Sur la route
D’abord considéré comme du vagabondage, l’auto-stop prend son envol lors des grèves du Front populaire. Au sommet dans les années 1970, il a aujourd’hui pratiquement disparu. Plongée dans une pratique controversée de la débrouille.
La pratique du « pouce » (1) émerge à l’aube des années trente. Elle suit l’essor de l’automobile et profite de l’apparition des congés payés et des auberges de jeunesse. Dès 1929, Henri Michaux faisait état de la « mystique » de l’aventure comme d’un phénomène générationnel qui culmine sur une « terre rincée de son exotisme ». Sylvain Venayre abonde dans ce sens : maintenant qu’est actée la « disparition des confins », un désir d’aventure s’élabore dans « des pratiques nostalgiques de l’espace » (2).
Dès ses débuts, l’auto-stop, ce « resquillage routier » pratiqué par des « trimards vaguement inquiétants » – pour reprendre Giono – est loin de faire consensus. Pierre Marie, du Populaire, un journal socialiste, s’élève vigoureusement contre ce « mendigotage conscient et organisé » et se demande si « nos jeunes camarades ne sentent pas, qu’en arrêtant ainsi les automobilistes, ils donnent aux bourgeois, car quantité des conducteurs le sont, une piètre idée de la classe ouvrière ? »
Pour autant, la culture de l’entraide se développe et s’accélère lors des grandes grèves de 1936 (3). La première mention officielle du phénomène apparaît dans un article du Journal, le 12 août 1937 où Huguette Garnier évoque une « variante du système D », qu’elle nomme l’auto-stop : « l’auto-stop est l’auto rêvée de ceux qui n’en ont pas ». Quinze ans après son introduction sur les routes de France, la pratique de l’auto-stop semble quasiment banalisée ; malgré le point noir de la question sécuritaire (accidents, vols, agressions (4)), en particulier pour les auto-stoppeuses.
Violences sexistes
Les dangers du stop restent extrêmement genrés. L’opinion publique tarde pourtant à les prendre au sérieux. Selon les services de la Jeunesse et des Sports, en 1964, « si l’on regrette la galanterie excessive des conducteurs avec les auto-stoppeuses, il faut noter que ces incidents sont souvent provoqués par la passagère elle-même, si l’on excepte certains maniaques (5) ». Face à de telles inepties, l’avocate féministe Odile Dhavernas a bataillé des années contre la présomption de consentement sexuel tacite et de provocation au viol qui pèsent sur les passagères (6).
Il faut dire qu’elles inquiètent, ces aventurières de la route emblématiques d’un nouveau rapport féminin à la mobilité et donc à l’émancipation. Les archives de la justice des mineures suggèrent que sont nombreuses celles qui osent l’aventure du stop pour échapper à la société patriarcale. Et la plupart se heurtent à la surveillance : si le vagabondage n’est plus un délit depuis 1935 (suppression de la détention préventive), la notion de « protection en vagabondage autorise un contrôle doux des mobilités adolescentes », comme l’explique Véronique Blanchard (7). Ce qui revient à une procédure au pénal avec commande d’enquête qui peut mener les jeunes filles à des centres d’observation voire des institutions dites d’enfermement.
Les braves gens n’aiment pas que
Très tôt, les lobbies de l’industrie automobile se mobilisent contre l’auto-stop. Le 12 novembre 1938, un décret-loi informe les usagers de la route qu’ils peuvent être poursuivis pour « concurrence déloyale » s’ils prennent des passagers à bord.
Mais surtout, l’impératif de sécurité l’emporte progressivement sur le principe de solidarité : le 30 juin 1939, le préfet du Vaucluse argue de la sécurité routière pour interdire de héler les automobiles « sans motif justifié par un besoin d’aide ou de secours ». Abandonnées après-guerre, nombre de mesures coercitives refleurissent au début des années soixante. En témoigne l’arrêté de novembre 1963 interdisant l’auto-stop « aux mineurs de moins de dix-huit ans hébergés dans des centres de vacances ».
Pour autant, des tentatives d’organisations associatives naissent dès le début des années 1950. L’Union Fédérale Stoppiste met au point une carte nationale d’auto-stoppeur reposant sur l’établissement d’une identité fiable. Ancêtre du covoiturage, Provoya, une association à but non lucratif, est créée en 1958 pour faciliter la mise en relation des auto-stoppeur·euses et des automobilistes. Ses membres peuvent joindre un standard téléphonique pour proposer des trajets ou chercher un véhicule. Dix ans après sa création, elle organise 25 000 trajets par an coordonnés au sein d’une Fédération Nationale des Associations d’Auto-stop. Malgré leur succès relatif, ces modèles coopératifs sont trop contraignants et restrictifs pour résister bien longtemps à la baisse des coûts du transport aérien et ferroviaire, aux tarifs réduits, à la démocratisation de l’auto et de la motocyclette.
