Numéro 14 régional

Francisco Ferrer : batailles de rue et enjeux mémoriaux

En 1909, à Barcelone, le pédagogue libertaire Francisco Ferrer est injustement condamné à mort. Cet assassinat politique déclenchera un mouvement de protestation inédit. Plongée dans cet important épisode d’internationalisme qui a eu des répercussions jusqu’en Occitanie.

Au début du siècle dernier, l’aventure coloniale de l’Espagne au Maroc fait face à des résistances. À Barcelone, l’annonce d’une nouvelle levée de troupes provoque un soulèvement populaire séditieux et anticlérical adossé à une grève générale (1). Mais fin juillet 1909, la « semaine tragique » se solde par des dizaines de morts et des milliers de blessés. Plus de 1700 inculpé·es doivent être jugé·es en cours martiales dans les mois qui suivent. Francisco Ferrer est accusé à tort d’être l’instigateur des troubles et violences. Le 9 octobre, il est condamné à mort.

Solidarités internationalistes

Lié ni de près ni de loin aux combats, il est jugé à la va-vite, lors d’un procès irrégulier et arbitraire, accablé par de faux témoignages relayés par une presse espagnole viscéralement réactionnaire. « Il n’est peut-être pas d’homme au monde que les cléricaux d’Espagne poursuivent d’une haine plus farouche », écrivait Amédée Dunois dans les Hommes du Jour. Car c’est bien son œuvre et ce qu’elle représente qui sont visées (cf ci-contre). Un sentiment d’effroi parcourt alors tous les courants progressistes de l’Europe et des Amériques, où Ferrer est particulièrement connu.

Tout se passe très vite. Dès l’été où l’on apprend qu’il va être jugé, les organisations mènent campagne, jusqu’aux jours d’octobre qui suivent son exécution. En France, dans les villes où cela est possible, la CGT se mobilise pour sauver les nombreux manifestant·es arrêtés. Le 12 octobre, les Toulousain·es sont informé·es de la tenue d’un « grand meeting de protestation contre la répression espagnole envers nos frères d’Espagne ». Le lendemain, en milieu de journée, l’émotion est à son comble lorsque l’on apprend que Ferrer a été fusillé. L’indignation se transforme aussitôt en manifestations spontanées ou en grèves plus ou moins généralisées dans les capitales et les grandes villes : Londres, Berlin, Trieste, Genève, Bruxelles et Charleroi, Lisbonne, Rome et Turin, Saint-Pétersbourg, Buenos Aires, Montevideo, etc.

À Paris, une première manifestation spontanée rassemble 20 000 personnes sur les boulevards pour protester contre l’inaction du gouvernement et la complicité du Capital. La colère des faubourgs s’exprime, aiguisée par celle des libertaires, des syndicalistes et des socialistes qui font le coup de poing contre la police du préfet Lépine. Un agent est tué par balle et une centaine sont blessés (dont le préfet et deux commissaires). Du côté des manifestant·es, munis d’armes de poing, de cailloux, briques et autres objets, on compte des dizaines de blessé·es et d’arrestations, en plus des lampadaires dégradés, des kiosques qui ont volé en éclats et des tramways renversés. La Fédération socialiste de la Seine ne veut cependant pas en rester là. Avec l’Humanité de Jean Jaurès et la Guerre sociale de Gustave Hervé, elle organise minutieusement une marche pacifique, en lien avec la préfecture de police. Quatre jours après, 100 000 personnes répondent à l’appel !

C’est ce second moment lié à « l’affaire Ferrer » qui impose en France un nouveau droit jusqu’alors non-reconnu : celui de manifester. En effet si la loi autorise la grève, le syndicalisme et la constitution d’associations, les manifestations sont encore interdites et violemment réprimées. Il s’agit des rassemblements les plus importants depuis la Commune de Paris. Chose remarquable dans un pays en proie à la montée du nationalisme, c’est à l’annonce d’un événement étranger que sont déclenchées ces « manifestations communes pratiques qui font palpiter l’âme ouvrière » (2).

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce soutien populaire. Ferrer est passé du républicanisme actif à l’anarchisme, ce qui l’a amené à s’exiler plusieurs années en France et en Belgique. Son affiliation ancienne à la Franc-maçonnerie, à la Libre Pensée, l’a aussi fait connaître au-delà des cercles libertaires ou anarcho-syndicalistes qu’il soutient et finance, tels le journal La Huelga General ou l’organisation Solidaridad Obrera. Il n’est donc pas étonnant que ses réseaux transnationaux et transpartisans se soient animés pour le soutenir. En témoigne, en France, la campagne menée par Le Libertaire de son ami Charles Malato, par Les Temps Nouveaux de Jean Grave, par le Comité de défense sociale créé par des cégétistes et par le tout jeune Comité de défense des victimes de la répression espagnole. Tous sont relayés par La Guerre Sociale et par L’Humanité, par des intellectuels, artistes et figures de renom (Francis de Pressensé, Anatole France, Ferdinand Buisson, Grandjouan), et par la force de frappe de la CGT, de la Ligue des Droits de l’Homme, de la SFIO, du Grand-Orient de France.

