Plunderphonics : Le grand chamboule-tout
Depuis plus de soixante ans, compositeurs, expérimentateurs, pirates sonores s’attaquent à l’industrie culturelle, médiatique, politique… Leurs armes : détournement, sampling, collage, citation, déterritorialisation, autant de moyens pour amener la musique à faire un tour ailleurs.
Aux avant-postes
En 1961, James Tenney, musicien proche de John Cage et de Fluxus, crée Blue Suede, œuvre issue de la manipulation iconoclaste d’une chanson alors célèbre ; Blue Suede Shoes interprétée par Elvis Presley. À l’écoute, on identifie des bribes de la chanson, mais passée à la moulinette. Ainsi naissait la première œuvre qui inspirera vingt ans plus tard ce que le compositeur John Oswald nommera le Plunderphonic, soit l’art du pillage sonore, ou, pour le dire plus noblement, la manipulation expérimentale d’une œuvre populaire préexistante par le truchement de l’échantillonnage.
Pierre Schaeffer avait déjà travaillé sur des sources sonores « extra musicales » dès les années 1940, manipulant les sons et créant ce qu’il nomma la musique concrète. Ses premières pièces s’appellent Étude aux chemins de fer ou Symphonie pour un homme seul (avec Pierre Henry), dans lesquelles le magnétophone, l’enregistrement, la manipulation des bandes font partie intégrante du processus créatif.
La création musicale et sonore a élargi son champ d’action et changé de modalités dans la deuxième moitié du XXe siècle ; on peut ne plus se limiter à écrire de la musique et la jouer ou la faire jouer par d’autres, mais on peut aussi utiliser des sons préexistants, les emprunter, les détourner, les assimiler. Cela a été rendu possible avec l’apparition de nouveaux outils technologiques ; magnétophones à bandes d’abord, platines analogiques, multipistes, puis les premiers échantillonneurs devenus assez vite accessibles au début des années 1980. Le son, alors numérisé, est manipulable à volonté. Un gimmick de James Brown ou un break de batterie piqué à Art Blakey devient une ritournelle rap ou un groove hip-hop imparable. À Londres ou Chicago, des DJ comme Kool Herc, GrandMaster Flash ou Afrikaa Bambata s’engouffrent dans cet art du collage pour enflammer les pistes de danse.
L’art du plunder
Mais au-delà des genres d’ailleurs souvent entremêlés (expérimental, hip-hop, techno world, indus, électronique, pop mutante), il y a un art du plunderphonic, comme du sampling. Il ne suffit pas de grossièrement tailler dans de la musique, de tout mettre dans un milkshake, de secouer et de ramasser ce qui en sort. Il faut avant tout écouter en profondeur, oser une aventure dans la manipulation, associer l’inassociable, entendre le musical dans l’anecdotique. Faire jouer les analogies, les associations libres ou forcées, les évocations. Pour Oswald, tout peut faire plunderphone, encore faut-il avoir les bonnes oreilles et l’audace nécessaire pour le créer. Et dans cet art libertaire, il y a certaines règles. « Un plunderphonic est une citation musicale reconnaissable, utilisant le son de quelque chose de familier, qui a déjà été enregistré (…) Prendre Madonna chantant Like a Virgin et le réenregistrer à l’envers, ou au ralenti, est un plunderphonic, dès lors qu’on puisse raisonnablement reconnaître le morceau d’origine. Le pillage doit être suffisamment flagrant. Il existe de nos jours une grande quantité de plagiats, de copies, d’imitations qui n’ont rien à voir avec ce que nous faisons.» Pour Oswald, la source doit donc être reconnaissable. Néanmoins la profusion de très courts extraits accolés frénétiquement font d’une œuvre comme Plexure (1993) une épreuve quasi insurmontable quant au jeu de la reconnaissance des sources, sans parler de la rudesse d’écoute à proprement parler, car ce n’est pas de tout repos. « Taper du pied sur Plexure est un peu une aventure », avoue Oswald, « mais c’est possible ». C’est une œuvre vraiment radicale, ardue à écouter, volontairement roborative. Le plunderphonic peut nous régaler et nous écœurer en même temps, à la manière d’une forêt-noire dont on abuserait à la fin d’un repas déjà copieux.
