Numéro 14 régional

Vive la sociale de l’alimentation !

Le projet utopique d’une sécurité sociale de l’alimentation fait son chemin depuis quelques années. Son ambition : révolutionner la paysannerie et permettre un accès égalitaire à une alimentation de qualité. Pour en causer, on vous emmène aux Izards à Toulouse où une caisse alimentaire solidaire va voir le jour en septembre.

Ce 15 juin, la fête de quartier des Izards à Toulouse s’installe sur la place Ahmed Chenane , à quelques mètres du métro Trois Cocus. Les bâtiments neufs témoignent de la récente rénovation urbaine. Quelques arbres résistent au béton ambiant. La population est jeune, la moitié a moins de 30 ans. Le taux de pauvreté dépasse les 40 %, le taux de chômage est très élevé et le revenu moyen par habitant est largement en dessous de la moyenne nationale (1).

On rencontre Yamina Aissa Abdi, initiatrice du projet de cantine solidaire « si ma cantine m’était contée ». Elle est engagée depuis longtemps dans le quartier. Pour elle, l’accès à une alimentation de qualité est aussi une question de justice sociale. Elle nous rappelle la réhabilitation, les habitant·es que l’on chasse du quartier, la main donnée aux promoteurs privés, les jeunes tués par balle en pleine rue, le trafic de drogue. « On occupe l’espace public, nous » explique t-elle de sa voix douce et déterminée. Ses yeux noirs laissent jaillir la lumière de quelqu’un qui lutte sans perdre espoir. Bientôt, la cantine solidaire proposera des repas cuisinés avec des produits bio et locaux en circuit court. Des chefs encadreront des habitant·es pour confectionner les repas quotidiens et abordables.

Pour l’instant, la sono crache une bande musicale festive tandis que les enfants courent dans ce décor de barnums blancs. Un des stands propose un atelier « balisic » nous dira une petite fille, les mains pleines de terre. « Du basilic » la reprend avec douceur Valérie Sassé, animatrice et paysanne. Elle vient en voisine, sa ferme de Borde Bio est installée sur une parcelle de 2,5 hectares qui produit des fruits et des légumes bio. C’est elle qui fournira la future cantine solidaire. Pendant que des enfants trifouillent la terre et rempotent des plans, elle nous raconte que dans les années 1950, on comptait autour du quartier 600 maraîchers. Aujourd’hui, il ne reste que deux fermes. Dans la sienne, elle accueille les enfants à la sortie de l’école pour « des évasions champêtres » où ils écoutent les oiseaux, cherchent des coccinelles ou lisent des contes. « Ils voient du vivant. La nature, ça apaise » nous dit-elle. En plus de la vente directe classique, la ferme propose, avec le soutien du collectif Edenn, de travailler une parcelle de 1700 m2 pour apprendre le maraîchage et permettre un accès solidaire à la production locale. « Dans les années 70, mon plus grand frère, a travaillé ici chez Pape, un maraîcher du quartier » nous explique Tayeb Cherfi, membre du Tactikollectif, et qui a grandi ici. Casquette vissée sur la tête, les yeux pétillants de celui qui est habitué à organiser des événements, il nous explique: « L’alimentation pour moi, c’est une question de santé et de dignité. C’est à dire qu’ici pour manger, on a une boucherie, une pizzeria, des kebabs mais on n’a pas accès à des produits sains. L’idée de financer, de manière collective et solidaire, c’est un projet fait pour les quartiers populaires. »

Décider ensemble

Le quartier fourmille d’idées. Sarah Cohen, coordinatrice du projet de Caissalim qui s’inspire du projet de Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA), nous explique « qu’ici les habitant·es ont bien compris l’intérêt de socialiser, de mettre en commun un budget pour que tout le monde ait une alimentation de qualité. La solidarité envers les paysans se comprend aussi très bien. On élargit la solidarité, on n’est pas juste sur une solidarité entre les pauvres et les riches. Quand on est un citoyen dans un quartier populaire on peut être solidaire des autres. C’est là où chacun trouve une forme de dignité ».

À Toulouse comme dans une trentaine d’autres lieux en France, le projet de Caissalim se donne comme objectif de proposer à des habitant·es de mettre eux-mêmes en place des critères de conventionnement à destination de produits qui seront vendus dans des magasins conventionnés. Ensuite, chaque adhérent·e cotisera selon ses moyens et recevra un budget alimentaire. L’animatrice explique que « sur les 100€ reçus c’est 60€ de cotisation et 40€ de subvention. C’est notre équilibre si on veut faire vivre l’expérimentation. » Mais prendre des décisions lorsque l’on est dans un groupe hétérogène est difficile. Pour l’anthropologue Bénédicte Bonzi qui observe plusieurs expérimentations : « Il y a une reprise en main de la démocratie. Il y a un enjeu fort à créer de la rencontre et de la patience. Ces projets de caisse permettent de tisser des liens mais ça prend du temps».

