Numéro 17 régional

Italie : Les « invisibles » des champs s’organisent

Campagne in lotta est un réseau informel luttant depuis plus d’une décennie contre l’exploitation des travailleur·euses migrant·es, principalement dans le secteur agricole. Leur objectif : s’organiser, malgré la répression, pour démanteler les mécaniques perverses du marché de « l’accueil de migrant·es ».

Comment est né le collectif ?

Le réseau Campagne in lotta est né en 2012 de la rencontre de deux parcours : d’une part, celui de l’Assemblée des travailleurs africains de Rosarno, constituée à la suite de la révolte de janvier 2010(1), et d’autre part, l’expérience de certain·es travailleur·euses et militant·es solidaires qui ont participé à la tout aussi célèbre grève de Nardò en août 2011(2). Ces deux moments ont mis en lumière les conditions de travail et de logement extrêmement dures auxquelles les journalier·ères agricoles sont assigné·es – mais aussi leur volonté de lutter dans un système d’exploitation et de ségrégation. C’est dans cet élan qu’en 2012 est né Campagne in lotta, un réseau informel d’ampleur nationale dont le but est de soutenir les luttes auto-organisées des personnes migrantes, de les renforcer et de les relier, entre différents districts de production agro-industrielle et le long des chaînes de transformation et de distribution.

Depuis les débuts de l’existence du collectif, comment a évolué le cadre politico-légal italien ?

Depuis 2018, une série de nouvelles lois a consolidé la tendance sécuritaire et répressive. Le décret sur la sécurité et l’immigration voulu par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Salvini, a supprimé certains types de permis de séjour, entraînant 200 000 personnes dans l’irrégularité. Le gouvernement actuel, avec le décret Cutro en 2023, va dans le même sens en réduisant encore les possibilités d’entrée légale et d’obtention d’un permis de séjour. Pourtant, en 2020, après une année d’intenses mobilisations et de grèves des travailleur·euses agricoles sans papiers, le gouvernement italien a adopté une amnistie visant à leur accorder un permis de séjour. Cela a permis à des milliers de personnes de régulariser leur situation, bien qu’à ce jour beaucoup attendent encore.

Quelles sont les difficultés récurrentes que rencontrent les travailleur·euses migrant·es dans les campagnes?

L’irrégularité juridique est inextricablement liée à la précarité de l’emploi et du logement. C’est l’origine du chantage et de l’exploitation dont sont victimes ces travailleur·euses agricoles : sans document, il n’est pas possible de conclure un contrat de location ni d’accéder à de nombreux services de base ou encore d’obtenir un contrat de travail et, par conséquent, d’accéder au système de sécurité sociale. La confluence de ces facteurs contribue à créer un réservoir de main-d’œuvre bon marché vivant dans des conditions de logement hyper-précaires : des milliers de personnes sont contraintes de vivre dans des campements informels (ou dans des camps de travail souvent laissés à l’abandon) disséminés dans diverses régions d’Italie, du nord au sud, dans de vastes districts agricoles et isolés des villes. C’est pourquoi les principales revendications des travailleur·euses agricoles ont toujours été les documents, le logement et les contrats de travail.

Comment s’organise le collectif et quelles sont ses actions sur le terrain ? Quel bilan tirez-vous de vos mobilisations ?

Le collectif est passé par différentes phases et a évolué dans sa composition, tout en restant fidèle à son objectif de base. Aujourd’hui, il est composé de travailleur·euses précaires ou sans emploi de différents pays et différentes région d’Italie. Les luttes auto-organisées de celleux qui vivent et travaillent dans les campagnes permettent déjà de briser l’isolement, de favoriser des espaces d’auto-organisation, des assemblées et des rencontres au sein des campements afin de construire ensemble des moments revendicatifs dans les rues, dans les lieux de vie et de travail. Le collectif fait aussi circuler les informations sur les mobilisations d’un territoire à l’autre touchés par les mêmes dynamiques d’exploitation.

