Numéro 14 régional

PAR MONTS & VAUX

Au fait, c’est comment une tournée ? Voilà une question que les musicien·nes entendent souvent. Alors en guise d’éclairage, on vous propose un archétype acoustico-géographique de tournée avec deux groupes de musique dite underground, CHOCOLAT BILLY et BADABOUM, soit quatre filles et deux gars sur la route dans un camion pendant dix jours. Récit erratique, parcellaire et rock’n rocambolesque.

Bordeaux, vendredi 19 avril 2024, départ des trois membres de Chocolat Billy (Armelle, Ian & Jo) à 9h30 dans le camion prêté par l’ami Mathias Pontévia, avec tout le matériel chargé : deux synthés, trois amplis, une batterie, deux guitares, une basse, quatre valises contenant divers accessoires, les effets personnels, duvets, couette, cartons de disques et boites de cassettes. Le rendez-vous aux Instants Chavirés de Montreuil (métropole du Grand Paris) est fixé à 16h. Nous retrouvons Armelle O (il y aura deux Armelle pour cette tournée, une dans chaque groupe, ce qui est statistiquement inespéré) qui vient de Billom près de Clermont-Ferrand, Carine qui arrive d’Amiens et Solène de Brest. Toutes les trois forment Badaboum et ont pris un train, que j’avais aussi pris de mon côté pour faire Rodez-Bordeaux afin de rejoindre les Choco.

Nous avons, à nous six, déjà parcouru plus de 2000 km et ce n’est que le début.

Chocolat Billy ouvre la soirée, Badaboum prend la suite. L’atmosphère est bonne, il y a du monde, nous retrouvons quelques connaissances. Toujours bien d’être là, accueillis dans ce lieu qui défend sans fléchir les étranges musiques depuis plus de trente ans. Ici, nous sommes déclarés (nous touchons chacun·e un cachet), défrayés, nourris, logés. Il y a peu d’endroits en France pour jouer ces musiques dans de telles conditions. Nous dormons à cent mètres de la salle, au bureau-hôtel des Instants, dans ces chambres qui désormais nous sont familières.

Samedi, nous partons vers 15h pour Tournai en Belgique, où nous jouons au Water Moulin, une grande maison prêtée à l’asso par un industriel du fer… Dans le public de magnifiques gothiques-queers accueillent chaleureusement les deux groupes. Badaboum a des fans ici, et même si Armelle O se trimballe une angine gratinée, sa voix transporte la petite salle jusqu’au tréfonds de la No-wave. Choco inverse la vapeur, et joue l’opposé de la veille : pas de chansons, que du free-rock instrumental. L’ami Valfret nous a promis une visite le lendemain de la Cathédrale et de sa maquette en pince à linges, curiosité que nous ne verrons jamais pour cause de « levés trop tard ». Il faut dire que ni la fête ni les divers alcools disponibles n’ont été négligés.

Dimanche, sur la route pour Amsterdam, certain·es d’entre-nous essaient de dormir dans le camion, mais nous sommes trop bavards pour ça. Au moindre petit silence, une phrase relance une histoire, une anecdote, un souvenir, une farce. À Paris, Armelle M a acheté le livre « Faire justice : Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes » d’Elsa Deck Marsault, et nous en parlons beaucoup.

Sur place, la salle du Occii, centre culturel indépendant, est telle que nous l’avions laissée la dernière fois que nous y sommes venus, presque dix ans auparavant. L’ambiance y est la même, quasi absente, avec quelques personnes qui écoutent la musique à 100 mètres. Nous sommes néanmoins heureux d’être là. Andy Moor de The Ex et Yannis Kyriakides jouent en ouverture, un truc ambiant, mélange d’électronique et de guitare qui m’évoque lointainement Oren Ambarchi. La soirée n’est pas fofolle, mais demain c’est journée off et une grosse balade en ville nous attend, alors nous nous couchons « tôt ».

