TARN. Les ravages du modèle agricole industriel
À Lescout, petit village au pied de la Montagne Noire, les habitant·es subissent depuis quelques années un élevage de 200 000 poules pondeuses et ses odeurs infectes. Ils et elles ont obtenu une étude indépendante sur l’air qu’iels respirent. Résultat : une pollution similaire à un gros site Seveso, sous une pluie d’herbicides…
Noire, notre montagne ? Selon les caprices saisonniers, son épais manteau forestier nous donne à admirer d’autres éclats que sa face sombre. Depuis Lescout, les jours où le soleil s’épanouit dans un ciel bleu, il suffit de lever les yeux pour apprécier un monde de nuances : le vert des prés, champs et bosquets qui s’étalent dans la plaine, jusqu’au brun des premiers creux et vallons du versant ouest de la montagne. Certains matins, la brume prend ses quartiers dans toute la vallée du Sor et de l’Agout, et les Lescoutois·es doivent patienter pour admirer la forêt d’Amancet et la Capelette de Saint-Féréol sur les premières cimes. Mais la beauté de cette contemplation reste fragile lorsque les narines sont saisies par des bouffées d’odeurs pestilentielles aux relents acides et piquants.
Pondre plus, l’air de rien…
Héritier de l’affaire familiale, l’entrepreneur Cyril Gallès fait fortune grâce à l’exploitation de poules pondeuses dans sa ferme usine située en bordure de la route D622, entre Soual et Revel. Celle-ci est passée de quelques dizaines de poules dans les années 1960 à plus de 200 000 aujourd’hui, un changement d’échelle lourd de conséquences pour le voisinage et les milieux naturels. Les conditions de vie des poules sont extrêmement dégradées, entassées par milliers dans des cages, ou au sol dans des bâtiments dont la surface totale approche les 10 000 m². L’usine est quatre fois plus grande que la moyenne des exploitations en France(1). C’est que Cyril Gallès entend faire tourner à plein régime cette mine d’or, aux débouchés économiques croissants, puisque le cours du marché de l’œuf s’est envolé de près de 50 % depuis 2010…
En 2018, plusieurs plaintes d’habitant·es et de parents d’élèves remontent au maire du village, qui constitue une liste de malades et de plaignant·es : des personnes témoignent d’odeurs fréquentes, fortes et difficilement supportables, de nuisances visuelles liées à l’usine, de gênes liées aux bruits et à des nuages de poussières. D’autres évoquent des problèmes oculaires, des irritations de la gorge et même des vomissements. Autant de symptômes et de signaux d’anxiété qui poussent les habitant·es à s’organiser et à constituer un collectif(2) pour se faire entendre. Rapidement la pression mise sur les pouvoirs publics pousse ces derniers à saisir l’Agence nationale de santé publique pour une investigation sur le nombre de cas de cancers dans la commune. Par chance, le Tarn possède un registre des cancers permettant « d’identifier un signal sanitaire éventuel ». Après analyse du nombre et des types de cancers dans la zone, l’agence conclut que « les investigations ne confirment pas la suspicion d’excès de cas de cancer sur la commune et dans la zone de trois kilomètres autour de l’installation d’élevage ». Pas de quoi rassurer les habitant·es et la municipalité qui doutent de certains biais dans la méthodologie de l’étude, notamment une sous-estimation du nombre de malades, reconnue par l’agence sanitaire elle-même dans son rapport(3)… Le collectif de Lescout pense de son côté qu’il y a entre 32 et 44 cas avérés de cancer, en se fiant à la liste recensée par la mairie. Prudente, l’agence recommande tout de même de réaliser des « mesures objectives sur les émissions de produits odorants ammoniaqués et sulfurés dans l’air ».
… Ça pollue !
Le collectif et la mairie réclament alors une étude indépendante sur la composition de l’air, qui sera financée par l’ARS et d’autres agences, ainsi que par la municipalité de Lescout : en France quand c’est le privé qui pollue, c’est le public qui doit le prouver (et le payer). En charge de cette analyse, ATMO Occitanie (l’Observatoire régional de la qualité de l’air) décèle des concentrations d’ammoniac, un gaz irritant, odorant et toxique à haute concentration, qu’elle associe directement aux activités de l’élevage industriel. Sur site, le composé est principalement émis par la décomposition des fientes de poules, que l’exploitant se targue de recycler sous forme de granulés de fientes séchées et vendus comme boosteur fertilisant pour l’agriculture. Tout est bon dans la poule pour s’afficher « circulaire » et tirer profit de l’exploitation autant que possible.
Mais l’Observatoire estime ces mesures rassurantes puisqu’elles sont largement inférieures à la seule valeur de référence en France retenue par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES). Pourtant, quand on décortique les chiffres de l’analyse, les concentrations sont tout de même six à vingt fois plus élevées que la mesure de référence à Castres, éloignée de sources d’émissions d’ammoniac. Pour les riverain·es situé·es au nord-est de l’exploitation, le vent d’autan a de quoi rendre fou quand il charrie le polluant et ses odeurs qui émanent des bâtiments de stockage et de séchage des fientes. Aux dires des habitant·es, il est parfois impossible d’ouvrir les fenêtres durant plusieurs heures, d’utiliser les espaces extérieurs pour faire sécher son linge, jouer avec ses enfants ou entretenir son jardin. Les comportements de la vie quotidienne doivent être adaptés au cours de ces épisodes insoutenables. Grâce à une plateforme numérique de signalement des odeurs mise en place au cours de l’étude, il a été constaté que celles-ci sont présentes en moyenne un jour sur cinq dans l’année, avec un pic de fréquence plus important au cours de l’été. Et non sans surprise, les périodes de fortes odeurs correspondent à celles où l’on relève les plus fortes concentrations d’ammoniac.
