Du sable et du gravier dans la méga machine
Avec Tracer des routes et couler du béton, le chercheur Nélo Magalhães livre une histoire écologique des infrastructures qui peut intéresser toutes celles et ceux qui rêvent d’une sortie de route du capitalisme, et qui luttent contre les gravières en Ariège, l’A69, la LGV Toulouse-Bordeaux ou contre l’aménagement autoritaire des métropoles.
Petit retour de lecture pour éclairer le champ de ce qui doit être détruit.
Nous peinons à mettre un frein, ici et là, aux projets de train, d’autoroute, d’aéroport, d’agriculture industrielle, de quartier d’affaire, de centrales diverses… qui se présentent parfois comme des solutions aux catastrophes précédentes (le train contre l’avion, le nucléaire contre le charbon, etc.). La prolifération de projets qui viennent à la fois nous pourrir la vie et engager notre avenir est parfois déroutante, voir décourageante. Certes, cette production d’un monde façonné à l’image du capital n’a pas commencé hier, il faudrait au moins remonter à l’accumulation primitive, avec la destruction des communs et la colonisation.
Nélo Magalhães, dans Tracer des routes et couler du béton, évoque le capitalocène, pour désigner cette période où la quête sans frein du profit a profondément marqué l’environnement. Et il s’attelle à nous expliquer comment, au milieu du siècle dernier, tout s’accélère. Entre 1948 et 2020 ce sont 12 milliards de tonnes de béton qui sont consommées en France pour fabriquer des barrages, des routes, des ponts, des centrales et des bâtiments. Le capitalisme conditionne ainsi l’habitat et la production aux besoins de l’accumulation sans fin du capital.
« Comment les rapports sociaux (salarial, monétaire, marchand, etc.) qui caractérisent [le capitalisme] touchent-ils concrètement les sols ? [Ce] n’est pas un système qui affecte une “nature” séparée de lui, en ingurgitant et en rejetant des flux de matière et d’énergie provenant de cette “nature”. Le problème c’est qu’il produit son espace, que celui-ci est dévasté, et que nous sommes toutes et tous dedans.(1) » L’apport majeur de ce livre est en effet de s’intéresser aux matières qui sont au cœur de cette production, non pas pour en faire des objets mystérieusement diaboliques, mais bien pour éclairer les rapports humains qui vont avec : ce que cela dit de nos rapports entre nous et à notre monde. Une approche qui a le mérite d’identifier « quelques verrous et emprises qui rendent le bâti si pesant », un préalable « pour penser des perspectives plus légères».
Le mort saisit le vif
Nous héritons d’un monde qui pèse de tout son poids sur nos activités. Nous pouvons le sentir individuellement, contraints à des trajets du domicile au travail toujours plus longs. Et que ce soit pris au piège du tout voiture ou dans le cadre d’un réseau ferré performant, c’est la même chose à quelques grammes de CO2 près. Mais, au-delà de contraindre les modes de vie, c’est aussi une capture du travail social : il faut entretenir ce qui a été construit. Qui voudrait laisser se détériorer ce qui nous a coûté tant d’efforts et nous est si utile ? Nous voilà pris au piège, engagé·es sur une trajectoire qui ne cesse de s’amplifier.
Le volume du commerce international est multiplié par 27 entre 1950 et 2006. Celui du trafic maritime mondial triple entre 1980 et 2018. Et l’auteur de préciser qu’en France aujourd’hui, 4286 entrepôts de plus de 5000 m2 recouvrent environ 8300 hectares… soit l’équivalent du parc national des Calanques. Le but étant de pouvoir passer partout et tout le temps, afin de permettre la circulation d’engins toujours plus lourds et plus rapides.Il faut des ports plus grands, des routes plus larges et plus épaisses, des plate-formes logistiques toujours plus nombreuses et gigantesques.