Lundi, tourisme soft dans Amsterdam sous le soleil, bavardages incessants et rires, les filles achètent plein de spécialités, les coffee shops sont visités avec le critère : « rigolo sans parano ». Traversée du grand parc, des barques de tulipes flottent sur le bassin. Nous décidons de placer cette tournée sous la quadruple injonction « pas de frustration, pas de contrariété, pas de jugement, pas de coups de pute » que nous respecterons sans écart jusqu’au dernier jour.

Nous rentrons tard à la guest house qui se transforme en la Jamaïque.

Mardi est encore off, mais nous roulons jusqu’à Bruxelles. Deux jours de pause en milieu de tournée, c’est bien pour se « reposer » mais ça coupe un peu le rythme ; il nous tarde de rejouer sinon on fait que boire et manger.

Mercredi c’est au Zonne Klopper dans le quartier Forest de Bruxelles que nous déchargeons notre barda, ancienne usine labyrinthique de 10 000 mètres carrés, occupée temporairement depuis quelques années et pour deux ans encore par un ensemble de collectifs : artistes, habitant·es, soignant·es, aide alimentaire, migrant·es… Rosalie et Bruno nous accueillent et organisent le concert de ce soir, auquel participera aussi le chanteur outsider Dominique Manu de Den Haag. Nous croisons plein de bonnes vieilles têtes : Georges Lego, Joseph Hogan, Peter Vide-la-Salle, Christophe Piette, Scrap, Pierre Judon & Sam Flesh, Mc Cloud Zicmuse, Olivier de Portron Portron Lopez à peine rentré de Prague. Et nous apprenons subitement la mort d’Austin Townsend, camarade néo-zélandais installé en Dordogne depuis fort longtemps, chanteur-guitariste avec qui on avait fait quelques voyages…

Jeudi, départ pour Rochefort, la ville des moines trappistes, plus précisément Forzée, au Petit Théâtre de la Grande Vie. Ce lieu héberge un vrai beau théâtre, un bar associatif, et accueille plein d’activités sociales, militantes, tout en s’associant à la vie du village ; le curé y fait parfois des messes car l’église a été détruite ! Très peu de monde au concert , mais une belle humeur. Badaboum est très new-wave ce soir, nous les rejoignons pour un morceau sur lequel nous rajoutons nos petites bidouilles, et pour Chocolat Billy le registre est plus narratif, calme au début et garage démantibulé à la fin, genre montagnes russes. Beaucoup de blagues, c’est la pagaille, une fille rit très fort dans le public. Nous fêtons les 49 ans d’Ian. Plus tard, dans la pénombre du dortoir douillet, nous nous racontons des histoires de peurs d’enfant, en écoutant la Bo de Twin Peaks, nous avons 14 ans. Puis Armelle O connaît toute la triste histoire de Michel Bergé qu’elle nous narre avec beaucoup de conviction et d’émotion.

Vendredi, à Liège, la Meuse est bordée d’immenses tas de ferraille, issus du démantèlement des hauts fourneaux qui ont turbiné pendant presque 200 ans de sidérurgie intense. Quelle hallu de voir ça ! Au Centre Social le Cercle du Laveu, le Belge Fred Deltenre et ses chansons tragi-comiques se joignent à nous pour la soirée, qui tourne en belle fiesta avec Vincent de la Ferme du Bièreau (Louvain La Neuve) aux platines. Danse du genre bourrée initiée par Baptiste Brunello avec qui on chante aussi « c’est différent mais c’est pareil ». Au petit matin, tels des explorateurs perdus et hagards, nous traversons le jardin de Peter, notre hôte, pour trouver nos chambres. Quelques heures plus tard, nous prenons le petit déj le plus copieux de l’année en compagnie des plus aimables convives. Ah, la Belgique !