L’historien Vincent Robert estime entre 100 000 et 300 000 les militant·s qui ont pris part à cette campagne multiforme, qui fut l’une des plus importantes de l’Avant-guerre (3). Réunions privées et publiques, appels collectifs, pétitions, éditions spéciales, communiqués de presse, meetings, panneaux lumineux, interventions auprès d’élus, etc. Rien ne manque ! C’est même l’occasion, pour des Parisien·nes médusé·es, d’assister aux premières manifestations automobiles de notre histoire…

Camaraderies d’Occitanie

À Toulouse, en octobre 1909, le meeting de la salle des Jacobins et la manifestation nocturne qui suit sont grandioses : dix mille personnes, selon le Midi socialiste, criant « leur haine aux bourreaux, pour jeter la clameur vengeresse des peuples en révolte contre le crime inquisitorial, à la face des gouvernants de mensonge et d’hypocrisie, à la face des ignobles jésuites, à la face des bandits couronnés ! » Les discours des dirigeants socialistes (Auriol, Rieux, Ellen-Prévot, Bedouce) demeurent dans la tonalité générale, mais celui du syndicaliste-révolutionnaire Victor Griffuelhes est plus net, en appelant à ne plus se borner « à crier, à nous indigner, à flétrir », mais aussi à imiter « nos frères de Catalogne » ou les travailleurs italiens qui ont décrété la grève générale. Quant à Marty-Rollan, le secrétaire de l’Union départementale des syndicats, il fait acclamer l’idée (devant l’archevêché de Toulouse !) que, « dorénavant, la place Saint-Étienne sera appelée place Ferrer ».

Ailleurs en Occitanie, des manifestations ont eu lieu à Albi, Nîmes, Montpellier, Perpignan et à Sète où les dockers ont appelé au boycott du chargement et déchargement des navires espagnols. Selon la presse locale, « les membres de la Fédération des ouvriers du port, auxquels s’étaient joints les ouvriers charretiers, ont cessé tout travail. Précédés des drapeaux rouge et noir de la Bourse du Travail, encadrant une pancarte représentant Ferrer étendu par terre, la tête fracassée tandis qu’un moine lit près de lui un bréviaire, les manifestants ont parcouru, dans le calme, les principales rues de la ville » (4).

Effacement mémoriel

Dans le très court terme, en Espagne même, la protestation amène la démission du gouvernement et l’arrêt des exécutions capitales ; la révision du procès suivra, ainsi que la réorganisation du mouvement anarchiste avec la création, deux ans plus tard, de la CNT.

Ensuite, en maints endroits, de rudes batailles ont été menées pour que soit donné son nom à des monuments publics, des écoles, des places, des rues… et pour conserver ces appellations. À commencer par Paris où la gauche perd pour un siècle la direction de la municipalité car les élus radicaux refusent d’honorer la mémoire de Ferrer et se détachent des socialistes (5).

L’histoire de la statue Ferrer de Bruxelles en témoigne aussi (deux fois retirée à la demande du gouvernement espagnol et deux fois nouvellement érigée, mais ailleurs et sans le texte initial), tout comme celle du projet de monument de la Libre Pensée à Paris… qui ne verra jamais le jour. C’est qu’il n’est pas aisé d’honorer un pédagogue libertaire, libre penseur et franc-maçon ! On le comprend mieux en scrutant le niveau régional.

Dans de nombreuses villes, les équipes municipales de gauche prennent des décisions allant en ce sens dans les années suivantes, mais sitôt qu’elles accèdent de nouveau aux responsabilités, celles de droite ou sous influence de l’Église s’empressent de renommer lesdites artères (à Mazamet dès mai 1920) et, presque partout le régime de Vichy s’emploiera à éradiquer son nom de l’espace public : Graulhet, Gaillac, Albi, Castres, Perpignan, etc. – mais pas à Carmaux (6) . De sorte qu’aujourd’hui, il ne reste plus que trois rues Ferrer dans le Tarn (Castres, Carmaux, Blaye-les-Mines), tandis que Toulouse continue d’ignorer le martyr catalan… La bataille politique se mène aussi à ce niveau-là. Il faudrait le rappeler aux élu·es qui se disent encore porteurs des idéaux laïques et émancipateurs, et renouer avec cet internationalisme populaire et actif si vivace au début du 20ème siècle, mais qui a aujourd’hui bien pâli…

1 : Cf. le chap. 7 (« The Tragic Week ») de l’ouvrage de Murray Bookchin, The Spanish Anarchists : The Heroic Years, 1868-1936, New York, Free Life Editions, 1977.

2 : Selon les mots du militant et théoricien italien du syndicalisme révolutionnaire Enrico Leone, dans Il Divenire Sociale du 10 octobre 1909, cité dans la « Revue de revues » du Mouvement Socialiste, n° 218, février 1910.

3 : Cf. Vincent Robert, « La « protestation universelle » lors de l’exécution de Ferrer. Les manifestations d’octobre 1909 », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 36 n°2, Avril-juin 1989.

4 : Selon le Petit Méridional du 17 octobre 1909.