Plein gaz, comme dans une usine Seveso !
En s’appuyant sur d’autres données de l’Observatoire, on découvre également que la concentration d’ammoniac relevée chez un riverain de l’exploitation, de 21 µg/m3, est équivalente à celle mesurée dans le proche environnement d’une usine classée Seveso seuil haut, en l’occurrence le site d’Aréva Malvési à Narbonne spécialisée dans la chimie de l’uranium. En mettant côte à côte un petit village du sud du Tarn et un important site d’industrie chimique, la surexposition de ces habitant·es apparaît avec plus d’évidence, et permet de dépasser la seule lecture très « administrative » du respect ou non d’un seuil de référence. En prime, l’étude montre que les Lescoutois·es sont aussi plus exposé·es à des retombées de poussières aux compositions chimiques diverses : chlorure, sodium, sulfate et ammonium, utilisées notamment en élevage industriel. Déposées sur les sols, elles contamineront d’autres milieux que l’air : les productions maraîchères locales, les eaux de surface, souterraines et autres nappes phréatiques. Les témoignages des riverain·es, photos et vidéos à l’appui, qui montrent des panaches de poussières s’envolant du poulailler au cours d’opération de nettoyage et de soufflage des bâtiments, sont confortés par ces résultats.
Même en l’absence de réglementation pour ces polluants, les autorités pourraient faire valoir le principe de précaution pour exiger de l’exploitant des mesures d’atténuation de ces émissions de polluants. Une solution technique de repli ne semble pourtant pas envisagée. Sans signer l’arrêt de l’industrie avicole, cela induirait des coûts supplémentaires de gestion pour les barons français de l’agroalimentaire, dont la puissance économique s’étend au champ politique.
Il n’y a pas que l’élevage industriel qui pollue…
L’analyse d’Atmo Occitanie met aussi en lumière une surexposition des Lescoutois·es aux pesticides de synthèse utilisés notamment pour traiter les cultures de maïs, blé et tournesol implantées dans le secteur. Les mesures montrent une exposition en continu de la population à ces produits, avec une concentration de 316 ng/m3 en cumulé. Soit là aussi, la concentration la plus haute de la région, proche de celle mesurée dans le Lauragais (311 ng/m3) à quelques kilomètres de là, attestant d’une contamination marquée dans ce bassin céréalier du sud du Tarn. À titre de comparaison, les habitant·es du Gard ou des Pyrénées-Orientales ont la chance de respirer un air dix à vingt fois moins chargé en pesticides que celui des Lescoutois·es.
L’observatoire relève que « les indicateurs de concentration […] sont les plus dégradés de la surveillance Occitanie, pour notamment deux molécules herbicides : le prosulfocarbe et la pendiméthaline ». Ces substances font l’objet d’une surveillance particulière des organismes de sécurité sanitaire et instituts de recherche, au regard de certaines caractéristiques de toxicité. La pendiméthaline est inscrite sur la liste des substances préoccupantes par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), et classée comme cancérigène possible pour l’humain par l’Agence de protection de l’environnement des États-Unis (EPA). Pour le prosulfocarbe, plus récent sur le marché des poisons, les études toxicologiques manquent. Néanmoins, pour la famille chimique à laquelle il appartient (les thiocarbamates), la recherche a déjà montré des effets multiples et graves pour la santé(4). Et comme il n’existe pas de valeurs de référence associées à un risque sanitaire à l’inhalation de ces substances, elles peuvent tranquillement continuer à rester autorisées sur le marché de la « big phyto pharma ».
Cette étude met encore une fois en évidence les conséquences sur nos vies des industries chimiques de Bayer, Syngenta ou BASF, qu’il faudra bien un jour mettre hors d’état de nuire. Exposé·es à une multitude de polluants (ammoniac, poussières, pesticides) dont le possible effet cocktail sur la santé est encore mal connu, les Lescoutois.e.s subissent le « quoi qu’il en coûte » de notre modèle de production alimentaire. Tous ensemble, cobayes des champs et cobayes des villes, et si nous trouvions la recette de l’effet cocktail pour mettre un terme à cet empoisonnement au quotidien ?
Texte : Lino Bornera / Illustration : Marjorie et Marcellin
(1) En moyenne, une exploitation française standard compte deux poulaillers, d’une surface totale de 2 300 m² pour 40 000 volailles d’après ANVOL, l’interprofession volaille de chair.
(2) Le collectif de Lescout regroupe le collectif des habitant·es de Lescout, l’ASSESA (une association locale), l’UPNET FNE 81 (l’association départementale de protection de l’environnement affiliée à France Nature Environnement) et la Confédération paysanne du Tarn.
(3) « Nous ne pouvons pas identifier les personnes qui ont vécu sur la commune puis, qui en sont parties, et auraient pu développer un cancer ultérieurement… [et] les pratiques de géocodage (adresses peu précises dans le dossier médical pour les zones rurales avec seulement le code postal, ce qui conduit à retenir la commune la plus grosse correspondant à ce code) et les migrations liées à la maladie (conduisant généralement à partir de la campagne vers les villes) peuvent être à l’origine d’une sous-incidence en milieu rural ». (Page 7 du rapport)
(4) Expertise collective Inserm en 2021, qui montre des effets sur les capacités cognitives et motrices altérées chez l’enfant, le développement de la maladie de Parkinson, de lymphome Non Hodgkinien, de leucémie, de cancer de la prostate, de maladies respiratoires et thyroïdiennes notamment chez les premiers utilisateur·rices de ce produit : les agriculteur·rices.