Prenons le cas des routes : l’augmentation exponentielle du poids de charge des camions les détériore très fortement. Ainsi, un essieu deux fois plus lourd aura un impact au moins 16 fois plus important. L’État et les collectivités ont dépensé entre 13 et 17 milliards par an pour leur entretien depuis 2005 (2), c’est plus que le budget du ministère de la transition énergétique. Cela ne fait pourtant aucun débat ni au niveau local, ni au niveau national. C’est le sens de la qualification d’utilité publique décernée par les serviteurs de l’État pour une autoroute, une carrière, une LGV ou un quartier d’affaire. « Comme dans l’antre de la production marchande, le capital fixe apparaît comme une puissance autonome qui conditionne le contenu de l’activité de production de l’espace. » C’est-à-dire que les infrastructures sont du travail mort comme dirait Marx, soit une accumulation dans l’espace des fruits de l’exploitation, qui continue de rendre possible l’accumulation. Ce n’est ni plus ni moins que la reproduction du système de production capitaliste qui se joue là. Continuer à pouvoir amasser du capital en déplaçant des marchandises, en augmentant la rente foncière et en rendant mobiles les travailleurs et les travailleuses. Pourtant, cette apparente « autonomie » ne doit pas nous aveugler, il y a bien des forces sociales à l’œuvre : des organisations patronales, des multinationales du BTP, des ingénieurs des ponts et chaussées.
Matérialisme écologique
Ce que montre bien le livre, c’est comment l’histoire des infrastructures est celle d’un développement d’une puissance de terrassement. L’ouvrage analyse comment la production de l’espace se « désencastre » : c’est-à-dire comment les ingénieurs trouvent les moyens de nier les contraintes du sol et du climat. Et ce justement parce qu’ils ont tout à fait connaissance de l’instabilité des sols vivants. Ce sont deux cent ans de recherches et d’expérimentations, qui aboutissent ainsi à des procédés de stabilisation chimique et la mise au point de puissantes machines. Ces dernières ont aussi la vertu de débarrasser les chantiers d’une main d’œuvre nombreuse et trop souvent remuante. Et l’auteur de préciser : « À toutes fins utiles, rappelons qu’il faut un millénaire pour obtenir un nouveau sol fertile. Abstraire les sols, c’est les détruire. »
Nélo Magalhães démonte aussi les lubies d’une écologie circulaire. En effet, la construction des infrastructures est depuis longtemps grande consommatrice de « déchets ». Dès la fin des années 50, préoccupés par l’accumulation de résidus des industries, en particulier sidérurgique, les ingénieurs vont chercher à les utiliser dans la construction. Et nombre de déchets vont alors être intégrés dans les fondations du réseau routier. En faisant passer sous le tapis de bitume des monceaux de déchets, c’est une véritable invisibilisation qui est à l’œuvre. Cette capacité d’adaptation est en sus un argument pour accumuler encore et toujours plus de béton. Pourtant nulle ignorance ou déconnexion n’est ici à l’œuvre, comme l’affirme une écologie « post moderne » qui tient pour responsable de cette situation une civilisation coupée du « vivant » (3), qui aurait alors besoin de « nouveau récit ». Pourtant, ce sont bien les « nécessités » d’un mode de production qui sont à l’œuvre. « L’ensemble des pratiques sociales (habiter, se nourrir, se déplacer) dépend désormais pratiquement d’un espace physique qui est construit et pris en charge par une poignée de firmes. » C’est une dépossession cognitive, technique et politique.
Extractivisme ordinaire
En deçà du béton, il y a le sable et le gravier. C’est en s’intéressant à ces matériaux que l’auteur affine son analyse. C’est, en masse, la plus grande extraction du capitalocène, et elle a triplé en 20 ans au niveau mondial. En France, ce sont 20 gigatonnes de granulat consommées entre 1945 et 2020, soit 20 kg par jour et par habitant·e depuis 50 ans… Cette masse énorme ne sert pas qu’à faire du béton, c’est le cas pour seulement 28%, mais bien à entretenir, agrandir, épaissir les infrastructures. Et la plus grande part de l’extraction n’a pas lieu dans les années 70 quand la France connaît un essor de la construction, mais entre 1998 et 2008, en pleine « dématérialisation » de l’économie (une conséquence de l’entretien du réseau routier évoqué plus haut). À cela il faut ajouter les milliards de mètres cube de terre de remblai déplacés pour rendre le sol apte à supporter les infrastructures tout le temps et partout. Contrairement aux terres rares et aux minerais plus ou moins précieux, ces éléments sont extraits à proximité des chantiers et relèvent de ce que l’auteur appel un extractivisme ordinaire réalisé par une constellation de PME sur l’ensemble du territoire, dans les lits des rivières ou dans les ports (4).
