des drogues ou des armes, il contacte l’administrateur du canal via un échange chiffré. Cela se déroule de la même façon concernant le recrutement dans les groupuscules d’extrême droite radicale.

Aujourd’hui pour créer des comptes Telegram, on peut acheter des numéros de téléphone via des sites web utilisant des cryptomonnaies, sans avoir besoin d’une carte SIM physique. Couplé à l’utilisation de VPN qui leur permet de crypter leurs données et masquer leurs adresses IP, les personnes derrières les comptes « malveillants » de Telegram sont pratiquement intouchables.

Une question de modération ?

Avant tout, il est essentiel de distinguer la modération des groupes Telegram publics des échanges privés entre deux personnes. L’État peut attaquer Pavel Durov en estimant que la modération sur les groupes publics est insuffisante. Cependant, il ne peut pas légalement exiger de Telegram qu’il modère les messages privés, car cela violerait les lois protégeant la confidentialité des communications.

Par ailleurs, demander aux utilisateurs·ices de Telegram de prendre en charge la modération et de signaler les contenus problématiques, alors que c’est à la plateforme de gérer ces enjeux, reflète un des principes du capitalisme numérique : se soustraire aux processus démocratiques et au respect des droits humains, tout en privilégiant le profit. Le libertarianisme de Pavel Durov prône alors une liberté d’expression maximale qui se fait au détriment des lois qui protègent des droits humains. Ce type de management, déjà mis en place par X (ex-Twitter) et récemment par META aux États-Unis, revient à déléguer la gestion de la haine aux utilisateurs·ices progressistes et antifascistes, qui continuent d’agir collectivement pour empêcher que les réseaux sociaux ne deviennent pas de plus en plus « toxiques », notamment pour les minorités de genre, les personnes racisées, etc. Ce travail, non rémunéré et psychologiquement épuisant, est pris en charge par de nombreux·ses militant·es et associations, mais jusqu’à quand ?

Victimes de l’extrême droite

Pour les autorités, la priorité est de surveiller ces boucles pour contrer une éventuelle menace terroriste. Les « affichages » visant des députés de La France Insoumise ou des journalistes sont quant à eux peu ou pas sanctionnés. Mathieu Mollard, rédacteur en chef du média indépendant StreetPress, témoigne : « Lors des dernières élections présidentielles, j’ai fait un signalement au parquet car, au-delà des menaces contre moi, ma famille était aussi ciblée, nous raconte-t-il. Dans un post, on pouvait me voir avec une cible sur le visage, accompagné d’un lien vers un site de vente d’armes. Face à ces violences, j’ai fait un autre signalement au parquet qui a donné suite, mais je n’ai jamais eu de nouvelles de cette procédure, et cela fait maintenant deux ans. ». Des centaines de personnes ont ainsi été «  doxées » par la boucle néonazi Affiche Ton Antifa (ATA) et reçoivent par ce biais menaces de mort ou injures.

Au-delà des députés de La France Insoumise ou des journalistes, qui sont au courant de l’existence de ces groupes, la grande majorité des militant·es de gauche et des personnes issues de minorités ne savent pas qu’elles sont ciblées par ces boucles Telegram. Les militant·es ou personnes LGBT victimes de ces violences numériques n’envisagent même pas de déposer plainte, car iels se heurtent à un système qui ne valorise pas leur parole. Pour Mathieu Mollard, le manque de nouvelles des autorités sur son cas témoigne d’un certain type d’abandon juridique des victimes. Et pour continuer à faire son travail de journaliste, « on a tendance à minimiser les choses graves parce que, de toute façon, il faut vivre avec. Il nous concède : C’est un peu la réalité, ces violences font partie de notre quotidien, et on finit par déplacer la limite de l’acceptable. »

La fascisation des réseaux sociaux semble être inévitable. Les rares occasions où Telegram a fermé des comptes massivement concernaient des cas très médiatisés, comme ceux liés à l’État islamique ou au réseau de propagande prorusse « Portal Kombat ». Fort heureusement, suite à des informations rendues publiques par des lanceurs d’alerte et des journalistes, les canaux néonazis tels que FrDeter et la « Division Aryenne Française » ont été fermés par le ministre de l’Intérieur.

