RANDO-BORDEAUX : de l’opéra à la Victoire, à travers classes

Ce chemin nocturne, à vivre comme une expérience de géographie critique, permet d’arpenter et de découvrir la très fameuse rue Sainte-Catherine. Il est vivement conseillé, afin de vous délecter de l’expérience complète, d’assister à une représentation à l’opéra avant la marche, à 20 heures pétantes, et de prévoir un gilet et une gourde pour le retour. Si vous ne pouvez (ou ne voulez) pas vous offrir de billets, il est possible d’attendre avec les autres randonneur·euses en face de l’Opéra, côté Intercontinental. Respirez un grand coup, étirez-vous bien : on s’apprête à traverser la ville et ses contradictions. C’est parti.

Activité : Randonnée Pédestre 

Distance : 1,8 km

Durée moyenne : 25 min 

Difficulté : Facile 

Retour au départ : Non

Point haut : 27 m 

Point bas : 14 m

Nombre de commerces croisés : entre 230 et 250

Surface habitable inusitée : 2 000 à 3 000 m2 vides (1)


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Départ) Que la randonnée commence. Soit vous êtes dans l’Opéra, soit vous patientez devant, sur la bien nommée Place de la Comédie. À l’intérieur de l’édifice croît une salve d’applaudissements : bravos ! ampoulés lancés à travers le parterre. Le premier spectacle est fini. Le deuxième s’apprête à commencer. La foule sort du théâtre. Ça s’agglutine, et devant l’opéra une partie du monde se représente à elle-même, poursuivant un rituel séculaire d’institution identitaire : une caste endimanchée pérore au sujet du caractère transgressif de l’interprétation du metteur en scène et flotte autour de cet agglomérat une odeur de Chanel et d’homogamie. Dehors il fait presque nuit, mais la lune est grande (et l’Intercontinental est lumineux). L’air est frais. Du reste, si vous aviez commencé la randonnée avec un billet, ça vous fait du bien de regagner le monde extérieur. Ça suintait l’importance et le patrimoine là-dedans. Tournez à gauche direction Sainte-Catherine. Laissez tomber ce spectacle pathétique ; celui d’un univers social qui fonde son unité sur le rejet et l’exclusion, et mettez-vous en route. 

(1) Au nord de la rue Sainte-Catherine tout est calme. Quelques randonneur·euses s’engagent peut-être à vos côtés. Les grands magasins sont vides. Derrière les grandes vitrines, richement éclairées, les Iphones dorment en toute sécurité. Les pavés résonnent sous vos pieds et vous prenez garde à ce que l’écho ne trouble pas le repos des objets manufacturés qu’on accueille depuis tous les bouts du monde. La nuit romantique s’ouvre sur la clarté mourante de la lune ; dans votre esprit dansent peut-être encore les ultimes et délicates notes de la partition qui vient de se terminer, l’espace devant vous est ouvert, d’éminents immeubles à la clarté diaphane sculptent dans la coupole céleste une tapisserie d’étoiles qui éclaire faiblement vos pas joyeux. La soirée est douce et la randonnée badine.

(2) Prolongez la balade, droit vers le Sud, et avancez paisiblement jusqu’aux Galeries Lafayette, qui vont apparaître sur votre droite. Imaginez un peu, oui, voilà que les images défilent. La belle époque, la société de consommation toute balbutiante, les boutiques : le rêve de la ménagère, quoi ! Abondance, luxe, lumière dorée diffusée par les larges vitrines où scintille un intarissable flot de marchandises somptueuses – opulence et trucs qui brillent. Dans le fastueux hall le tout Bordeaux s’affaire ; derrière Marguerite s’amoncellent des robes aux couleurs chatoyantes : laquelle fera succomber Pierre, qui ne daigne jamais lui offrir un regard ? Brigitte lui conseille la rouge, effet femme fatale assuré. Mais Jocelyne, qui cache fort mal sa jalousie (elle apprécie peut-être Pierre) trouve que la rouge lui tombe mal, je cite : ça lui amplifie le derrière, et souhaite qu’elle repasse la robe verte, mais non, ça ne fait pas sainte nitouche, elle dit, ça dévoile ta pudeur et accentue la chaste délicatesse de tes grands yeux (une telle sentence peut nous faire revoir notre parenthèse précédente. Il semblerait que Jocelyne en pince secrètement pour une Marguerite qui n’a d’yeux que pour Pierre).

Perdu·e dans vos pensées, vous parvenez, en un ultime geste d’évitement, à contourner la triomphale tartine de chaussure au beurre de déjection canine que les pavés souhaitaient vous concocter pour le dîner. Laissez là cette rêverie et poursuivez votre excursion.

