Numéro 16 régional

ÉTENDARDS

1

– Pourquoi tu me regardes comme ça, papa ?

Le père d’Ambre était étrange depuis le début du petit-déjeuner. Il se taisait, faisait mine de lire le texte écrit au dos du paquet de céréales, buvait son café comme à son habitude, mais quelque chose semblait le tracasser. Ça se voyait à ses yeux réprobateurs. Et à ce ton sec :

– Tu ne vas pas aller au lycée dans cette tenue, quand même ?

Cette tenue, c’était un jean taille haute et un tee-shirt blanc coupé au-dessus du nombril, qu’Ambre avait jugés parfaitement adaptés à l’été qui courait encore malgré la rentrée des classes.

– Quoi, cette tenue ? Elle a quoi ?

– Ambre, on te voit le ventre là.

– Et alors ? dit-elle d’un ton provocateur. À la plage aussi, on me voyait le ventre…

– Et alors ?! C’est pas pareil, là… c’est pas la plage ! Enfin, c’est le lycée, Ambre !

Sa mère était partie plus tôt pour le travail, sinon il n’aurait peut-être pas réagi de la sorte. Ambre jouissait d’une liberté que certaines de ses amies lui enviaient, et elle le devait en grande partie à sa mère. Or celle-ci n’était pas là, ce matin, pour tempérer son père qui tremblait à l’idée que sa « petite fille chérie d’amour » devenait une femme.

– Mais papa ! protesta Ambre comme l’aurait fait sa mère. J’ai le droit de m’habiller comme je veux !

– Oui, oui… enfin bon, ça dépend ! Là tu ressembles à…

– À quoi ?!

Ambre se leva en explosant, sa chaise valsa, et le « papa », aussi déconcerté que sa fille par les mots qu’il venait de prononcer, se défila derrière l’écran de son téléphone. Bien sûr qu’ils la laissaient choisir ses vêtements, depuis un moment déjà. Sauf que là, en voyant sa fille le nombril à l’air, il pensait d’abord aux garçons de sa classe, dans la cour de récréation, aux hommes dans le métro, et aux pervers de tous âges que cette société avait tendance à fabriquer. Il ne pensait certainement pas à sa fille. Il resta muet un instant, sans s’apercevoir qu’Ambre était partie.

2

Les parents de Chahida ne comprenaient pas pourquoi leur fille avait décidé de porter le voile à deux semaines de la rentrée. Les valeurs de l’islam les avaient toujours guidés dans l’éducation de leurs enfants, mais elles relevaient de leur intimité ; leurs croyances n’avaient pas à se dévoiler. En même temps, ils ne s’inquiétèrent pas : leur fille avait pour elle une certaine maturité, et ils savaient qu’elle n’était pas du genre à se laisser influencer. C’était son choix, et tant qu’elle continuait à travailler sérieusement à l’école, à respecter les autres et les règles, il n’y avait aucune raison de le lui interdire.

Seulement, aujourd’hui, Chahida s’apprêtait à démarrer une nouvelle année scolaire. Et son père ressentit le besoin de se rassurer. Tandis qu’elle enfilait ses chaussures, il la retint une seconde :

– Tu sais que tu dois l’enlever pour entrer au lycée, on est d’accord, Chahida ?

– Papa… On en a déjà parlé… hier, puis avant-hier… et encore vendredi dernier… : je le sais !

– Bon, c’est bien… c’est bien… C’est juste que…

La mère de Chahida lança un œil bienveillant à son époux, dont elle connaissait plus que quiconque sa crainte de la loi.

– Elle sait ce qu’elle fait, trancha-t-elle, c’est pas ta fille pour rien ! Moi, je te trouve ravissante, ma chérie, ce matin. Cette tunique te va très bien, c’est bien celle qu’on a achetée à Zara ?

Chahida était pratiquante, mais jusqu’ici, prendre le voile ne lui avait pas traversé l’esprit. Aucune femme ne le portait dans sa famille proche, où son choix créa la surprise générale. Elle le justifia par la spiritualité, comme une tentative de prendre le contrôle de sa foi, et au final de son existence. Sa mère n’en doutait pas, mais elle connaissait sa fille. Elle savait ce qui se tramait dans son corps d’adolescente, tout juste pubère. Cette robe large, qu’elle flatta pour la sécuriser, en était un signe. Elle-même avait appris en son temps que prendre le contrôle de son existence impliquait aussi de défendre son corps.