5 : Les radicaux, jusqu’alors alliés aux socialistes, profitent de ce moment pour faire alliance avec le centre-droit. C’est certes en partie un prétexte mais, profondément, les radicaux ne pouvaient pas honorer la mémoire d’un anarchiste. Cf. Yvan Combeau, « Crise et changement de majorité au Conseil municipal de Paris (octobre-novembre 1909) », Revue d’Histoire Moderne & Contemporaine, 1998.

6 : L’histoire des dénominations de rues Ferrer reste à faire. Lors du colloque de 1989 du Centre national et musée Jean Jaurès (Castres), avec Rémy Cazals et Jean Faury, j’avais évoqué l’exemple régional et tarnais. Cf. Alain Boscus (sd.), L’affaire Ferrer, CNMJJ, Castres, 1991.

Un pédagogue anarchiste

Ferrer est un pédagogue respecté en Europe et Outre-Atlantique (7). Après sa mort, sa philosophie deviendra même quasi-officielle sous le Frente Popular en 1936 et des éléments seront intégrés petit à petit dans divers systèmes d’enseignement. En 1901 il fonde sa première École Moderne à Barcelone, et le mouvement d’ensemble qui porte ce nom, il s’oppose en tous points aux systèmes éducatifs partout mis en place (8). « Je veux prendre le contre-pied de ce que j’ai vécu » car l’école de la « société bourgeoise et républicaine » répond à un objectif d’asservissement et « emprisonne les enfants physiquement, intellectuellement et moralement ». Elle les habitue « à obéir, à croire, à penser selon les dogmes sociaux qui nous régissent » parce que « toujours l’éducateur impose, viole, contraint ».

Jugeant que les ouvrages officiels « ne pouvaient que transmettre l’inégalité sociale », il crée parallèlement une maison d’édition et un bulletin (le Boletin de la Escuela Moderna) puis, quelques années après, une solide revue (L’École Rénovée). Cette dynamique essaime rapidement dans toute la Catalogne (où l’on compte près de 150 établissements de son mouvement en 1906), à Madrid, en Andalousie, au Pays Basque, mais aussi au Portugal, aux Pays-Bas, en Suisse, au Brésil, etc.

Il fonde également en 1908 la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance avec le journaliste Charles-Albert et le mathématicien Charles-Ange Laisant, et dont la présidence est confiée à Anatole France.

Il veut former des individus critiques, capables de mettre à bas le capitalisme et de créer une société « libérée non seulement de l’Église, mais encore du capital, de la propriété, du militarisme, de la police et de tout l’attirail de dogmes et de violences à l’aide desquels on maintient les peuples dans l’enfance et l’enfance dans l’irréflexion » (9). Il s’agit de placer l’élève au centre du processus d’acquisition des connaissances, avec bienveillance et en lui permettant de progresser de ses propres apprentissages, erreurs et expériences, en tenant compte de sa sensibilité et de sa curiosité, afin de favoriser son autonomie de réflexion et d’action. Il lui semble fondamental de faire entrer la vie réelle dans l’école, tant du point de vue des méthodes que des contenus : mixité sociale et de genre, expression libre des élèves, dialogue avec l’enseignant, observation participante et sorties pédagogiques, travail manuel en lien avec l’utilité sociale des métiers, entraide et tutorat, cours d’histoire centrés sur la vie des gens du peuple et l’histoire des sociétés, etc. Le tout sans imposer de discipline et de rapports hiérarchiques et en bannissant les punitions. Pédagogue de l’action, il s’inscrit dans des sillons déjà tracés par les précurseurs de l’éducation « intégrale » ou libertaire tels ses amis Paul Robin (avec son orphelinat de Cempuis) et Sébastien Faure (dont la « Ruche » fonctionne à Rambouillet depuis 1904), sans oublier les tenants de l’éducation populaire et ces courants non directifs dans lesquels puiseront plus tard Montessori, Korczak, ou Freinet, mais sans que la filiation soit clairement revendiquée.

7 : Cf. les recherches de sa fille, Sol Ferrer, La vie et l’œuvre de Francisco Ferrer, un martyr du XIXe siècle, Paris, Fischbacher, 1962, ainsi que Hem Day (pseudonyme de Marcel Dieu), Francisco Ferrer. Un précurseur, Bruxelles, Ed. Pensée et Action, s.d, et Sylvain Wagnon, Francisco Ferrer, une éducation libertaire en héritage, Lyon, ACL, 2013,

8 : Pour ses conceptions pédagogiques, cf. son livre La Escuela Moderna. Postuma explicacion y alcance de la ensenanza racionalista, Tusquets Editor, Barcelone, 1976 (trad. L’Ecole Moderne, Couleur Livres, 2010), et Frédéric Mole, « « L’École rénovée » : une revue d’éducation nouvelle entre anarchisme et syndicalisme (1908-1909) », Carrefours de l’éducation, Éd. Armand Colin, 2011/1 (n° 31).

9 : Edmond Duchemin (dit Michel Petit) dans Les Temps Nouveaux du 30 octobre 1909.

Texte : Alain Boscus / Illustration : Ludo Adam