Des résultats importants ont été obtenus : les expulsions de certains campements auto-construits et autogérés ont été évitées, et des récupérations médiatiques de luttes par des partis politiques, des syndicats et des associations ont été empêchées(3). L’association Caritas, les syndicats CGIL et USB ainsi que le député Aboubakar Soumahoro (de l’Alliance des Verts et de la Gauche, démissionnaire de son groupe parlementaire en novembre 2022 pour des accusations de fraude fiscale et exploitation de migrants) ont ainsi été à l’origine de contestations pour avoir tenté de récupérer le mécontentement des travailleur·euses migrant·es. Nous avons aussi mis fin aux abus des préfectures et obtenu pour beaucoup l’accès à des documents tels que des justificatifs de domicile et des permis de séjour, indispensables pour obtenir des conditions de travail et de logement encore meilleures – notamment grâce au blocage du port de Gioia Tauro et de la zone industrielle de Foggia en décembre 2019.

De quelles manières le collectif se distingue-t-il des multiples acteurs du marché de « l’accueil » ? Comment les institutions, les associations, ONG et syndicats vous regardent-ils ?

Au cours de ces années, et en particulier à partir du moment où les mobilisations auto-organisées des travailleur·euses sont devenues plus intenses et importantes (notamment dans la province de Foggia et en Calabre) s’est imposée une présence d’acteurs humanitaires tels que des associations et des ONG, parfois des syndicats. Certains sont intéressés par le pouvoir et la visibilité, d’autres par les opportunités économiques et d’aucuns parce qu’ils ont une vision charitable victimisante et dépolitisante de la condition des travailleur·euses migrant·es. Dans certains cas, ils ont participé à la répression des luttes, comme certaines organisations humanitaires lors des expulsions des campements informels, ou ils se les sont appropriées comme dans le cas des syndicats qui s’érigent en représentants des travailleur·euses, les excluant sans écouter leurs véritables revendications et sans obtenir de résultats tangibles.

La gestion humanitaire et d’urgence de l’immigration et la prolifération de formes « d’accueil des demandeurs d’asile » ont, malgré un contexte d’austérité, augmenté les opportunités économiques pour ces acteurs. Dans les campagnes en particulier, l’accueil prend la forme de camps mis en place par l’État, seules alternatives proposées aux campements de fortune et aux bidonvilles. Des fonds publics considérables sont consacrés à ces structures et on observe des acteurs de « gauche » présenter ces projets d’accueil comme de l’antiracisme : des solutions de logement plus dignes à leurs yeux qu’une cabane auto-construite. Or, il s’agit de vivre dans des tentes ou des conteneurs au sein de camps fermés, hyper-surveillés, réservés à celleux qui ont un permis de séjour, souvent au milieu de nulle part et sans accès aux services. Bien souvent, par négligence mais aussi parce que les habitant·es subvertissent les dispositifs de sécurité, ils se transforment en bidonvilles. Gouvernements, administrations locales, tiers secteur, « société civile », de plus en plus de monde considère aujourd’hui qu’il est normal que les migrant·es – et seulement les « régulier·es » – vivent dans ces camps.

Les travailleur·euses refusent d’être transféré·es dans ces camps institutionnels et réclament des logements dignes, mais iels sont systématiquement ignoré·es ou empêché·es, même par ceux qui devraient défendre leurs droits. Il est impossible d’imaginer des alliances et des objectifs communs avec ces acteurs-là tant que les demandes des personnes directement concernées ne sont pas réellement soutenues.

Le collectif s’est développé en ruralité, au sein de la filière agroalimentaire, mais avez-vous des liens avec des secteurs plus urbains dans lesquelles l’exploitation des travailleur·euses étranger·ères est monnaie courante ?

Ces dernières années, le combat de Campagne in lotta s’est entremêlé avec d’autres parcours militants dans toute l’Italie, en premier lieu celui des travailleur·euses de la logistique, un secteur qui a connu d’importantes mobilisations et grèves de la part des personnes migrantes. Nous avons essayé de construire des ponts et des pratiques solidaires sur le logement en milieu urbain ou dans les centres d’accueil, les centres de détention et les prisons. Malheureusement, il n’est pas toujours facile d’articuler tout ça, en particulier lorsqu’il s’agit de se coordonner avec des organisations hiérarchiques au sommet desquelles se trouvent des personnes blanches (souvent des hommes cis) jouissant de tous les droits de citoyenneté et incapables de saisir l’importance cruciale d’une lutte contre les politiques migratoires.

En France, certaines luttes de travailleur·euses sans-papiers aboutissent parfois à quelques résultats, souvent en ville ; en revanche, on a souvent moins d’échos de l’exploitation qui existe dans les campagnes et d’éventuelles mobilisations. Existe-t-il des ponts militants entre l’Italie et la France sur ces questions ?

