Numéro 17 régional

Vallée d’Aspe : Pour qui siffle le train ?

Avide de développer le tourisme destructeur, l’attractivité patronale et la sacro-sainte liberté de circulation des marchandises, le grand chef socialiste de la région Nouvelle Aquitaine défend un projet ferroviaire de grande ampleur de part et d’autre de la frontière franco-espagnole. Deux habitant·es nous expliquent ici pourquoi la colère gronde dans cette vallée pyrénéenne.

Voici la Vallée d’Aspe. Un ruban d’asphalte de quarante kilomètres, du nord au sud. Depuis le viaduc d’Escot – où les montagnes, lointainement devinées depuis le piémont, se rapprochent soudain, resserrent l’étroit corridor dans lequel on se meut – jusqu’au col du Somport, point de passage et de bascule vers le Haut-Aragon.

C’est à ceci, toujours, que cette vallée a été assignée : se faire zone de transit, terrain de passage. Traverser la vallée fut en effet la préoccupation récurrente des autorités qui, depuis les Romains jusqu’à Alain Rousset, en eurent la gouvernance. Il y eut la construction d’une voie romaine, son empierrement par les intendants du XVIIIe siècle. Il y eut surtout la construction de la ligne ferroviaire, au début du XXe siècle, et, dans les années 90, le percement du tunnel du Somport. Nous voici au seuil d’un nouvel épisode dans cette longue histoire : à nouveau, c’est au détriment de celles et ceux qui l’habitent que la vallée d’Aspe se voit confirmée dans sa vocation d’espace à parcourir.

Portrait d’une autoroute ferroviaire

Cela faisait bien longtemps qu’on nous parlait de rouvrir la ligne ferroviaire de la vallée. Tout le monde se souvient ici de ce petit train qui, à une époque où les voitures étaient rares et la vie autarcique, reliait la haute et la basse vallée. Un train qui permettait de rejoindre l’Espagne ; grâce auquel aussi partit toute la jeunesse aspoise en 1914, pour s’en aller, au nom de la patrie, mourir à l’autre bout de la France. L’arrêt brutal du fonctionnement de la ligne, en 1970, à la suite d’un accident qui avait vu une cargaison de maïs emporter un pont et disparaître dans le gave, reste comme une meurtrissure, le stigmate d’une relégation symbolique – d’autant plus fort que la vallée, alors, se dépeuplait dans des proportions considérables.

Depuis les années 1970, la question de la réouverture est le serpent de mer des discussions de marché et des campagnes électorales. Aussi, ce ne fut pas tout à fait une surprise lorsque on nous annonça, au printemps dernier, qu’une « concertation préalable » concernant un projet de réouverture de la ligne PauCanfranc allait être organisée.

Les objectifs annoncés par la Région Nouvelle-Aquitaine sont aussi concis que parfaitement fédérateurs : « L’ambition de ce projet transfrontalier est d’améliorer l’offre de service pour les voyageurs régionaux et internationaux, de contribuer au rayonnement économique et touristique de la Vallée d’Aspe, et de réduire la circulation des poids lourds en développant le fret ferroviaire entre la France et l’Espagne. » Voilà donc ce qu’il s’agit de vendre. Parce qu’en effet, le fait marquant pour n’importe quel·le automobiliste fréquentant la route du Somport, ce sont les camions. Attirés en nombre par le percement du tunnel du même nom, achevé en 2003, ils offrent une image un brin surréaliste, lorsqu’on les voit s’engager, gigantesques, patauds, dans l’étroite route du défilé d’Arnousse. Alors si le train permettait de s’en débarrasser, tout en facilitant les déplacements des habitant·es, la population pourrait voir d’un bon œil la réouverture du « Canfranc ».

Si les dossiers d’information font plusieurs centaines de pages, il se trouve dans la vallée, un journal indépendant, Le Mouton noir, qui a fait le boulot de synthèse : « Il s’agit d’un projet international qui s’articule autour des perspectives de développement de la plateforme multimodale Plaza de Saragosse. C’est la plus étendue d’Europe et, par elle, passent 70 % des flux qui partent d’Espagne en direction de l’Europe. […] Le projet de la ligne Pau-Canfranc-Saragosse est celle d’une voie avec écartement de rail européen jusqu’à Plaza. De quoi réorienter une partie du trafic ferroviaire qui passe aujourd’hui par le Pays Basque et la Catalogne vers la vallée d’Aspe. » (1)

Changement d’échelle : on est loin du petit train qui transportait les paysan·nes de la haute vallée au marché de Bedous, chaque jeudi. Il ne s’agit plus du Pau-Canfranc, ni même d’un Pau-Sarragosse, mais à minima d’un Bordeaux-Saragosse, autrement dit : un maillon au sein d’une ligne intercontinentale, permettant d’acheminer vers les grandes métropoles européennes les millions de tonnes de marchandises arrivant au port de Valence en provenance des ateliers asiatiques. Côté trafic, on annonce pas moins de 50 trains par jour, dont au moins 20 de marchandises – composés de dizaines de wagons accumulés sur plusieurs centaines de mètres, jour et nuit.