En 1975, sensible aux problèmes de la mobilité quotidienne en région parisienne, Brigitte Gros, sénatrice-maire de Meulan reprend l’idée de la carte nationale d’auto-stoppeur afin « d’utiliser les places laissées vides dans les innombrables voitures qui occupent indûment une part disproportionnée du domaine public ». Techniquement trop complexe à mettre en œuvre, la mesure sera finalement abandonnée.
L’augmentation des prix des carburants suite au choc pétrolier de 1973 permet à l’auto- stop de faire son grand retour. Les beatniks puis le mouvement hippie contribuent à sa démocratisation le transformant en un élément de contre-culture qui incarne l’aventure, mais plus encore, la gratuité. S’il faut « travailler pour payer sa voiture qui permet d’aller travailler » selon Ivan Illich, autant attendre sur le bas-côté qu’une voiture nous ramasse ! Au tournant de ces années, les spots prisés comptaient parfois des dizaines d’auto-stoppeur·euses. Le code formel voulait qu’on y attende son tour ; c’était l’occasion de belles rencontres (8).
Seulement voilà, toute institutionnalisation contredit l’esprit de l’auto-stop. Les tentatives de l’organiser lui font perdre son essence première : improvisation, autogestion et hasard des rencontres.
1 : L’expression « lever le pouce » viendrait des conducteurs d’attelages dont les pouces se redressent lorsqu’ils tirent sur les rênes pour s’arrêter. Ce signe n’est pas universel : il est perçu comme une insulte au Moyen Orient et en Russie.
2 : Sylvain Venayre, La Gloire de l’aventure. Genèse d’une mystique moderne, 1850-1940, Paris, Aubier, 2002.
3 : Déclenché dans les usines Bréguet au Havre le 11 mai 1936, à la suite d’un licenciement d’ouvriers ayant refusé de travailler un 1er mai, le mouvement s’étend à l’ensemble du territoire avec plus de deux millions de grévistes.
4 : Le ministère de l’Intérieur fournit un tableau regroupant « les méfaits graves commis annuellement du fait de la pratique de l’auto-stop », sans que l’on puisse tirer de véritable conclusion des chiffres bruts (6 homicides, 127 viols, plus de 200 vols, entre 1970 et 1974).
5 : AN, 19790814/7, rapport du service de la Jeunesse et des Sports du département des Pyrénées-Orientales, 18 septembre 1964.
6: Historienne à l’université d’Anger, autrice de Vagabondes, voleuses, vicieuses. Adolescentes sous contrôle de la Libération à la libération sexuelle. Éd François Bourin, 2019.
7: Seule la preuve du recours à la « violence, contrainte, menace ou surprise » joue en faveur des plaignantes, et non la preuve de l’absence de consentement.
8 : La Convivialité – Ivan Ilich 1973. Essai politique qui montre comment la société tend à produire des consommateurs passifs ayant délégué aux institutions le pouvoir de décider. Cette reconquête suppose que les individus se détournent des seules possessions matérielles au profit de la redécouverte d’autrui et de la pratique du dialogue social.
Prendre une autre route qu’eux
Ça va faire bientôt 20 piges que je vis le voyage à travers l’auto-stop. Au début c’était pour barouder pendant mes vacances. Finalement c’est resté. J’ai 36 ans, je possède une vieille voiture, mais aujourd’hui, le « stop » demeure pour moi une philosophie de l’interaction et de la résistance. Véritablement solidaire, car non marchand, le stop est culturellement anticapitaliste. Un truc à l’ancienne. En avalant les kilomètres pouce levé, je trouve un moyen de sortir de la conformité et de disparaître un temps des radars en me projetant dans l’inconnu. Nul besoin d’ordiphone. Personne ne sait où je suis, avec qui je suis. Je reste intraçable et à contre courant de la mobilité version 2024 qui ne tolère plus l’indétermination. Car que ce soit le rail, l’avion ou la voiture pour les longues distances, Uber, les Velib, les trottinettes connectées et autres gadgets pour la mobilité urbaine 3.0, les comportements ont muté vers une gestion des déplacements via les big data. On exige un service efficace, pratique et sûr. On s’abandonne au tout numérique sans se demander ce qu’on lui sacrifie. Une manière d’être au monde ? Ainsi, le trajet ne fait plus vraiment partie du voyage, comme le pressentait déjà Marguerite Duras en 1985 : « On ne voyagera plus, ça ne sera plus la peine de voyager. Quand on peut faire le tour du monde en huit jours ou quinze jours, pourquoi le faire ? Dans le voyage, il y a le temps du voyage. Ce n’est pas voir vite. C’est voir et vivre en même temps. Vivre du voyage, ce ne sera plus possible. Il restera la mer quand même. »
Rapidement, l’industrie atteint ses objectifs à grand renfort publicitaire et fait de l’auto un objet iconique incontournable. Bien que standardisée et clonée en des milliers d’exemplaires, la voiture demeure un truc très personnel, incarnant la concrétisation matérielle d’une certaine réalisation de soi. Lucide, André Gortz écrivait déjà en 1976 : « La bagnole procure à son propriétaire la plus illusoire des libertés : la libération apparente des contraintes de la vie en commun (9) ». Car l’avènement de la bagnole – ce ringard symbole de réussite – c’est aussi l’avènement du bétonnage, l’explosion des zones pavillonnaires et commerciales, la mort du petit commerce et des centres-villes, le mitage des terres, l’extractivisme, la mortalité humaine, la destruction de l’environnement, la dépendance énergétique, et j’en passe. D’ailleurs on n’arrête pas le progrès ! En 20 ans de pouce, ça s’est modernisé dans l’habitacle : des écrans plein le tableau de bord, un GPS pour guide. On n’accepte plus de se perdre, de dévier de sa trajectoire. Dans ce tout électronique, j’ai l’impression d’être le court-circuit d’un parcours tout tracé.