Pour le moment, il est difficile de mesurer les conséquences de l’arrestation et le placement sous contrôle judiciaire de Pavel Durov sur l’avenir de sa plateforme. Le 23 septembre 2023, ce dernier a écrit sur son canal Telegram, qui touche plus de 12 millions d’utilisateur·ices, pour annoncer le renforcement de la modération via l’IA et le bot @SearchReport pour les canaux publics problématiques. Cependant, Durov ne s’attaque pas vraiment au cœur du problème. Rendre invisibles (via @SearchReport) les canaux Telegram au grand public ne résout pas la question, car une fois le lien partagé, les utilisateurs pourront continuer à s’organiser entre eux. De plus, la majorité des canaux français d’extrême droite racistes, ainsi que ceux liés au trafic d’armes, de drogues et à la pédocriminalité, sont toujours actifs. Rien n’a vraiment changé. Il suffit simplement de savoir comment chercher pour les trouver.

Le réseau Terrorgram français : chasse aux gauchistes et haine raciale

Le « Terrorgram » est un réseau de canaux et de groupes extrémistes sur Telegram, regroupant des néonazis et des suprémacistes blancs. Apparu au début des années 2020, il s’inspire largement d’Iron March, un forum néo-nazi à l’influence majeure sur le néonazisme contemporain malgré sa fermeture en novembre 2017. Autour de ce canal de communication gravitait des groupes extrémistes tels que National Action au Royaume-Uni et Atomwaffen Division aux États-Unis. Par ce biais, des idées issues du livre Siege de James Mason, un ouvrage promouvant la création de cellules terroristes clandestines sans leader, visant à provoquer une guerre civile, sont devenues très populaires.

Le réseau Terrorgram français s’est développé suite à la création du réseau FrDeter, fermé en 2023 par le ministère de l’Intérieur après la révélation de plusieurs boucles régionales, ouvertement racistes, qui organisaient des actions violentes. Par la suite, plusieurs militant·es ont créé « Affiche Ton Antifa » (ATA), « Affiche Ton Gaucho » (ATG) et la « Division Aryenne Française » (DAF). Le Terrorgram copie l’esthétique « terrorwave », connue pour sa propagande visuelle qui parfois se rapproche de celle de Daesh avec des images de fascistes ou paramilitaires masqués, ou de la cellule terroriste américaine Atomwaffen Division. Cette esthétique est chargée de symboles néonazis et utilise des figures des meurtriers d’extrême droite comme le néonazi Anders Behring Breivik et Brenton Tarrant3 pour faire l’apologie du terrorisme.

Les membres du Terrorgram français se livrent également à des opérations de fichage et de doxing, qui consiste à publier des données personnelles (adresse, numéro de téléphone, etc), en ciblant des individus et organisations de gauche, dans le but d’instiller la peur via le cyberharcèlement. En 2024, plusieurs associations de gauche visées comme Utopia 56 et la Cimade ont par la suite subi des dégradations de leurs locaux.

Informel et décentralisé, le Terrorgram rassemble des membres de l’extrême droite radicale et des militant·es principalement actifs sur internet. Dans quelques cas, ils leur a permis aussi de se coordonner pour mener des actions, comme lors de la descente fasciste à Romans-sur-Isère, en réaction à la tragique mort de Thomas à Crépol, lors d’une rixe. De plus, plusieurs journaux ayant enquêté sur le canal néonazi FrDeter ont révélé la présence de policiers parmi ses groupes. Lors de cette descente dans la Drôme, certain·es participant·es lié·es à la Division Aryenne Française (DAF) disposaient déjà d’une « liste des familles » des jeunes inculpés dans cette affaire, une fuite de données qui ne pouvait venir que de la police.

Suite à l’arrestation en juillet 2024 de Panzer, l’administrateur de la DAF, pour des appels à commettre des ratonnades ou la publication de recette d’explosifs, ainsi que la disparition de Zic, l’informaticien chargé du doxing via le canal ATG, le Terrorgram français est désormais inactif. Une deuxième boucle DAF avait été ouverte, comme pour FrDeter en 2023, mais sans activité conséquente.

1Se venger d’une personne en rendant publics des contenus pornographiques où elle figure.

2 « API » dans le jargon, pour application programming interface.

3 Massacre de 85 personnes en Norvège en 2011 pour le premier, 51 morts en Nouvelle Zélande dans deux mosquées en 2019 pour le second.