Le train qui cache mal les camions

Et il faudrait qu’on s’en réjouisse puisque, comme l’indique l’élu socialiste au conseil Régional Florent Lacarrère, ce projet « est une réponse aux préoccupations des habitants de la vallée », notamment en terme de « réduction du nombre de camions sur la RN 134 »(2). Le nœud de la question est sans doute celui-là : le « report modal », mettre sur rail les marchandises qui circulent aujourd’hui sur la route. Le raisonnement avancé brille par sa simplicité : 500 camions environ passent chaque jour dans la vallée, le fret ferroviaire pourrait absorber l’équivalent de 350 camions, on aurait 70 % de camions en moins. Mais c’est aller un peu vite en besogne que d’imaginer d’une part que les transporteurs vont gentiment mettre leurs camions sur le train, et d’autre part que seules les marchandises circulant déjà par la vallée vont emprunter cette nouvelle ligne.

Quand bien même on aurait le train, on est loin de voir s’appliquer une quelconque interdiction de circulation pour les camions. Luc Federman, directeur général adjoint du Pôle Transports à la Région, a bien évoqué cette option du bout des lèvres lors de la table-ronde du 14 novembre, à propos des matières dangereuses en particulier (un accident mortel en 2018 avait suscité une forte mobilisation dans la vallée et la création du collectif « Stop aux camions »), en admettant tout de suite que cela nécessitera l’implication d’autres acteurs. Aux premiers rangs desquels le préfet puisqu’on a affaire à une route internationale.

Or, les exemples des vallées alpines confrontées à un trafic routier important ne nous offrent pas beaucoup d’espoir. Dans la vallée de la Roya, les maires, ayant la compétence sur la route, ont interdit en 2017 la circulation des poids lourds par le col de Tende. Par la voie du préfet, l’État est monté au créneau pour contester la légalité de l’arrêté. Heureusement, sans succès puisqu’il fut débouté par le tribunal administratif – ce qui ne l’a pas empêché de se pourvoir au Conseil d’État… Autre exemple, saisissant : dans la vallée de la Maurienne, qui mène au tunnel de Fréjus, il y a la route et le train, avec des infrastructures parfaites pour le ferroutage. Pourtant, malgré des risques avérés pour la santé des habitant·es – suffisamment avérés pour qu’on interdise aux enfants des écoles de sortir en récré lors des pics de pollution – rien n’empêche les camions de circuler, rien ne les contraint à monter sur le rail. Si les promoteurs du Pau-Canfranc-Saragosse affichent le cas alpin comme source d’inspiration technique – pour mettre en œuvre du ferroutage malgré la pente – ils ne s’attardent pas en revanche sur l’enfer quotidien que vivent les gens du coin.

On a découvert un phénomène nommé « paradoxe de Braess », du nom du mathématicien allemand qui l’a théorisé. À grand renfort d’équations, il a démontré que, de manière contre-intuitive, « l’ajout d’un nouvel axe dans un réseau, ou l’amélioration de la capacité d’un axe, contribue à l’engorgement du réseau plutôt qu’à sa fluidification. »(3) Conséquence pour notre vallée : le nouveau train impliquerait une augmentation du volume de marchandises en transit.

Miguel Angel Ania, représentant de l’Aragon au cours de la concertation publique, explique que l’usine Stellantis (anciennement Renault) de Saragosse attendait avec impatience l’ouverture de la ligne pour disposer d’un second point de passage, autre que Hendaye. Rien d’étonnant : l’Aragon a investi plusieurs centaines de millions d’euros dans la plus grande plateforme logistique d’Europe, la fameuse PLAZA. De l’autre côté, à Artix, près de Pau, puis à Bordeaux, des plateformes ferroviaires sont prêtes à accueillir ses marchandises : il ne manque, entre les deux, que quelques kilomètres de rail. Quelques kilomètres pour que la vallée connaisse ce qu’un habitant a justement nommé « un enfer industriel. » D’autant que, même sans compter sur l’ouverture de la ligne ferroviaire, les prévisions concernant le seul trafic routier tablent sur une belle augmentation.

Comment, dès lors, croire à l’hypothèse du report modal, puisque non seulement le train augmentera le volume de marchandises passant par la vallée, et que rien n’empêchera les camions de continuer à rouler ?

