Numéro 14 régional

Vers l’indépendance de la Kanaky ?

A la mi-mai, alors que la Nouvelle-Calédonie est considérée par l’ONU comme l’un des dix-sept pays à décoloniser, des milliers de personnes s’insurgent suite à un énième passage en force de Macron. Le pyromane de l’Élysée ravive la lutte armée pour l’indépendance.

« Les trois étapes du cycle de la violence se reproduisent : la violence institutionnelle originelle, la violence révolutionnaire, pour aboutir à la violence répressive, jusqu’à la résolution par un accord politique », nous explique Iabe Lapacas, secrétaire du Mouvement des jeunes Kanaks en France.

Depuis plusieurs mois, des milliers de personnes, souvent jeunes, s’insurgent, et outrepassent le cadre initial que la CCAT, indépendantiste (1), tente de maintenir en coordonnant les manifestations.

Car fin 2023, une réforme voulue par Macron met le feu aux poudres : le dégel du corps électoral permettrait aux nouveaux arrivants, majoritairement français, de pouvoir voter. Or les processus de paix de Matignon et Nouméa garantissaient depuis trente-six ans que le peuple kanak reste majoritaire.

C’est pourquoi Iabe Lapacas rappelle que les derniers accords avaient justement permis « l’autonomisation » de l’archipel, une « expérience unique au sein du droit français ». Les loyalistes à la France profitent donc de la révolte pour appeler « à une mise sous tutelle du gouvernement local (2)» dirigé par un indépendantiste depuis 2019. De part et d’autre, des barricades s’érigent.

Guérilla urbaine

Dans cet archipel de moins de trois cent mille personnes, cent mille armes circuleraient. Principalement détenues par les loyalistes. Iabe Lapacas précise que « « des voisins vigilants » érigent des barricades dans leurs quartiers. Cela renvoie à l’imaginaire colonial du « colon assiégé » qui ne comprend pas pourquoi il est assiégé ». Parmi eux l’on retrouve le vice-président de la province Sud, Gil Brial. Iabe Lapacas nous décrit le personnage : « C’ est un des hommes de main de Sonia Backès, l’ancienne secrétaire d’État à la citoyenneté [du gouvernement Borne]. Il a participé au lynchage d’un jeune Kanak policier ». Depuis des mois d’insurrection, les meurtres de Kanaks s’enchaînent : six officiellement, mais ils seraient peut-être une trentaine selon Mickael Forrest (cf. ci-contre). Des mutilés par flash-ball, aussi, et des mutineries qui éclatent dans les prisons surpeuplées qui valent à la France d’avoir été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme.

Et alors que trois mille militaires sont déployés (ce qui équivaudrait à 600 000 en France), et que plus de deux mille personnes tiendraient encore une cinquantaine de barrages, le 19 juin, la répression de l’État prend un nouveau tournant. S’ajoutant au millier d’arrestations, sept responsables de la CCAT sont transférés en détention en France pour « vols avec arme et en bande organisée et complicité par instigation de crimes de meurtre ». Pour Iabe Lapacas « cela s’analyse comme une déportation ».

Ces révoltes sont aussi un conflit social entre les générations. « Sur les barrages vous avez des jeunes qui ont de 13 à 30 ans, constate Iabe. Nous sommes dans ce moment de construction, de considération et d’action politique et cette passation entre les générations. Nous sommes dans un virage où la jeunesse s’est levée et veut marquer l’histoire ». Dépassé par la révolte, Daniel Goa, président de l’Union calédonienne (3), déclare que « les pillages orchestrés cette nuit sont notre déshonneur (…) 10 000 jeunes étaient dans la rue. Ils sont venus casser, piller, brûler, exprimer leur haine de cette société que nous pensions avoir créée pour eux (…) pourtant le constat est là, bien présent, ils l’ont fait » (4). Et tandis que le 12 mai, le FLNKS (5) « déplore les actions perpétrées contre les entreprises et apporte son soutien aux chefs d’entreprises et salariés impactés », Iabe Lapacas s’en dissocie et se fait plus offensif : « Nous avons un sentiment de gâchis, nous avons un sentiment de trahison et nous avons aussi un sentiment amer et de tristesse. Que l’on aime ou que l’on aime pas, la révolution, la révolte ne se fera pas par des députés un peu grassouillets et des sénateurs en mal de frissons, et non plus par des manifestations qui malheureusement n’ont pas été entendues ».