Lorsque je monte à bord d’un véhicule – extension de l’espace intime, genre d’alcôve sur roues – j’entre dans l’antichambre d’un foyer : à l’intérieur, j’y découvre des odeurs, une déco, une atmosphère spécifique. C’est une enrichissante grille de lecture de l’autre. Dans ce lieu clos transformé en parloir, la confrontation entre l’intime et l’inconnu est constructive.
Au regard de la société, je dois être considéré comme appartenant à un milieu petit bourgeois. Pourtant lorsque je lève le pouce, je suis presque immédiatement déclassé. Je fais l’expérience directe du rejet, ou pire, de l’indifférence. Le stop ne se pratiquant plus que de manière marginale par de rares personnes voyageant avec du temps ou d’autres simplement en galère; il est devenu quelque chose de loufoque. Je m’expose donc aux regards évaluateurs de mes concitoyen·ne·s qui me valident ou pas. Verdict : rejet ou invitation à bord.
Une personne sur deux justifie de me prendre en stop par cette phrase à double tranchant : « C’est vraiment parce que vous avez une bonne tête ». Ouf ! Je n’appartiens pas à une minorité visible. Sur blablacar, cette arnaque d’entreprise « sociale et solidaire » qui a rendu le stop payant et sacrément cher (10), ça m’aurait valu cinq bonnes étoiles de l’élève modèle. Heureusement il y a aussi les gens plus ouverts. Je remarque que les anciens autostopeur·euses et les personnes venant de secteurs d’activités qui supposent de l’empathie et une forte proximité avec l’autre s’arrêtent plus spontanément ; preuve que l’auto-stop repose avant tout sur un rapport culturel à l’entraide, interrogeant de facto chaque conducteur·ice sur sa manière de faire société. Le stop ravive une forme de solidarité sans attente, une possibilité inattendue de générer du commun.
L’espace d’un court trajet, si la fatigue me le permet, je deviens une sorte de confident pour mes stoppeur.euses. Cela fait partie d’un « deal » tacite, un genre de troc trajet/écoute. Ainsi je deviens un réceptacle où se déversent toutes sortes de tranches de vie, des plus intimes aux plus inattendues. Confessions sans risque puisque anonymes et sans lendemain : je ne suis pas un proche, pas de témoin, pas de suivi, je suis jetable au prochain rond-point. Alors ça balance, et du lourd. Ainsi je saisis le pouls de l’époque par le biais d’inconnu·es qui me font traverser la France. Je vogue en dehors de mon cadre social, professionnel et culturel, tout teinté des humeurs Hexagonales.
Lorsque j’explique à ces âmes charitables que moi aussi j’ai ma voiture, que pour ma part le stop ne relève pas d’une contrainte poussée par la nécessité, mais d’un choix, d’une démarche politique, que je n’avais pas foncièrement besoin d’eux, alors j’ai l’impression de leur ôter la petite part d’héroïsme qui leur revenait. Néanmoins leur regard change. Il gagne en considération. Au bout du trajet, il n’y aura pas de distribution de médailles pour cette bonne action sans témoins ; plutôt une cordiale poignée de main en guise de gratitude et parfois un numéro voire une adresse échangés lorsque l’amitié s’est frayée un chemin. C’est aussi simple que ça l’auto-stop… pour un jeune homme « qu’a une bonne tête ».
Pierre BOULANGER
9 : Le Sauvage n°6, septembre 1976 – Mettez du socialisme dans votre moteur. La voiture condamnée politiquement par Michel Bosquet.
10 : Blabla car et son monde, Fabien Ginesty, ed. Â ge de Faire et Passager Clandestin
Le numérique, fossoyeur de l’auto-stop
Depuis 2015, Rezo Pouce se présente comme une association née pour répondre aux besoins de mobilité dans les territoires ruraux tout en encadrant le risque via l’identification et le numérique. Elle offre un « kit mobilité » et une carte d’auto-stoppeur avec photo et numéro identifiant. Côté conducteur, une carte d’adhérent et un macaron sur le pare-brise. « Nous avons beaucoup travaillé, avec des psychologues et des anthropologues, sur l’image de l’auto-stoppeur, car bien des gens avaient l’impression de se dégrader en sollicitant ce service ». Ce genre de préjugé en dit long sur les promoteurs des trajets connectés !