(3) Vous arrivez à l’angle de la rue du Parlement et de la rue Sainte-Catherine. De suaves effluves huileuses vous font voyager jusqu’aux États-Unis où vous voyez quelques apprentis américains en baskets Nike qui tentent de se donner l’air de prolétaires tranquilles en commandant un hamburger sans goût mais très salé, engoncés dans des pantalons upcyclés et made in Gironde qu’il s’agit surtout de ne pas tacher.

La scène ne retient pas longtemps votre intérêt, vous avancez encore.

(4) Sur votre droite se trouve la Place Saint-Projet. C’est une jolie place (la plus vieille de Bordeaux), dotée d’une chouette fontaine – vous vous y arrêtez pour remplir votre gourde. Ce parvis est édifié sur un ancien cimetière, et l’on a conservé de cette époque révolue une croix qui indiquait le centre de la nécropole. Mais on ne s’arrêtera pas des heures ici : un bar, qui porte le même nom que la place, accueille allégrement tout un tas de groupes néo-fascistes qui organisent des réunions super fun et auxquelles on évitera de mettre les pieds. Vous pouvez poursuivre votre route (et laisser un mot doux sur la devanture du bar, ça fait toujours plaisir).

(5) Votre entrain demeure. Mais vous êtes de moins en moins seul·e sur les chemins. Au fil des mètres et des carrefours surviennent des ombres, cachées au détour des ruelles. Vous apercevez, à la marge du monde civique, les corps endormis de celles et ceux qui n’ont pas élu la rue pour domicile, mais qui l’habitent néanmoins. Quelque chose commence à se fissurer, vous ne savez pas trop bien quel est ce quelque chose ; c’est comme si, pas à pas, le vernis de la modernité se craquelait, doucement, s’émiettait, lentement, sous vos pieds. Vous prolongez la marche.

(6) Vous passez le Cours Alsace-Lorraine que vous traversez avec prudence (un tram peut en cacher un autre). Les devantures des magasins appellent encore et toujours vos regards. Vous remarquez cependant, mais c’est peut-être lié au fait qu’un nuage couvre quelque peu la lune, que la clarté diaphane des immeubles semble s’être légèrement dissipée. On croirait même qu’une petite vérole a commencé à envahir, par le bas, les murs qui vous entourent. En tout cas, bravo ! Vous progressez très bien. Vous déambulez toujours d’un bon pas vers le Sud.

(7) Vous suivez sans traîner le parcours, et vous êtes toujours enjoué·e. Vous vous arrêtez pour vous hydrater et en profitez pour vous approcher d’un mur, afin de voir de plus près cette vérole entraperçue plus au Nord. Plus de doute possible : il y a de la moisissure sur la façade. Vous levez la tête et vous découvrez que le bâtiment semble presque sur le point de vaciller. On a d’ailleurs fortifié les fenêtres à l’aide de poutres en bois. Vous progressez encore le long de l’avenue. Le délabrement va crescendo. Vous n’accélérez pas le pas. Chaque détail attire votre regard. Les bâtiments vides, affaissés, décrépis, sont tagués. Ceci est un logement vacant. Nique la police. Je t’aime, Marguerite ! (signé J). Les pavés s’obscurcissent à mesure que vous avancez, vous regardez le ciel : la lune est pourtant toujours là. C’est que cette portion de rue est mal éclairée – allez savoir, peut-être que l’allumeur de réverbères n’est pas encore arrivé, après tout, il est encore tôt. Il y a de plus en plus de flâneur·euses à vos côtés. Iels parlent, rient, et ne semblent pas avoir remarqué que le monde autour d’elleux se délabre. Pourtant, vous voyez bien, vous, que sur les parois se dessinent d’imperturbables éclairs, que tout semble sur le point de s’écrouler, de se rompre. Mais la rue se remplit de bruits et votre regard est attiré par de nombreuses lumières, au loin, alors vous ne vous arrêtez pas pour les sonder au sujet de l’effondrement imminent, et vous continuez votre route.

(8) En arrivant au Cours Victor Hugo, plus de doute possible. On a laissé tomber ce quartier. Ici, le droit à vivre dignement n’existe pas. Et, assez étrangement, si la charpente urbaine paraît à l’article de la mort, de la vie vivante s’échappe par toutes les pores de la vieille pierre vérolée. Les notes qui résonnaient encore à vos oreilles, au sortir de l’Opéra, se dissipent. Les voilà énigmatiques, vieillies, latines. Sur votre gauche se trouve la Place du Général Sarrail, où de jeunes randonneur·euses en grand nombre se désaltèrent avec joie. Vous avez l’impression de quitter le silence d’un musée, et que la vie, la vie même, vous saute aux sens. Rires sonnettes de vélo gazouillis amoureux conflits rixes dring de TPE qui accepte un paiement cris apostrophes sonneries de téléphones musiques étouffées robinet qui coule langues inconnues langues suaves claquements de mains – vie mobile au cœur de la ruine immobilière.