Mais si ces œuvres sont parfois saturantes d’informations et d’associations contre-nature, une dimension sauve souvent l’auditeur de la noyade : l’humour. Qui, entre nous soit dit, n’est pas une donnée aisément appréciable en musique surtout lorsqu’elle est revendiquée et affichée, sous la forme comique ou parodique (Ultra Vomit, Carlos, Ciccone Youth ou Rire & Chansons ne sont pas ce qu’on a fait de plus drôle dans l’histoire de l’art).
Tagada tsoin-tsoin
L’humour est l’un des éléments essentiels du plunderphonics, même s’il n’en est pas un conditionnel.
The Parker Tapes du duo Cassetteboy, sorti en 2002, consiste en 1h30 de folie régressive. Ce collage frénétique s’attaque à la culture populaire anglaise, en 98 pistes et des centaines de samples récoltés et assemblés pendant sept années de travail. Tout y passe : culture télé, discours politiques, stars en tous genres. Cassetteboy découpe des pans entiers de cette culture pour les réassembler de la façon la plus subversive et transgressive possible. Par exemple en faisant parler de sexe ou de drogue des gens connus… le tout parsemé de boucles d’obédience hip-hop.
La musicienne Vicki Bennett a aussi le sens de la rigolade, audible tout au long de ses nombreux disques sortis depuis 1991 sous le nom de People Like Us. Le premier morceau de son album Recyclopaedia Britannica s’appelle Another Kind of Humour ; on y entend des sons de pets imités à la bouche. Ça donne le ton. Elle affectionne aussi particulièrement le détournement des échanges entre auditeur·ices et animateur·ices radio, créant des dialogues absurdes, ambigus, voire scatologiques. Elle exploite allègrement la muzak, musique d’ameublement ou d’ascenseur, ou les faux airs folkloriques qu’elle charcute et empile, jusqu’à rendre beau le moche, le kitsch ou le sans intérêt, dans une sorte d’hommage permanent à ce folklore de seconde zone.
Le burlesque qui se dégage de ces œuvres, comme 40 ans auparavant lors des performances de l’acteur-musicien et génial chef d’orchestre satirique Spike Jones (1), rejoint parfois le grotesque. Quelque chose d’un peu monstrueux, effrayant et attirant en même temps. En ce sens, le plunderphonic rejoint les jeux de l’enfance, lorsque avec un magazine, des ciseaux et de la colle on crée des créatures informes et venues de nulle part, mais dont chaque partie est identifiable.
La mémoire et le temps
Certains artistes, comme The Caretaker, Tom Recchion, Ergo Phizmiz, ne jouent pas la carte du détournement outrancier mais, travaillant la boucle et la dénaturation, plongent l’auditeur dans un trouble temporel et une sorte de paysage imaginaire. Dans Ghosts of the past are in the air (tonight), Florian Stéphant déforme des chansons familières, à travers une sélection de numéros 1 du Billboard, classement américain des meilleures ventes. Chaque piste de cette traversée des Trente Glorieuses est née du travail sur la matière d’un produit sonore archi-diffusé et interroge en premier lieu notre perception de la musique ; l’enregistrement est un souvenir, il se télescope à notre propre vécu.
Le détournement est en même temps une critique mais c’est aussi un le réinvestissement affectif d’un matériau ancien, qui ne fait pas abstraction des conditions de production de la source originelle. Dans ce désir de rendre la musique épaisse de tout ce qu’elle contient, la matière re-combinée de ces morceaux laisse apparaître autre chose, une autre histoire, hantée par les traces de son original qui ondulent sous les strates de temps. (2)
Dans tous les travaux plunderphonics, c’est la mémoire collective qui est invoquée et réactivée ; radio, télé, dessins animés ou films, pubs entendues dans les supermarchés, jingles, chansons hyper connues, sons compressés… Toute une habitude auditive assimilée par tous et toutes, tout ce qui rentre dans l’oreille sans, ou même contre, notre volonté.
Brouiller l’écoute
Troubler les pistes, balader l’auditeur, lui donner des billes tout en le perdant dans l’immensité référentielle, voilà une mission de l’art plunderphonic. Cette injonction contradictoire, nous faisant potentiellement aimer ce qu’on déteste et vice-versa, met à jour l’ambiguïté de la relation entretenue avec ces sources sonores issues de la culture de masse. « Je n’ai jamais écouté aucun son sans l’aimer, le problème avec les sons, c’est la musique », disait John Cage. Décontextualisés, détournés, démusicalisés pourrait-on dire avec notre goût badin pour les néologismes fastoches, tous ces sons peuvent (re)devenir intéressants.
