JO.KO
Des mois qu’ils me mettent la pression, entre la réorganisation des services, cette étude sur les zones d’expansion des crues qu’ils viennent de me refiler, et puis… les JO. J’en ai vraiment marre. Sans parler de Sophie qui fait la gueule parce qu’on a dû annuler à la dernière minute l’anniversaire de nos dix ans et, un mois plus tard, le week-end à Séville. Quinze ans que je bosse à la prévention des crues et la gestion des ouvrages hydrauliques. Et le poste de technicien d’exploitation sur le lac-réservoir, c’était plutôt une aubaine. Un ouvrage digne de ce nom, déjà, et puis un rythme de travail serein. Pas de crues soudaines et violentes, comme dans le Sud où en une nuit on pouvait se retrouver sous quatre mètres d’eau. Les astreintes pendant les crues cévenoles ça rigole pas et on est pas payé double. Les lacs-réservoirs c’est une autre gestion, planifiée, tranquille. Surtout l’été, le soutien à l’étiage ne demande pas beaucoup de travail. On ouvre les vannes des réservoirs progressivement pour que l’eau stockée au moment des crues automnales et printanières maintienne le débit du fleuve et permette, chaque année, la navigation de tourisme dans Paris. Ça c’est fastoche, mais voilà qu’à peine arrivé, je récupère de nouvelles missions. J’aurais dû refuser, dire non, ou ne pas faire. Il faut que j’apprenne, elle a raison Sophie, je vais pas obtenir de médaille en tout cas, ni d’augmentation, c’est pas comme ça que ça marche dans le public, alors faut pas s’énerver. L’inertie c’est bien aussi. Il faut que j’entame la lecture de ce petit livre de Melville dont elle m’a parlé, le titre m’échappe. Il paraît que ça cause de ça. En vrai, ça me plaît bien de travailler sur les zones d’expansion des crues, la renaturation des cours d’eau… rendre leur espace de liberté de divagation au fleuve, à la nature dans les villes, c’est plus sensé que de canaliser. Et puis ça me permet de sortir un peu de l’hydraulique. On travaille avec des associations de protection de l’environnement, des naturalistes, des paysagistes… c’est plus varié qu’ici, j’aime bien, même si en ce moment, c’est compliqué, les dossiers de renaturation des cours d’eau sont un peu à l’arrêt, ce qui convient bien au gouvernement et aux grands groupes du BTP. Et puis, avec l’organisation des jeux à Paris, les priorités sont claires : accueillir la frange aisée du monde à grand renforts de milliards pour générer de nouveaux milliards encaissés par la frange aisée du monde. Ce matin j’ai entendu à la radio qu’on avait évacué des centaines de SDF et migrants d’Île de France vers d’autres régions pour faire place nette – j’arrive plus à me souvenir des termes employés par le journaliste mais ça m’a plombé pour la journée. Pile le jour où j’accueille une nouvelle délégation d’inspecteurs de la direction des risques d’inondation. C’est la deuxième, depuis l’annonce de l’organisation de la cérémonie d’ouverture sur la Seine. On peut dire qu’ils tombent à pic. J’en ai pour la matinée à expliquer le fonctionnement des vannes, les protocoles d’ouverture et de fermeture…. L’autre fois, avec Bruno, on a fait exprès d’être approximatif et on a bien vu que personne ne relevait. C’était pour voir à qui on avait affaire. J’ai raconté ça à un collègue qui bosse dans une usine d’engrais il m’a dit que les inspections risques industriels, c’était pareil. Les agents en charge du contrôle ne sont pas forcément des spécialistes, loin de là. Plus trop les moyens, dans le public. Là, on a juste la visite des services compétents pour l’occase, ils ont tous été mis sur le coup par le préfet en prévision des JO. Je vais encore y passer la matinée. Les boules. Pas de pausecaféclope, et en plus, je risque de rater le premier service à la cantine et d’être obligé de faire la queue. La déprime. Pas pour la cantine, mais pour être en train de penser à ça, et m’apercevoir que le plaisir de ma journée c’est ça pendant qu’on déplace des gens parce qu’on trouve qu’ils nuisent au paysage. Il faut vraiment que je sorte de ce piège absurde. Je m’emmerde, j’étouffe. En même temps la routine quotidienne me sécurise. Ou elle me berce et m’endort, il faut que je bouge avant de devenir chiant comme la mort. Je le suis déjà, je crois, un peu. Je ressemble de plus en plus à mon père. Il kiffait son métier d’opérateur machine dans la métallurgie. Il n’y avait que ça. Des pièces automobiles, il fabriquait, il était fier. Tellement fier qu’il nous a oubliés : ma mère, ma sœur et moi. Le travail, sa raison de vivre, au point qu’il n’en a pas trouvé d’autres, des raisons, quand il s’est fait virer comme un malpropre à cinquante ans. Il m’a traumatisé le vieux, c’est à cause de lui que j’ai cru que le travail c’était central, vital, la condition de l’épanouissement de l’Homme et que j’ai choisi le public pour la sécurité de l’emploi. Il est peut-être temps de laisser tout ça derrière moi. Bartleby, le scribe, c’est ça le titre du bouquin. Je vais le lire.