(9) Vous cheminez toujours, et ça sent bon, ça sent l’agneau grillé. Vous vous rendez compte que, d’avoir marché autant, ça vous a donné faim. Entre les échafaudages qui soutiennent dans un dernier effort les murs en ruines se faufilent des rats, attirés eux aussi par les odeurs de döners. Autour de vous, ça rit. On se hèle, la lune semble tout à coup moins pâle, elle se fait chaleureuse. Elle fait la cour aux devantures lumineuses et tente de se parer de leurs charmes : elle veut être de la partie, elle aussi. De nombreux hommes vêtus de bleu ou de vert paraissent tout droit descendus de ses cratères ; partenaires de nuit, ils semblent bien la connaître et la regardent, complices. Munis de grands cartables isothermes qu’ils remplissent de mets fumants, ils lui préparent une alléchante offrande. Malheureusement, leurs montures semblent avoir désappris la portance et je doute, mais je me trompe peut-être, qu’un vélo puisse voler. Vous avez presque fini votre périple. Vous pouvez vous arrêter, commander quelque chose à boire ou à manger – au Palmier, ‘y a de superbes kebabs. Ici-bas s’entrelacent tous les visages du monde et l’on peut sans peine s’y arrêter, pour y déposer le sien.

(10) Vous arrivez place de la Victoire, face à une grande arche : voici la Porte d’Aquitaine. Pendant la Révolution, on déplaça jusqu’ici la guillotine, auparavant installée Place Dauphine (actuelle Gambetta), pour décapiter des royalistes. La randonnée est à présent terminée.

Conseil de la guide :

Quand j’ai réalisé pour la première fois cette randonnée, je suis rentrée chez moi complètement incrédule. Il me restait une sorte de saisissement, une impression troublante et sur laquelle je n’arrivais pas encore à poser de mots. C’était comme si j’avais, cette nuit-là, traversé la France et ses contradictions structurantes de bout en bout. À l’opéra, j’avais assisté sans y participer à un rituel social et à sa grotesque mise en scène, si grotesque qu’en parcourant à pied le trajet retour je n’ai pas eu d’autre choix que de m’interroger sur la manière dont était agencé l’espace urbain que j’avais traversé. On utilise, dans les études littéraires, un mot qui sert à qualifier le fait, pour un personnage, de descendre aux Enfers. Ce mot, c’est celui de « catabase ». L’axe Nord-Sud que trace la rue Sainte-Catherine, sa verticalité immuable, le léger dénivelé descendant qui la caractérise ; ajoutons à cela la manière même dont est constituée la salle d’un opéra, des niveaux qui vont du parterre au paradis (bien qu’on n’y trouve peu – voire pas – de mixité sociale) : le trajet que j’ai parcouru ce soir-là, symboliquement, ça n’était rien d’autre qu’une catabase. J’habite encore après la Victoire, aux Capucins, soit la strate située au plus bas de l’espace hiérarchisé de cette chute symbolique. Mais, en un sens, la figure de la catabase ne me paraît pas tout à fait juste : il n’y a pas d’Enfers, pas non plus de Paradis. Il y a un système vertical de domination qui institue et consacre des différences, qui détermine les positions que l’on peut ou que l’on ne peut pas occuper au sein d’un ordre social et spatial. Ce système organise nos territoires, contraint nos déplacements, régit nos goûts, limite nos possibles. Mais surtout, il abandonne certain·es de ses participant·es. Ces murs qui s’effondrent, s’ils fonctionnent ici comme une allégorie, celle d’une démission institutionnelle, sont bien réels. Beaucoup trop réels. Au Nord de la rue l’hypocrite vernis de la civilisation brille de tous ses feux – mais marchez un kilomètre huit cents vers le Sud et voyez comme sous l’émail étouffant qui préserve votre prospérité, on crève. 

Texte : Oline Poincheval, Illustration : Alyos

  1. « Logements vacants à Bordeaux : le casse-tête insoluble de la rue Sainte-Catherine‑», [En ligne : https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bordeaux_33063/logements-vacants-a-bordeaux-le-casse-tete-insoluble-de-la-rue-sainte-catherine_54038897.html]. Consulté le20 mars 2025.