Pour nourrir les débats, de nombreuses formations ont été proposées pour comprendre les enjeux du système alimentaire. Des rencontres sont initiées et les échanges « créent une solidarité entre les habitants et les producteurs. Il y a une communauté qui se crée dans la mise en place du projet de caisse alimentaire », nous dit Sarah Cohen. Et de poursuivre : « On ne peut pas le faire entre bobos écolos, on a besoin que tout le monde puisse s’approprier ces questions. De rendre politique la question de l’alimentation. Ça changera si on arrive à faire des liens entre toutes ces alternatives. Pour l’instant, les alternatives alimentaires représentent à peine 1 % des flux monétaires du système alimentaire. » Le projet de SSA pourrait servir de ciment entre toutes ces alternatives. Reste que cela passe par un déploiement d’ampleur au niveau national, mais la partie est loin d’être gagnée. En attendant, l’expérimentation va durer neuf mois. Ce délai court suffira t-il à dresser un bilan fiable ?

Une branche fruits et légumes pour la sécu

Ce projet « Caissalim » s’inspire de l’initiative de l’association Ingénieurs sans frontière ISF-Agrista qui, en 2019, a initié le collectif national pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation (SSA) qui regroupe le Réseau CIVAM, Réseau Salariat, la Confédération paysanne, le collectif démocratie alimentaire, l’atelier paysan… Ils ont théorisé le principe de la SSA afin de garantir à tous·tes l’accès à une alimentation de qualité et choisie.

La SSA repose sur trois principes d’action. D’abord le principe d’universalité, c’est à dire la mise à disposition d’une carte d’un montant de 150 euros. Avec cette carte on pourrait acheter des aliments indépendamment du statut d’actif ou non et de son âge. Ensuite, le principe du conventionnement : la carte ne serait utilisable que chez certains professionnels de l’alimentation, souscrivant à une charte établie par des comités locaux. Enfin, l’argent de la SSA serait prélevé sous forme de cotisations patronales et/ou salariales. Le débat n’est pas tranché.

Le collectif s’est appuyé sur les travaux de Til Lang, ancien paysan et chercheur pionnier de la thématique de la démocratie alimentaire. L’idée est de soutenir que, selon les principes d’autonomie, les populations peuvent décider de leur modèle alimentaire et ainsi décider des conditions de production de leur alimentation. L’enjeu est là : répondre à des besoins et non contribuer à créer des profits. Pour Tayeb Cherfi, « il faut donner du pouvoir d’achat et de la démocratie aux quartiers, c’est fondamental. On a besoin de la SSA. La solidarité des riches est universelle. Il faut que l’on s’organise nous aussi. »

Le projet part du constat de l’aberration et de la nocivité du système agro-industriel capitaliste d’un point de vue économique, social et environnemental. « La filière alimentation est aujourd’hui exclusivement tournée vers une logique de rentabilité et de maximisation des profits à court terme, cela se fait au détriment de l’ensemble de la population, en particulier des femmes et des populations des pays colonisés, surexploités », nous rappellent Laura Petersell et Kévin Certenais (2).

Dans le système actuel les agriculteurs ont de plus en plus de mal à se rémunérer, un tiers d’entre eux gagnent moins de 350 euros par mois. Les paysans sont devenus agriculteurs et la FNSEA les rêvent en « agri-managers ». Cette agriculture les soumet à la volatilité des marchés mondiaux et donc à des revenus toujours plus bas.

À l’autre bout de la chaîne, le nombre de bénéficiaires de l’aide alimentaire a plus que doublé en dix ans, passant de 2,5 millions en 2009 à 5,5 millions en 2019. On l’estime aujourd’hui à 7 millions de personnes (3) L’alimentation reste la variable d’ajustement dans le budget des ménages. Et 19 % des étudiant·es ne mangent pas à leur faim.

Au cœur de ces chiffres vertigineux, se trouve le fonctionnement de l’aide alimentaire, imaginée en 1985 suite au coup de gueule de Coluche. Les dons alimentaires permettent aujourd’hui à l’agro-industrie de gérer sa surproduction. Les invendus sont transférés aux assos. En 2017, 443 millions d’euros ont été défiscalisés par la grande distribution soit un tiers du budget global de l’aide alimentaire estimé à 1,5 milliards d’euros par an. L’aide alimentaire, est donc un pansement qui perpétue ce modèle industriel, au seul profit des agro-industriels.

Chercher l’inspiration du côté de la sécu

Le projet de SSA s’inspire de l’histoire de la sécu (voir encadré) mais doit aussi être capable d’apprendre de ses erreurs et dévoiements. Laura Petersell et Kévin Certenais mettent en garde : « Si nous ne nous battons pas dès le départ pour une proposition systémique qui englobe l’ensemble des secteurs, nous risquons de reproduire ce qui se passe dans la santé avec l’industrie pharmaceutique : créer un marché captif pour les acteurs de la grande distribution.(4) »

La SSA propose de sortir une partie de l’alimentation du marché.