Je pourrais la jouer martiale et utiliser le champ lexical d’un commando de combat en pleine action sauf que là, juste ça nous fait marrer de faire ça, on n’y croit pas trop et ce qui compte c’est d’avoir tenté un truc. On aime bien quand c’est dérisoire et que ça ne sert pas à grand-chose alors on va pas se mettre la press’. Ok je devrais pas dire on, je parle pour moi, je m’idéalise, c’est ma manière de gérer la flippe du moment. Ce serait tellement pas drôle de se faire pécho. Du coup on ne fait pas trop de blagues et Elsa qui monte la garde de l’autre côté de la passerelle n’en fait plus du tout et m’invective d’un : « alors ça vient ? » Elle parle de la serrure que j’essaie de crocheter. J’adore crocheter, ça veut pas dire que je suis douée. J’aime bien cette activité, je n’arrête pas de m’entraîner alors les copaines pensent que j’ai des skills. Sauf que là je me rends compte que la réussite de notre action repose sur ma capacité à crocheter la serrure de cette tour de restitution et que mon envie d’y arriver ne suffit pas. La tour de restitution c’est comme une île qui avance sur le lac et au fond de laquelle, à vingt mètres en-dessous, se trouve le système de vannage qui permet de vider la flotte du réservoir. Je fais partie du quatrième groupe. Je veux dire par là qu’il y a quatre groupes. Je pourrais dire, je fais partie du deuxième, personne n’est en mesure de dire lequel va réussir en premier. On a prévu d’opérer à la même heure, un peu comme des agents secrets qui auraient synchronisé leurs montres. Il y a quatre groupes parce qu’il y a quatre lacs-réservoirs. Seine. Marne. Aube. Pannecière. On a préféré troquer les noms officiels par ceux d’épreuves olympiques. Nous c’est le 400 mètres sans haies, rapport au long parcours à découvert au-dessus de la digue. Le crochetage n’est pas encore une discipline olympique, heureusement car mon chrono ne va pas aller gratter des records. Manette se tient à côté de moi et regarde le ciel étoilé, je crois qu’elle essaie de me dire que rien ne presse, ça prendra le temps qu’il faudra. On prépare les qualifs depuis des mois, on a tout anticipé sauf les aléas. C’est quelque chose les aléas. Il y a les repérages, les répétitions, les préparatifs et puis il y a la réalité de la vie sur laquelle je m’excite avec mes crochets. L’une des goupilles me résiste, celle qui se loge au fond de la serrure, je crois. Je ne fais plus dans la précision et les frotte comme une malade. C’est tout à fait disgracieux et c’est sûr, le jury me déclasserait avec une sale note artistique. Dire qu’à la base on voulait tout faire péter. C’est un peu notre premier élan, tout faire péter. Bon, ok, on en aurait été tout à fait incapable, on n’est pas un commando formé aux explosifs, et surtout on a parcouru une note de sécurité qui préparait les populations à cette éventualité. La carte des inondations causées par un barrage éventré nous a vraiment fait repenser le projet. On allait tuer des animaux humains et non humains. Je regarde Manette et sa sérénité pour me ralentir un peu et ça marche de ouf, la serrure se laisse ouvrir par un geste lent et précis. On attaque l’escalier en colimaçon qui donne sur une seconde porte. Manette me masse les épaules et l’énergie qui émane de sa personne est un petit miracle, la serrure s’ouvre comme si j’avais le bon trousseau. J’ai un peu tordu ma clé de tension mais nous voici à dévaler les marches pleines d’euphorie. Oui j’accorde au féminin parce que dans mon groupe, le troisième, on ne compte qu’un seul mec. Je n’ai pas le culte de la majorité mais celui de, quand même, faut pas abuser. Le masculin ne l’emporte pas au paradis. Au début on voulait ouvrir les vannes, en grand, toujours dans l’idée d’une montée des eaux. Et puis on a réfléchi un peu. Le problème en été c’est le manque d’eau, autant l’accentuer en fermant les vannes. Avouons qu’on ne maîtrise pas non plus les conséquences d’une ouverture en grand sur la Seine et ses trois affluents. Je me répète, on ne veut pas tuer d’animaux, qu’ils soient devant la télé ou dans un pré, nous n’allons pas fermer les vannes le jour de la cérémonie d’ouverture des JO de Paris mais