Les oppositions aux carrières ont été nombreuses, et elles continuent comme en Ariège en ce moment. À la fin des années 60, dans l’Eure, 36 communes s’allient pour « soumettre les carriers à une réglementation plus sévère » et préserver les paysages. Les pêcheurs, y compris en mer, constatent également l’impact de l’extractivisme sur la faune aquatique. Il y a des milliers de plaintes sur l’ensemble du territoire. Près de Grenoble, en 1974, un projet concernant des rivières, le Drac et l’Isère, mobilise fortement habitant·es et élu·es. Le préfet passe en force au nom des « besoins » à satisfaire et précise : « il n’y a pas d’alternative ». En 1978, un pont s’écroule sur la Loire à Tours du fait des prélèvements trop important dans le fleuve. Rien n’y fait. La législation établit quelques garde-fous et les carrières sont investies sur le plan « paysager ». Malgré les mobilisations, les dangers connus et documentés, l’extraction augmente.
On peut rapidement classer ces oppositions aux carrières en deux groupes : le premier, majoritaire, réclame des mesures pour corriger les nuisances des espaces extractifs ; le second rejette la carrière par rejet du projet même d’infrastructure, soit l’aménagement du territoire soutenu par l’État. C’est en s’appuyant sur le premier groupe que les carrières vont être intégrées à l’aménagement du territoire. La profusion de règles et de lois pour « protéger la nature » et « conserver les paysages », si elles peuvent parfois servir de levier dans des luttes pour justifier un blocage, demander une interdiction, sont globalement inefficaces face à la marche du désastre.
Si vous voulez lutter
C’est le titre du dernier chapitre du livre, qui fort heureusement ne prétend pas nous livrer des solutions toutes faites, mais ouvre des pistes intéressantes. Ainsi l’auteur souligne que ces matières ordinaires que sont le béton, le sable et le gravier, font lien entre différentes luttes. Dans la pratique, des connexions ont été faites entre différents projets d’aménagement du territoire : carrières, autoroutes, LGV, aéroports, plate-formes logistiques, métropolisation. Si Nélo Magalhães pointe la bétonisation et l’artificialisation, il montre aussi le lien concret avec les flux de marchandises. Car pour ceux et celles qui en douteraient encore, il sera nécessaire de stopper le mode de production capitaliste fondé sur l’échange de marchandises pour rendre obsolètes ces infrastructures. En s’intéressant à la production de cet espace du capital, l’auteur met alors à jour une chaîne de production qui peut être ciblée : des centaines de points d’extraction, des circulations quotidiennes, des machines spécifiques, tout cela pourrait être bloqué, mis hors d’état de nuire. Il est en effet possible de s’opposer non pas à tel et tel projet mais à une production en général.
Et cette logique contient aussi un versant constructif : « Un projet politique de rupture de l’ordre social existant qui se contente d’imaginer de nouveaux rapports sociaux de production (par exemple une socialisation des moyens de production) sans penser la matérialité de l’espace est insuffisant. » En clair, il nous faut inventer de nouvelles manières d’habiter, de circuler et, bien évidemment, de produire. Il faut pouvoir penser des configurations spatiales, géographiques des mondes que nous voulons, sans cela ils n’auront au propre comme au figuré, pas lieu d’être. L’auteur avertit toutefois : « Décider en commun d’un autre sort des infrastructures implique nécessairement un conflit avec les groupes sociaux qui ont un intérêt objectif à leur maintien et à leur reproduction… et un conflit avec l’État. »
Texte : J.K / Illustrations : l’Insoloutre
1 : Nélo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes: une histoire environnementale des grandes infrastructures, La fabrique édition, 2024. Les phrases entre guillemets sont issues du livre sauf indication contraire.
2 : L’auteur s’appuie ici entre autres sur un rapport de la cour des comptes. L’entretien des routes nationales et départementales. Mars 2022.
3 : On parle aujourd’hui trop souvent du « vivant » pour évoquer ce qu’il faudrait défendre de la destruction. Si l’image est belle et poétique, le concept ne désigne rien des rapports sociaux qui font notre monde et ouvre la porte à toutes les supercheries. Que ce soit pour ignorer les raisons du désastre ou pour invoquer des solutions idéalistes de transformation de soi.
4 : Dans le lit dit mineur c’est-à-dire où passe le cours d’eau proprement dite ou le lit dit majeur qui est là où l’eau s’étend lors des crues. Dans les ports c’est aussi une manière de faire passer des bateaux toujours plus imposants.