3

Malgré le bourdon ordinaire qui colle à la peau d’un jeune un jour de rentrée, d’autant plus dans un lycée professionnel gris et délabré comme le LP Louise Michel, Ambre était de bonne humeur. Elle retrouvait ses amies, qu’elle n’avait pas vues pour certaines depuis deux mois et, lors des retrouvailles, les compliments fusèrent dans toutes les directions. Ambre fut apaisée d’entendre que ce haut lui allait à ravir, car en l’espèce, elle accordait plus de crédit à l’avis de ses camarades qu’à celui de son père. Elles lui redonnaient confiance, avant la tempête que rien ne laissait présager.

Peu de temps avant le regroupement des différentes classes, la CPE, Madame Lepoint, s’approcha d’Ambre :

– J’aimerais te parler, dans mon bureau.

– Mais ça va sonner, Madame.

– Ne t’inquiète pas pour ça. Allez.

Madame Lepoint était une petite femme énergique au tempérament de fer. CPE dans un lycée pro, où les élèves ne manquaient pas de caractère ni de carrure, elle devait bien s’imposer.

– Ambre, dit-elle après l’avoir invitée à s’asseoir, je ne peux pas te laisser entrer en cours comme ça.

– Comme ça ? fit timidement la lycéenne.

– Tu connais le règlement ?

– Oui, bien sûr, enfin pas par cœur mais oui.

– On vous demande de venir avec une tenue décente, et là ce n’est pas tout à fait ce que je vois sur toi.

Ambre ne s’y attendait pas du tout. Entre ses amies qui l’avaient quasiment acclamée et ces adultes qui tenaient tant à la rhabiller, le sol se dérobait.

– Il fait chaud, Madame ! se débattit-elle. Je vais pas mettre un pull en laine non plus…

– De là à montrer ton corps, Ambre, franchement ! Pour être honnête, je ne te dirais pas ça ailleurs, mais on est au lycée, là !

D’abord son père, puis Madame Lepoint, la lycéenne se sentait inspectée, évaluée. Son corps, elle commençait à peine à le rencontrer, par-delà les complexes. Depuis ses premières règles, qu’elle avait eues tardivement, ses hanches s’étaient soulignées, ses formes s’étaient affirmées, et Ambre avait eu l’impression de grossir. En plus, sa peau acnéique crevait par endroits et, parfois, à cause de ça, elle se croyait moche. Alors si son tee-shirt manquait de décence, selon ces adultes, cela voulait dire qu’elle-même en était dépourvue. Elle n’était pas comme il fallait. Après cinq minutes de discussion, ou plutôt d’impasse, la CPE annonça :

– Écoute, Ambre, je dois appeler tes parents pour les prévenir. Tu rentres chez toi, tu changes de vêtements et tu reviens. Ne t’inquiète pas pour les absences, on ne va pas faire de vague, ça ira comme ça.

À peine après avoir franchi les portes du lycée, Ambre éclata en sanglots. Si prometteuse, cette rentrée s’avéra être la pire de sa vie.

4

Chahida préféra se dévoiler une rue avant celle de son lycée. Le hidjab était nouveau pour elle, elle ne voulait pas l’ébruiter. Mais, au moment de le retirer, elle aperçut une enseignante de mathématiques, Madame Palette, qu’elle ne connaissait que de nom -plutôt facile à retenir. Sur le trottoir d’en face, cette dernière sembla scruter le bout de tissu que Chahida venait de retirer de sa tête. Fausse impression ? Elle baissa les yeux pour atteindre l’entrée de l’établissement.

Chahida oublia vite cet épisode et la journée débuta le plus normalement possible. En première générale, la 1ère7, avec sa meilleure amie, un emploi du temps avantageux, un professeur principal qu’elle appréciait : la rentrée lui souriait. Si bien qu’elle ne s’attarda pas sur le nom de sa professeure de mathématiques, Madame Palette justement, dont la première heure avait lieu après la pause méridienne. Chahida s’y rendit insouciante, se plaça où l’enseignante le lui indiqua et dut rester debout, comme ses camarades, le temps que le calme s’installât. La professeure les dévisagea les uns après les autres, l’air patibulaire quand elle toisa l’adolescente à nouveau. Lançant cette remarque sortie de nulle part : « Oh ! Que c’est long aujourd’hui ! » Toute la classe se tourna vers Chahida pour comprendre ce qui était « long aujourd’hui ». Celle-ci réalisa immédiatement qu’il s’agissait de sa robe bleue, tunique ample qui recouvrait ses bras et le haut de son legging jusqu’aux chevilles. Pour éviter de se décomposer devant tous ces yeux qui la ciblaient, elle tenta de bredouiller :

– C’est… c’est de moi que vous parlez, Madame ?