maintenant, c’est-à-dire aujourd’hui, deux jours avant la cérémonie, à deux heures du mat’, aléas en plus. Il est déjà trois heures bien tassées et ce colimaçon n’en finit pas de me tourner la tête. Une barge avec du public et des sportifs qui touche le fond du cours d’eau et commence à verser ça peut faire des dégâts. Si ces mêmes barges s’enfoncent dans la boue deux jours plus tôt ça devrait permettre de bien gâcher la fête, et sans dommages collatéraux, sergent-chef. Attention c’est le moment wikipédia ! La Seine à Paris est une zone rendue navigable grâce à la régulation de son débit d’eau. Quatre lacs-réservoirs situés en amont permettent à la fois de calmer les forts débits d’hiver et d’augmenter les faibles débits d’été. On a commencé par beaucoup rire quand on a réalisé que la cérémonie d’ouverture, ce truc regardé par deux milliards de personnes, tenait à la surveillance de quatre robinets qui retiennent la flotte de quatre mares aux canards. Bon après on a un peu flippé parce qu’on s’est dit qu’on ne serait pas les seules à y penser, on allait trouver un accueil olympique, costumé et armé, devant chaque réservoir. Faut croire que le temps passé à imaginer des QR codes pour définir des zones interdites autour des quais de Seine a pris tout l’espace de leurs fantasmes sécuritaires car nous venons de fermer les deux évacuations et sommes joyeusement en train de défoncer le mécanisme qui en permet l’ouverture, que ce soit manuellement ou avec les moteurs commandés depuis le PC de supervision. La Seine va bientôt être à sec mon colonel.
Quelque chose de grand sourd au fond de moi. J’ai envie de changer, changer de vie, de perspective, prendre part. Je suis convaincu que ça doit advenir, qu’il ne peut en être autrement, alors j’ai la certitude que c’est possible. Je sais que je vais le faire. Ça me donne une énergie incroyable. Bartleby, avec qui j’ai passé la semaine, m’a fait flipper, j’y ai vu le trait grossi de la bureaucratie déshumanisée que je côtoie, ça a rajouté à ma sensation d’étouffement et donné envie de fuir, vite et tout de suite, dans la foulée j’ai su que j’allais le faire. Sophie est bluffée, un peu inquiète je crois. Moi, je sais pas où je vais, mais j’ai pris de la distance avec ma conception du boulot. Je n’ai plus la pression et de toute façon je me suis aperçu que je n’avais aucun besoin de reconnaissance, pas ici en tout cas. Alors personne n’a vraiment de prise sur moi, désormais. Bruno est un peu perturbé de me voir comme ça, tout remettre en question, ça lui fait peur. Je me suis renseigné pour un congé formation, une disponibilité, la démission… la collègue du service RH aussi était en stress. L’occasion pour moi de constater que je suis pas le seul traumatisé du lot. La sécurité de l’emploi et les semaines de vacances, à croire que ça rend heureux, que c’est pour ça qu’on est vivant. Je me demande comment on a pu inverser les choses à ce point. Je suis quand même dans un drôle d’état, on dirait que quelque chose a cédé tout au fond de moi et que je me retrouve devant une page blanche qu’il m’appartient de remplir, désormais. Bruno dit que j’ai fait un burn-out. Il a peut-être pas tort, burn-out c’est le feu qui brûle dehors. C’était ça. Mais maintenant, je me sens hyper bien, limite en extase, clairement, le feu, il est dedans et ça me donne l’énergie de soulever des montagnes. Je pense à cette citation de John Lennon dont la traduction est aimantée sur le frigo chez Sophie. À l’école ils m’ont demandé ce que je voulais être quand je serai grand. J’ai répondu « heureux ». Ils m’ont dit que je n’avais pas compris la question, j’ai répondu qu’ils n’avaient pas compris la vie. J’ai l’impression qu’il me parle à moi John, depuis la porte du frigo, qu’il me soutient. Ce matin, je suis d’une humeur radieuse. Je roule fenêtre ouverte vers la tour de restitution laissant mes pensées voguer, serein. Je stationne comme à mon habitude quelques centaines de mètres avant le premier point de contrôle. Je pense à Bruno, il va me manquer, ça m’émeut, il faudra que je le lui dise. À l’approche du canal, je perçois quelque chose d’inhabituel… le silence. Pas de son d’eau s’écoulant depuis