Sabotages

Depuis le départ de l’insurrection à la mi-mai, la quasi totalité des Carrefour, Super U et Intermarché ont été incendiés (6). Le 12 juin un black-out électrique est intervenu sur la principale île. Les réseaux électriques et 26 caméras sur 30 entre Pont-des-Français et Saint-Michel, cramés. En 2021 déjà, des antennes-relais étaient sabotées. Et alors que l’État interdit le réseau social Tiktok pour tenter d’amoindrir l’insurrection, un data center part en fumée à Nouméa. Une ville où 90% du circuit de distribution (magasins, entrepôts, et grossistes) a été anéanti (7). Le président du comité des sociétés d’assurances recense 900 entreprises, 200 maisons et 600 véhicules incendiés : « du jamais vu » (8). Ce qui amène le gouvernement local, en cessation de paiement par manque de rentrées fiscales, à négocier avec l’État français…

Par ailleurs, des mines de nickel sont sabotées. Prisé pour les batteries de voitures, ce minerai est la principale ressource du territoire (9). À Thio et Kouaou, les tapis roulant de plusieurs kilomètres et des engins miniers sont détruits, tout comme l’entièreté du centre de formation aux techniques de la mine et des carrières. C’est aussi le ravitaillement d’urgence du four de l’usine Eramet qui a été retardé suite à l’incendie du tapis roulant. A Nouméa, les amarres du Prony Express, le ferry de l’usine des loyalistes de Prony Ressources, ont été sectionnées. Et cette mine se retrouve privée d’eau et d’électricité suite à « la destruction de la station de pompage », et à « des tirs sur une ligne électrique ». Ces sabotages ne sont pas nouveaux. En 2018, une soixantaine de jeunes Kanaks occupaient une usine de nickel afin d’en dénoncer les ravages (10). Célia Izoard, journaliste, rappelle que dans ce pays « tous les résidus issus de l’extraction ont été rejetés dans les pentes et les cours d’eau. Dans la région de Thio (…), 30 millions de tonnes auraient été déversés entre 1950 et 1975 ». Les pluies, torrentielles, les emportent, « ce qui provoque des inondations toxiques et fait disparaître les rivières indispensables à la pêche. [Et tandis que] l’usine de nickel de Goro tourne à plein régime pour alimenter la production de batteries de son client Tesla, à Thio, on se demande comment faire en sorte que les mines du passé arrêtent de vomir sur les villages » (11). Certain·es passent donc à l’action. En 2020, d’autres destructions de mines sont condamnés… par les indépendantistes du FLNKS : « Comment voulez-vous que l’on porte notre modèle économique si tout est brûlé » se plaint leur porte-parole Victor Tutugoro (12). Justement, l’autre volet de la loi électorale est le « pacte nickel », lui aussi contesté. En échange de 200 millions de subventions sur l’énergie, il réaffirmerait la mainmise de la France sur ce métal, alors que depuis 1998 la Nouvelle-Calédonie en a récupéré la compétence.

Dans ce conflit social entre les générations d’indépendantistes, et dans cette lutte entre les Kanaks et les loyalistes à la France, le poids de l’extractivisme minier, remis en avant par les sabotages, est prégnant. Restera-t-il dans l’ horizon de l’indépendance ?

 

Colonialisme à la française

Une délégation de Kanaks a été envoyée en France pour expliquer les raisons de la révolte. Nous rencontrons Mickaël Forrest, secrétaire permanent pour les relations extérieures du FLNKS et ministre de la culture du gouvernement de Nouvelle-Calédonie. Entre une cafetière qui fuit et des tasses qui se remplissent, on parle barricades, immigration et extractivisme.

Pourrais-tu expliquer pourquoi votre délégation est à Paris ?

Depuis trente-six ans nous sommes engagés dans deux processus de paix : d’abord les Accords de Matignon en 1988 puis de Nouméa en 1998. En 1988, on était en pleine guerre civile, avec plus de 90 morts, dont l’apogée était l’attaque de la grotte d’Ouvéa. Les Accords de Nouméa, on les a qualifiés de « processus innovant de décolonisation ». Nous sommes le seul peuple du monde qui a accepté de partager notre inné et actif droit à la souveraineté aux populations qui sont arrivées. Des populations que l’on a qualifiées de victimes de l’histoire, parce que c’était des bagnards, des communards. On s’est inscrits dans une dynamique de destin commun avec une citoyenneté calédonienne qui devrait basculer vers une nationalité lorsque l’on sera indépendant. C’est pour cela que l’on se mobilise, car Macron souhaite ouvrir le corps électoral (13) [dans la lignée de] Pierre Messmer en 72 [qui] avait écrit en noir sur blanc « qu’il fallait envoyer beaucoup de Français là-bas pour noyer les revendications kanaks ».

Pouvez-vous nous parler de la colonisation auparavant ?

Sur la première partie du siècle dernier on était sous le régime de l’indigénat qui a les mêmes paramétrages que l’apartheid en Afrique du Sud. On devait plus parler notre langue, pas le droit de manger [en présence de blancs], pas le droit de circuler… À travers l’archéologie, on a pu constater que le peuple kanak, il avait plus de 800 000 habitants avant l’arrivée des Français. Aujourd’hui nous sommes à peine 100 000. Nous on a nos pratiques coutumières, culturelles, nos rituels. On a encore la chance d’avoir un lien fort avec la nature, que ce soit la terre, la mer, l’air. On a un lien particulier avec la vie mélanésienne ; par rapport au cycle de l’igname, par rapport au cycle de la tortue, par rapport à un type d’oiseau qui vient annoncer une mauvaise nouvelle, ou par rapport à un type de vent qui vient annoncer des phénomènes naturels… C’est sur une somme d’événements dans le temps qui nous permet aujourd’hui de pouvoir rester debout. C’est cette persistance-là qui nous a permis de nous raccrocher, parfois lorsque l’on était en difficulté, à un socle assez solide.