– Tout à fait ! On se croirait à la mosquée !

Une rumeur s’éleva dans la salle. On entendit des « oh madaaaame », des « ça se fait pas » et un très discret « c’est raciste ça », mais la rébellion s’éteignit rapidement et Chahida tâcha de ravaler sa fierté. Les heures suivantes s’enchaînèrent sans déconvenue, mais, à 16h30, en plein cours d’anglais, un surveillant vint la chercher pour l’amener dans le bureau du proviseur. Là, elle manqua de vaciller : sa mère était assise en face de lui. Elle avait été convoquée à la suite d’un « signalement » sur la tenue de sa fille. Chahida ne put prononcer un seul mot et peina à écouter la conversation sur ce que le proviseur appelait une « abaya ».

– Écoutez, Madame, expliqua le chef d’établissement, le vêtement de votre fille montre très clairement une appartenance religieuse…

– Mais vous parlez d’abaya, ce n’est pas une abaya, pouvez-vous au moins nous dire ce qu’est une abaya ?

– C’est vrai qu’il n’y a pas de définition particulière. Mais c’est la manière dont elle le porte qui pose problème… Sa robe serait dix centimètres plus haut, il n’y aurait pas de…

La mère de Chahida se leva brusquement. De ses doigts tendus, elle désigna ses genoux, puis ses cuisses.

– Ici, vous voulez dire ? Vous vous rendez compte de ce que vous dites ? Dix centimètres, ça montre une religion ? Et d’abord, j’aimerais bien savoir qui vous a fait ce signalement…

– Madame, la loi est claire, et il nous semble que Chahida manifeste ostensiblement une appartenance religieuse…

– C’est de la discrimination, ce que vous faites ! Et c’est aussi interdit par la loi ! Je ne vais pas en rester là !

5

Le soir de sa rentrée mouvementée, dans sa chambre, Ambre prit le temps de réfléchir à son éviction. Elle comprenait plus ou moins la règle d’une tenue décente, mais une force qu’elle ne soupçonnait pas la poussa à témoigner face à la caméra de son téléphone. Le message, court, ne dépassa pas les deux minutes. Ses paroles allèrent à l’essentiel, l’émotion visible dans ses yeux fit le reste. En quelques heures, la vidéo devint virale. D’abord partagée au sein de sa communauté, puis dans des cercles plus éloignés, pour enfin atterrir sur les comptes les plus en vue du combat féministe. « La meilleure manière de protéger les filles, pouvait-on lire parmi d’autres publications influentes, ce n’est pas de les rabaisser et les soumettre, c’est d’éduquer les garçons sur la culture du viol et du harcèlement sexuel. Sinon, chaque femme qui ouvre sa penderie le matin devrait avoir droit à un avocat. »

Ambre croula sous les messages. Des gens de tous horizons s’emparèrent de son témoignage, de son histoire, et le crop-top de notre lycéenne se retrouva brandi comme un étendard de la libération des femmes. Des élèves, partout dans le pays, lancèrent les hashtags #balancetonbahut ou #lundi14septembre, et défilèrent ce jour-là dans leurs établissements le nombril dévêtu. Dans ces conditions, la presse se mit au travail et « l’affaire du crop-top » défraya la chronique. Ambre accepta une interview, et le ministre de l’Éducation nationale se sentit même obligé de lui répondre, piteusement, par média interposé : « Vous n’allez pas à l’école comme vous allez à la plage ou en boîte de nuit. Vous allez à l’école dans une tenue correcte. Chacun peut comprendre qu’on vient à l’école habillé d’une façon républicaine. » Ce faisant, il ouvrit la voie à une meute de discours conservateurs qui ne tardèrent pas à défendre l’uniforme et autres inepties liberticides. Aussi est-ce bien malgré elle que ses défenseurs portèrent Ambre aux nues, car, à travers elle, ils combattaient la réaction. Qu’importe qu’elle se sentît réduite à un morceau de textile, rien ne pouvait stopper la mobilisation que son témoignage avait engendrée. Si ce n’est l’hiver qui remisa les garde-robes estivales au grenier, et permit à Ambre de retrouver l’anonymat.