Samedi, nous finissons le périple à l’Accueil Froid d’Amiens, un bon repère de crusties en extérieur de la ville, qui, ce soir, porte mal son nom car l’accueil est plutôt ardent. Les Badaboum jouent en terrain conquis, mais Chocolat Billy, n’est-ce pas un peu trop pop pour cette ville du Nord, cette ville prolo et punk au ciel bas ? Visiblement non, et le son finit par tournoyer. Jean, un saxophoniste qui n’a plus beaucoup de dents mais un grand et beau sourire, nous offre un dessin et on parle de Peter Brozmann.

Romain, qui fait le son, nous héberge, tout près de la gare où il est conducteur de train. Charles, son ami et collègue-batteur, amène des baguettes et du pâté vers onze heures du matin. Solène est déjà partie à Brest, en prenant bien soin de ni nous réveiller ni nous croiser car elle déteste les séparations. Armelle O prend aussi le train pour Billom. Carine reste là car elle vit ici depuis son enfance.

Nous partons vers 13h et arrivons huit heures après à Bordeaux. Sur la route, nous recevons un petit mot de Carine : « J’ai été à l’Accueil Froid pour embrayer sur le ménage, j’ai lavé un verre et puis finalement la flemme… je suis sur la route du retour au bord de l’eau avec le soleil qui brille et la hanche qui se fait la malle… On n’a plus 20 ans mais je continuerai à faire comme si ! »

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5500 km en tout, c’est beaucoup, c’est pas économique ni trop écolo (mais ça ne fait jamais qu’une moyenne de 100 km par jour et par personne au final), deux ou trois centaines d’euros en poche chacun·e (c’est peu, mais c’est déjà pas mal – nous sommes payés la plupart du temps aux entrées, souvent en prix libre), plein de gens rencontrés ou revus. La tournée est une bulle, on ne connaît des villes que les quartiers qu’on traverse rapidement, impressions furtives et lacunaires. On voit les lieux dans lesquels on joue, les apparts dans lesquels on dort, on écoute les histoires des gens qui les habitent. Souvent pas plus, sinon les zones suburbaines, les périphs, les parkings, les stations services. On ne cuisine pas, on n’a pas de « vie domestique », on focalise une grosse partie de notre énergie et attention autour de ce moment fugace du concert.

Partant de là, on pourrait penser que tout cela est bien dérisoire, passer des heures entassé·es dans un camion, dépenser une partie de l’argent gagné en essence et péage, attendre, dormir peu, boire pour chasser la fatigue ou la peur de l’ennui, boire aussi par plaisir, par joie, et parfois bien ramasser le lendemain… Mais chaque fois, même après vingt ans de ce mode de vie, on sait pourquoi on fait ça. On connaît des moments de grâce, on est face aux gens, on est plein de désir et de vie. On visite tous ces interstices, ces endroits qui rendent tout possible ; les squats et les caves (beaucoup), les rades, les bistrots, les apparts, les smac (très peu), les festivals à l’arrache ou pas, les jardins, les plans de dernière minute, les fermes, les maisons des potes où, limite, on a ses chaussons rangés en bas de l’escalier tellement on y vient souvent, les baraques collectives en bout de chemin, insoupçonnées et pourtant terribles – il y en a de plus en plus dans les cambrousses maintenant, avec toutes celles et ceux qui se bougent le cul à corps perdu. La musique permet ça. On se décolle du réel, tout en s’y plongeant jusqu’au cou.

Et puis les châteaux d’eau très beaux comme celui de Saint-Pierre-des-Corps, les burgers pas top, les running-gags, les mantras et autres éléments de langage répétitifs, les zinzins au volant, les livres sur les étagères des gens, les collecs de bédés, de disques, de cassettes, les gestes et la tendresse revigorante, les petites attentions qui font toute la différence, les accidents évités de justesse, les fausses notes, les cafés avalés en tous lieux, surtout les aires d’autoroute, les airs entonnés, les ritournelles, les chansons des ami·es qui restent en tête.

Voilà ce qui peuple la vie de tournée.

 

Texte : Jo