Pourquoi la situation est-elle bloquée ?

Là on arrive à la fin de l’Accord de Nouméa. Donc c’est marqué qu’à la fin des trois référendums (14) (même si nous on continue à contester le troisième référendum), si c’est toujours bloqué, les dispositions juridiques en vigueur restent jusqu’à ce que l’on trouve un nouveau statut. Et donc on dit qu’il faut rester dans l’Accord de Nouméa. Dans l’Accord de Matignon en 1988, il est écrit que l’État doit être impartial dans les affaires de la Nouvelle-Calédonie. Sauf que l’on a pu constater depuis le départ d’Édouard Philippe que cette impartialité, elle a volé en éclat. En 2019 c’est les régionales, c’est la première fois que l’on a plus de sièges que les pro-Français. En octobre 2020, au deuxième référendum, de 43% on passe à 47%. Et Édouard Philippe avait déclaré que le troisième référendum ne pourrait pas se tenir avant les présidentielles, donc en 2022. Macron, il l’a avancé à 2021, en pleine crise du Covid. Nous, on a eu plus d’une centaine de morts. On était en deuil. Et là, ouvrir le corps électoral : pour nous c’est ouvrir à l’immigration massive que l’on a subie déjà assez violemment. Et cela reste la mère des batailles. Parce qu’ils vont organiser des vagues d’immigration autour du nickel notamment, pour noyer le peuple kanak (15). On est là pour dire : il faut faire attention, nous on n’est pas des Gilets jaunes. Nous on est le peuple kanak.

Qu’est-ce que la CCAT, que Darmanin a appelée à dissoudre ?

Depuis le 18 novembre 2023 on a créé le comité de coordination des actions de terrain, la CCAT, on a sillonné le pays, on a été voir les églises, les syndicats, les quartiers, les villages… des conférences publiques pour prévenir. Pour dire que nous, on est toujours un peuple accueillant. [La CCAT], c’est d’abord une décision de l’Union calédonienne, c’est le principal parti indépendantiste, c’est le parti de Tjibaou (16). Cela a été rejoint par la grande majorité des mouvements nationalistes, progressistes, des syndicats, des associations environnementales, paysannes. La plus grosse manifestation c’était le 13 avril, on a réuni plus de 80 000 personnes dans le calme. Aujourd’hui la CCAT, c’est un outil nationaliste, y a pas que du politique, y a aussi le peuple, qui vote peut-être pas, et qui avait perdu confiance dans l’institutionnel [et qui] s’est retrouvé dans cette dynamique de terrain.

Comment le FLNKS se positionne par rapport aux ravages des mines de nickel ?

Sur le plan politique, lors des référendums, on a dit que l’on allait bâtir notre politique économique autour de nos ressources naturelles, naturellement le nickel, avec une vision plus humaniste. Ce que l’on a concrétisé au niveau du gouvernement indépendantiste, il y a trois semaines, lorsque l’on a voté les premières taxes sur le nickel, une taxe d’extraction et une taxe d’exploitation, avec la création d’un fond pour les générations futures. Cela a mis plus d’un siècle et cela a été assez dur pour nous. Après il faut savoir que depuis quatre semaines, toutes les mines, elles sont fermées. On n’a pas fléchi là-dessus. Et si on doit fermer les usines, on fermera les usines.

Loïc Santiago et Nicholas Bell de Radio Zinzine, fin mai 2024

Illustration : Belette

1: Cellule de coordination des actions de terrain

2 : Depuis l’accord de Nouméa, c’est le gouvernement local qui est l’organe exécutif

3: Une des composante du FLNKS.

4 : site Info libertaire, Nouvelle-Calédonie, sabotage, 14/06/24

5 : FLNKS : Front de libération nationale kanak et socialiste.

6 : trognon.info, Le chiffre du jour en Kanaky 400 et 1.

7 : BFMTV, Nouvelle-Calédonie pillages, rayons vides… 06/05/24

8: La 1ère, France info, Nouvelle-Calédonie, 200 maisons et 900 entreprises…11/06/24

9 : Reporterre, Un accord colonialiste sur le nickel, 17/05/24

10 : Reporterre, Des jeunes Kanaks se lèvent contre l’industrie du nickel, 03/11/2024

11 : Autrice de La Ruée minière au XXIe siècle. Ed. du Seuil, 2024

12 : La 1ere, France info, Incendie à Vale, 16/12/20

13 : Seules les personnes inscrites avant 1998 (et leurs descendants) peuvent voter. La réforme propose d’ouvrir aux personnes résidant depuis au moins dix ans — soit 25 000 nouvelles personnes.

14: Prévus par l’Accord de Nouméa en 1998

15: « Une immigration massive » de métropolitains est redoutée car ces derniers occupent les meilleurs emplois. La Nouvelle-Calédonie permet aussi aux Français d’avoir des salaires bien plus important qu’en métropole et de défiscaliser.

16: Ancien président du FLNKS, assassiné en 1989 à Ouvéa.