6

La convocation dans le bureau du proviseur, à la rentrée, avait traumatisé Chahida. Chez elle, ses parents se disputèrent comme jamais. Sa mère répétait qu’elle ne voulait « pas en rester là ». Parce qu’elle était musulmane, sa fille avait été renvoyée du lycée ; discrimination flagrante, islamophobie ! Son père, lui, par prudence ou crainte, recommandait de s’effacer ; c’est comme cela qu’il avait fait toute sa vie, et qu’il avait survécu. La querelle tourmenta Chahida qui se réfugia dans sa chambre après le repas, smartphone à la main. À ses amies, elle s’efforça d’expliquer sa situation sur le ton de l’anecdote. Il n’y avait rien de grave. Seulement l’information avait déjà fait le tour du lycée et… des réseaux sociaux. Une éruption de commentaires rapportèrent des témoignages semblables au sien. Dans d’autres lycées, parfois très éloignés, des filles avaient vécu la même humiliation. À chaque fois, des musulmanes, des femmes voilées, dont la façon de s’habiller constituait un outrage à la République. Chahida s’en émut, elle n’était pas la seule, et l’indignation maternelle prit l’ascendant. Mais, du haut de ses 16 ans, que pouvait-elle faire ?

Les semaines suivantes, Chahida fut dépassée par sa propre histoire. Tout à coup, le pays se crispa autour d’une robe, comme il l’avait fait avec le voile, une génération avant elle. Piégées entre des fous de dieu qui osaient parler en leur nom, et des racistes vociférant des concepts rances tels qu’ensauvagement ou grand remplacement, la pauvre adolescente et toutes les autres dans son cas furent dressées en martyres par les uns, en épouvantails par les autres. Et finalement, entre ces extrêmes, personne ou presque ne se mobilisa pour défendre la liberté ou l’égalité dont elle eut le sentiment d’être privée.

L’injustice mina la confiance de Chahida jusqu’à la fin de l’année. D’autant plus à l’approche de l’oral du bac de français qu’elle redoutait, malgré son excellente moyenne et les encouragements de son professeur. Se présenter devant un jury, livrée à un regard examinateur, voilà ce qui pouvait emporter sa capacité de réussite. Elle portait toujours des vêtements larges mais consacrait désormais une attention exagérée à leur longueur. Au-dessous du cou, au-dessus des genoux, elle avait retenu la leçon dont la conclusion lui parvint quelques jours avant son épreuve. Chahida prenait le petit-déjeuner avec ses parents, écoutant la radio comme souvent à cette heure. Invité de la matinale, le ministre de l’Éducation nationale qui avait fait toute sa scolarité dans des établissements catholiques – ainsi que ses enfants –, congratula son propre bilan. Notamment en matière de signes religieux, contre lesquels il promettait de partir en croisade : « Venir à l’école en abaya est un geste religieux, visant à tester la résistance de la République sur ce sanctuaire laïque. Par conséquent, à la prochaine rentrée, on ne pourra plus porter d’abaya à l’école. »

7

Ils étaient une petite dizaine d’enseignant.es et d’assistant.es d’éducation à participer à cette action. Indignés par la récente annonce de leur ministre, ils s’étaient rassemblés devant le plus grand centre d’examen de l’académie, qui accueillait les épreuves du baccalauréat. Chacun.e remuait une pancarte dénonçant ce qu’ils considéraient être une fausse polémique destinée à détourner l’attention des véritables enjeux : « Abaya mais toujours pas d’infirmière », « Abaya 30 élèves en pro », « Une robe pour cacher la misère ». La manifestation ne rameuta pas grand-monde, si ce n’est une journaliste sympathisante, quelques lycéen.nes curieux et une patrouille indolente de la municipale.

Ambre sortait à peine de son oral de projet qui clôturait le bac pro, soulagée et satisfaite de sa prestation. Ces derniers mois, elle avait vu la controverse de l’abaya prendre de l’ampleur, et dans sa tête son interdiction fit écho à celle du crop-top : dans les deux cas il s’agissait d’imposer un code vestimentaire aux femmes. Ambre ressentait de plus en plus la conscience de son genre, et le besoin de le revendiquer. Elle engagea la discussion avec une professeure dont les propos auraient suffi à attirer l’œil inquisiteur de l’équipe « Laïcité et fait religieux » du rectorat : « Dire aux filles comment s’habiller, y’a que dans les pays religieux qu’on voit ça, c’est très inquiétant ! » Convaincue, Ambre s’emporta contre les hommes, lorsque son regard se posa sur une fille qui s’apprêtait à entrer dans le centre. Son visage lui disait quelque chose ; elle n’était pas de son lycée, mais elle l’avait déjà vue quelque part. La fille avait marqué une pause pour retirer son voile, et observait l’attroupement, l’air inspiré. Ambre ne put s’empêcher d’y voir un symbole de la domination masculine, quand tout à coup, le visage de Chahida se raidit et sa rage, trop longtemps confinée, se libéra en un cri inattendu : « Interdire l’abaya c’est du racisme ! »

Texte : Thomas B. Yahi