Il existe des liens entre les luttes des personnes migrantes en France et en Italie, mais ils se réduisent malheureusement souvent à des rencontres ponctuelles. On manque de connexions pérennes entre luttes auto-organisées qui coordonnent dans le temps les pratiques et les revendications. C’est crucial, non seulement parce que les pratiques de lutte peuvent apprendre les unes des autres et se renforcer mutuellement, mais aussi parce que pour combattre les politiques migratoires des États, il est en fait nécessaire de démanteler celles produites au niveau de l’Union européenne, et cela n’est possible qu’en construisant des fronts de lutte à travers les frontières. Dans de nombreux cas, les luttes contre les politiques migratoires sont animées par les mêmes personnes, qui circulent entre les différents pays en apportant leur expérience et leurs connaissances.

Pourquoi avoir produit la mini-série Tendopoly sur l’ensemble du système « d’accueil » ?

Au cours des dix dernières années, la condition des travailleur·euses agricoles sans papiers en Italie a fait l’objet d’une spectacularisation : on en parle toujours, mais en termes de victimisation ou de criminalisation. Cette hyper-médiatisation empêche d’identifier les causes et les auteurs réels de l’exploitation, et invisibilise les luttes des concerné·es. La mini-série Tendopoly cherche à renverser le récit dominant sur l’exploitation du travail, les bidonvilles, le rôle du tiers secteur, les lois sur l’immigration, la condition des femmes, et à le faire en remettant au centre l’histoire nos combats et ce qu’ils nous ont appris. Les projections du Tendopoly au cours de ces trois années ont été un prétexte et une occasion de connaître d’autres contextes de lutte et de nouvelles personnes, de rencontrer et de tisser de nouveaux réseaux de solidarité.

Quels sont les perspectives du collectif pour la période à venir ?

À l’heure où le gouvernement italien, soutenu par les politiques de l’UE, accélère la guerre contre les migrant·es, non seulement en réduisant les possibilités de régularisation, mais aussi en renforçant la machine à expulser et le système de détention administrative, il est crucial pour nous de soutenir les luttes des détenu·es dans les Centri di permanenza per il rimpatrio (CPR, les centres italiens de rétention administrative), de les mettre en relation avec celles dans les campagnes et dans les villes, et de renforcer les réseaux de solidarité avec celleux qui luttent contre le système des frontières et tous ses rouages. Nous pensons qu’il est nécessaire non seulement de construire et de renforcer les relations et les liens de proximité et de solidarité, mais aussi d’approfondir notre connaissance du système de contrôle de la mobilité. En ce moment nous nous concentrons sur ce terrain.

Entretien collectif réalisé le 30 mars, traduit de l’italien.

Texte : Damin Almar / Peinture : Ebrima Danso

 

Présentation d’Ebrima Danso, peintre gambien, immigré, résident en Italie

Enfant, à l’école, Ebrima Danso dessinait quand ses camarades de classe prenaient des notes. C’est en 2016 qu’il décide de fuir la pauvreté et l’absence d’avenir en Gambie afin de trouver des ressources pour soutenir sa famille. Il rejoint l’Italie en juillet 2017 après avoir traversé le désert, subi l’horreur libyenne et passé la Méditerranée dans une embarcation de fortune. Débarqué à Reggio Calabria, il est exploité dans un restaurant à Crotone puis comme journalier agricole à Foggia. En 2021, fuyant de nouveau, sur les conseils d’un ami gambien il arrive à Pistoia en Toscane dans la paroisse de Don Biancalani, un curé qui pratique l’accueil inconditionnel, et qui fut un temps dans le collimateur de l’extrême droite. C’est là qu’Ebrima est encouragé à peindre et commence à exposer.

(1) Le 7 janvier, deux travailleurs migrants rentrant du travail sont agressés à Rosarno pour des motifs racistes. S’ensuit une révolte des journaliers agricoles de la région.

(2) Le 31 juillet, des centaines de journaliers agricoles migrants récoltant des tomates se mettent en grève pour refuser la baisse des salaires et bloquent la circulation estivale.

(3) Regarder la mini-série en ligne Tendopoly en version française pour comprendre le phénomène.

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