la tour. J’approche jusqu’à vérifier visuellement mon intuition et je constate que le canal est à sec, du jamais vu ! Des variations de débit causées par des défauts d’entretien, des embâcles, oui, mais l’arrêt total de l’écoulement c’est une première. Machinalement, je saisis mon téléphone portable afin de prévenir le PC comme le prévoit la procédure, et ce avant d’aller inspecter la tour de restitution. Une journée de travail intense nous attend avec ses ordres, contre-ordres, panique et hiérarchie hystériques. En plus, les JO. Un frémissement tout intérieur stoppe net mon geste initial et débouche sur un sourire vite métamorphosé en fou rire. Je ris et je me marre d’être en train de rire tout seul devant un canal sec. Peut-être le début de la folie. Je parviens tant bien que mal à mettre fin à la crise et je tourne les talons. Je me dis que finalement, ce matin, je préfère ne pas avoir à gérer tout ça. Je préférerais ne pas avoir démarré la voiture et qu’en raison de cette toux persistante qui fait penser à la coqueluche je préfère ne pas venir au travail. Je préfère ne pas prendre le risque de contaminer tous les collègues. Je préfère ne pas mettre en péril la santé de l’équipe et je préférerais ne pas être présent comme un poids mort en cette journée qui s’annonce intense. Je viens de trouver une belle porte de sortie.
J’ai menti. J’en suis vraiment désolé mais c’était pour des questions de sécurité mon adjudant. Il n’y avait pas quatre groupes. Attention, révélation, il y en avait six, tadam ! Rebondissement, suspens, excitation ! En vrai, c’est plutôt pragmatique et pas si étonnant. Quand on souhaite vider une baignoire, c’est intéressant de ne pas ouvrir le robinet, certes, c’est aussi une bonne idée de retirer le bouchon pour permettre une belle évacuation. Pendant que nous étions en amont de Paris sur nos réservoirs, les deux autres groupes s’intéressaient aux barrages en aval, ceux de Port-à-l’Anglais et de Suresnes, et plus particulièrement à leurs écluses dont le mécanisme de fermeture fut rendu inopérant par quelques subterfuges adaptés à la situation. Et ça a marché ! Un peu trop d’ailleurs, on va devoir déguerpir si on ne veut pas mourir asphyxiées par les odeurs de putréfaction. Là on s’est retrouvées au cœur de la capitale, sur le pont Notre-Dame, pour s’enlacer, se faire des câlins, danser sur du bon son et fêter de l’avoir fait. Sauf que c’est un peu la panique ici, les keufs sont tendus, on n’a pas le droit de stagner sur le pont, faut circuler. Alors on fait une teuf ambulante, on traverse le pont dans un sens, puis dans l’autre, agrégeant des badauds à notre n’importe quoi, l’enceinte en mode ghetto blaster sur l’épaule de Manette. Le pont Notre-Dame est l’un des rares à ne pas être neutralisé pour la cérémonie d’ouverture, censée être demain. Je n’essaie pas, encore une fois, de filer la métaphore martiale. Neutralisé est le terme officiel des brochures. Oui oui, le même terme qu’affectionnent préfectures et médias lorsqu’il n’apparaît pas très sexy de dire qu’une personne a été tuée. L’individu a été neutralisé. Être neutre, c’est être mort. Je laisse ça ici, c’est cadeau, comme une petite réflexion sur l’état du monde. C’est le moment où on peut lever les yeux de la page et laisser son regard divaguer vers le rien. Mon regard divague aussi vers une forme de vide, le lit du fleuve n’est plus qu’un faible ru. À la différence près que ce vide dévoile beaucoup de choses, ou comment faire du chaos avec le néant. Le hic, c’est pas le nombre de trottinettes, de vélos, de caddies qui s’étalent dans la boue, ça c’est plutôt fascinant. Ni le nombre de rats qui s’amusent de ce nouveau terrain de jeu, ça c’est plutôt plaisant. Le hic, c’est les effluves acres, comme de la pourriture, qui nous saisissent les naseaux. Et c’est de plus en plus insupportable. Manette a beau augmenter le son, ça ne couvre pas l’odeur. Allez, on fait un dernier passage devant les keufs et on les laisse à leur seum. Maintenant qu’on a neutralisé leur cérémonie d’ouverture, on va continuer la nôtre ailleurs, ça pue vraiment la mort dans les beaux quartiers.
Texte : Eléa Ma, Lëa Gary / illustration : ddino