Au fond, la Sécurité Sociale de l’Alimentation est une extension du régime général de sécurité sociale à l’alimentation. Elle crée une nouvelle branche. Un projet de loi devait être examiné le 14 juin dernier. Mais la dissolution de Macron a enterré une initiative qui avait pourtant peu de chance d’aboutir dans une assemblée qui penchait déjà largement à droite. L’objectif de cette loi est de créer un droit à l’expérimentation. C’est à dire que des caisses expérimentales comme la Caissalim puissent recevoir des cotisations pour se financer. Ce projet de loi était porté par le groupe « les écologistes ». Mais le nouveau Front Populaire ne l’a pas repris dans son programme lors des dernières élections législatives. Le risque d’une récupération est là avec comme corollaire des ambitions revues à la baisse. Le député Guillaume Garot (PS) a, par exemple, défendu un projet de loi « territoire zéro faim » qui s’inspire de la SSA mais n’en reprend pas l’axe radical. Il en reste une distribution de chèques alimentaires aux plus pauvres…

C’est pourquoi Bénédicte Bonzi, nous explique avec un optimisme radical que « par rapport au système alimentaire défaillant on se situe comme des résistants, et la SSA arrive un peu comme le grand soir. On a souvent tendance à opposer les questions sociales et environnementales, alors qu’il faut résister des deux côtés. On ne peut pas laisser des gens crever de faim. C’est peut être le temps de la convergence des luttes. Ce n’était pas possible, il y a quelques années. »

La journée s’achève sous le ciel gris et dans un vent frais. Dans l’esprit de nos interlocuteurs, une autre fête se prépare. Le 21 septembre à Toulouse sera lancée officiellement la Caissalim Nord et la Calim’Potes au sud. 100 personnes tirées au sort expérimenteront son fonctionnement. Une façon de mettre les pieds dans le plat, pour espérer un jour « changer le système alimentaire » et « permettre à chacun·e de bien manger ». Dans les heures sombres de notre époque, tintées d’individualisme, de fascisme et de capitalisme sauvage, on ne fera pas la fine bouche et c’est avec eux que nous trinquerons. Santé !

1 : Le revenu moyen par habitant (13 840 €) est en dessous de la moyenne nationale (20 590 €).

2 et 4: Régime Général, pour une sécurité sociale de l’alimentation, Laura Petersell et Kévin Certenais, Riot Edition,2022

3 De la démocratie dans nos assiettes, Sarah Cohen et Tanguy Martin, Edition Charles Leopold Mayer, 2024

 

Inscrire la SSA dans la lutte des classes ?

Dans son livre, « la bataille de la sécu, une histoire du système de santé, » Nicolas Da Silva rappelle que l’invention du régime général de sécurité sociale n’a pas été le fruit d’un consensus national mais le produit d’une histoire longue et conflictuelle. À partir du 19ème siècle, le mouvement ouvrier organise la solidarité au travers des mutuelles. Au départ, l’État y intervient peu. Par la suite, deux logiques vont s’opposer, celle de l’État social qui se donne pour mission de prendre soin et de contrôler la population et celle de « la Sociale » initié par la Commune de Paris et qui permet aux travailleurs d’autogérer le système de santé. En 1946, sous la pression de la CGT, et poussé par le programme du Conseil National de la Résistance, le système de santé est géré par et pour les travailleurs.(1)

À cette époque, le système s’appuie sur quatre grands principes. L’unicité des caisses où une seule caisse par département regroupe la maladie, la vieillesse, et la maternité. L’universalité, c’est à dire tout le monde y a droit et chacun·e participe par la cotisation. La solidarité avec le financement qui se fait par la socialisation d’une partie de la valeur produite par le travail grâce à la cotisation. Ainsi l’argent est directement dirigé vers le bien-être des gens, sans l’État ni le marché. On dit alors : chacune cotise selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. Enfin la démocratie sociale : ce sont les salarié·es qui gèrent les caisses.

En comparaison, on observe aujourd’hui une dérive de la sécu : à commencer par la main mise de l’État, la bureaucratisation ou les vagues de déremboursement. Que faire ? Pour Nicolas Da Silva, dans un entretien à Médiapart, « la lutte de classes, ce n’est pas mendier une augmentation de salaire, ce n’est pas demander à l’État de donner un peu plus d’argent à l’hôpital, c’est bien plutôt de contester ces formes de pouvoir en réclamant le pouvoir pour les travailleurs. L’enjeu n’est donc pas de demander à nos maîtres d’agir, c’est de récupérer le pouvoir ». Une perspective que devront avoir à l’esprit les organisations portant le projet de SSA.

    1. voir le film de Gilles Perret, La Sociale.

Texte : Fred / Illustration : Jeanne