Rousset, démiurge du « monde d’après »

Cet énième « grand projet inutile » aurait aussi un coût exorbitant, avec une estimation récente qui dépasse les montants annoncés lors de la concertation et qui l’élève à un milliard d’euros (4) … d’argent public évidemment. C’est qu’au-delà de la Région Nouvelle-Aquitaine, l’idée de cette autoroute ferroviaire ne semble pas soulever un franc enthousiasme parmi les autorités publiques. Qu’à cela ne tienne, Rousset pourrait bien y aller tout seul. Ce fut d’ailleurs la méthode avec laquelle il a réouvert le tronçon entre Oloron et Bedous : 102 millions d’euros, intégralement déboursés par la Région, pour 25 km, malgré l’avis négatif émis par Réseau Ferré de France. (5)

On peut s’interroger sur ce qui s’apparente à une lubie toute personnelle : il y tient, décidément, Alain Rousset, au développement du rail, quels qu’en soient les coûts, sociaux, environnementaux, en vallée d’Aspe comme le long du tracé des LGV Sud-Ouest. Le 16 décembre dernier, lors de la réunion de restitution de la concertation publique, les interventions techniques de Mathieu Chabanel, le président de SNCF Réseau, et de Jorge Azcon, Président de l’Aragon, ont été éclipsées par ses envolées lyriques : « Cette vallée se dépeuple, cette vallée se vide, cette vallée n’a plus d’activité […]. Et puis, le train a existé. Le train a existé. Le train a existé. Et ce train-là faisait beaucoup plus de bruit […]. Je sais qu’il y a un doute dans cette vallée : est-ce qu’Alain Rousset arrivera à rouvrir cette voie ? Eh bien, oui, il le réussira, madame ! »(6).

Le progrès, c’est donc cette tête-là qu’il aurait ? Des tonnes de marchandises traversant la vallée, des trains de maïs, de chimie et d’automobiles ? Pour reprendre le bon mot d’un habitant d’Ogeu lors d’une réunion publique : « Franchement, c’est avec ça que vous voulez nous vendre le monde d’après !? »

Une mobilisation en bonne voie

« J’ai vraiment pas envie de laisser faire ça », nous dit Sam, un habitant de la vallée (7), un soir où l’on est occupé à installer quelques chaises pour ce qui sera, au mois de février, la première pierre d’une mobilisation en cours. Le rendez-vous avait été donné par le bouche à oreilles, amplifié par les boucles de messagerie qui articulent la sociabilité en vallée d’Aspe. « Ça me saoule qu’on associe le train à l’écologie, ça me fait vomir qu’on puisse imaginer faire transiter encore des marchandises plutôt que de mettre des millions dans la relocalisation de la production », poursuit-il.

Il n’y aura pas assez de chaises, ce soir-là, pour asseoir la cinquantaine de personnes présentes. Elles forment une assemblée assez hétérogène, où les habitué·es des luttes ne sont pas la majorité. Les échanges sont nourris, passionnés, chacun·e prenant le temps d’exposer par quel bout il ou elle est entrée dans ce projet : certains y sont venus par un souci naturaliste, d’autres par le refus d’un capitalisme de flux, d’autres enfin parce que le projet menace directement leur milieu de vie. Au cours de la réunion, est fondé le « Comité de citoyennes et de citoyens en réaction au projet d’autoroute ferroviaire intercontinentale dans la vallée d’Aspe », qui se dote d’une charte (proclamant l’indépendance ferme face à tous les partis politiques) et qui s’organise rapidement en commissions.

Sa première tâche, en vue de l’enquête publique qui devrait rapidement démarrer, est de « démonter méticuleusement l’image nostalgique du petit train pour faire apparaître celle, moins flatteuse, de l’autoroute ferroviaire », affirme Lydie. D’ailleurs, dans la salle, se trouvent des personnes qui furent par le passé favorables au retour du train : « J’ai longtemps été un militant du train », nous dit Pierre, figure de la vallée, engagé dans de nombreuses associations environnementales. « Mais j’ai changé d’avis en prenant connaissance du projet. » La tâche n’est pas mince car le climat local est difficile : la vallée est marquée par de nombreux clivages, qui se réactivent fréquemment autour de sujets tendus – l’ours, les écobuages, le tunnel. Le vaste mouvement, d’ampleur national, d’opposition au tunnel, dans les années 90, a laissé des traces et des souvenirs douloureux, des fatigues et des lassitudes aussi. Mais dès les premières discussions, la volonté de ne pas se laisser happer et de plutôt proposer de la discussion sur ce qui rassemble les habitant·es de la vallée – leur cadre de vie – l’emporte.

Des comités d’habitantes et d’habitants se sont également montés à Oloron, et surtout à Pau. Un copain qui y était commente, laconique : « Peu de militant·es, beaucoup d’habitant·es, de locaux … ça part sur des bonnes bases. »

Texte : Alex et Camille Illustration : Léa Curtis

1 : « Le petit train est mort », Le Mouton Noir, n° 14, déc. 2024-janvier 2025.

2 : « Projet essentiel ou enfer industriel pour la vallée : la question du fret au coeur de la réouverture de la ligne Pau – Canfranc », La République des Pyrénées, 18 novembre 2024.

3 : « Paradoxe de Braess (effet siphon) », Géoconfluences (geoconfluences.ens-lyon.fr)

4 : « Transports : la ligne Pau-Canfranc en discussion à Matignon », La République des Pyrénées, 10 mars 2025.

5 : « La réouverture du Pau-Canfranc : un projet polémogène ? », Sud Ouest européen, 2015.

6 : « La démagogie va bon train », Le Mouton noir, n° 15, avril-mai 2025.

7 : Tous les prénoms ont été anonymisés.