Pour le droit d’hauteur
Mais ce goût du jeu de la réappropriation a un prix, fort cher payé par les acteurs et défenseurs du copyleft (en opposition au copyright ou droit d’auteur). Le groupe de collagistes californiens Negativland s’attaque en 1991 à I Still Haven’t Found What I’m Looking For du groupe U2, et procède à un massacre en règle. Au–delà du fait de bien se marrer en se moquant des culs-bénis millionnaires de U2, les Negativland ont une démarche intellectuelle et politique très poussée de dénonciation du processus de colonisation des esprits et des imaginaires collectifs par les énormes entreprises : Pepsi ou U2, même combat. Leur pratique artistique de musiciens et vidéastes questionne sans cesse la notion de droit d’auteur, la propriété, la propagande via les médias, la puissance du son, son utilisation et sa réception. En 2004, Negativland a contribué à rédiger la Creative Commons Sampling License, une alternative aux droits d’auteur existants, désormais amplement utilisée par de nombreux artistes, et qui leur permet de redéfinir les droits concernant leurs œuvres.
« Les entreprises ont une nouvelle idée de la propriété intellectuelle : elles veulent posséder ce matériel, elles veulent le privatiser. Elles disent : « Bien sûr, vous pouvez avoir ce matériel, nous vous le vendrons. Mais ne pensez jamais à le modifier parce que c’est notre propriété ». Ce que je dis, c’est que non, ce n’est pas seulement votre propriété parce que c’est dans ma tête ». Dixit Mark Hosler de Negativland. (3)
Pour avoir maltraité la chanson de U2, et aussi joué avec l’imagerie (pochette représentant l’avion U2 et autres références volontairement provocantes) Negativland est condamné par la justice et doit payer une grosse amende à U2. Sous la pression du label Warner le groupe doit aussi détruire tous les exemplaires de sa « reprise ».
À moins de passer sous les radars des infatigables juristes des gros labels et artistes stars, incapables de faire la distinction entre plagiat et véritable démarche artistique, la pratique du sampling est toujours menacée de devoir passer à la caisse.
Lorsque John Oswald sort l’album Plunderphonics dans lequel on trouve des re-compositions de morceaux célèbres dont Bad de Michael Jackson, représenté sur la pochette sous forme de collage qui lui attribue un corps de femme blanche, ce dernier demande le retrait de la circulation de l’album. Ironie du sort, ce disque n’était même pas vendu mais distribué gratuitement. Oswald a toujours agi en tant que défenseur du copyleft et anti copyright concernant les arts. Il défend becs et ongles ce point de vue dans un texte détaillé, vivant et imagé : Plunderphonics, ou le piratage audio comme prérogative de composition, présenté à la conférence électroacoustique de la Wired Society à Toronto en 1985.
Il y est même visionnaire, un peu ironique et alarmiste : « Je pense que d’ici peu, nous disposerons d’un logiciel expert de composition de mélodies commercialisables, capable de générer des permutations banales et accrocheuses de la gamme diatonique », sentant venir l’IA et les bouleversements désastreux à venir, l’humain restant toujours au centre des préoccupations artistiques et libertaires d’Oswald.
Quant au prolixe Ergo Phizmiz, il dépose depuis le début des années 2000 une bonne partie de son travail sur le site Free Music Archive de WFMU, et déclare : « L’industrie musicale est aujourd’hui une erreur néolibérale qu’il vaut mieux ignorer. Commencez à sortir de la musique sous de nouvelles formes, et dites à l’industrie d’aller se faire foutre. Créez vos propres formes de distribution et de partage. N’échangez pas, partagez – c’est ainsi que les cultures progressent. Les droits d’auteur ont verrouillé la culture et ne servent que les intérêts des millionnaires. Ah, comme on se fait berner par le cauchemar néolibéral ! (…) Le but de la musique n’est pas de faire de l’argent, le but de la musique est de faire des rêves ».
C’est dit avec une légère dose de naïveté, mais finalement ça nous va bien de finir là-dessus.
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Texte et illustration : Jo
(1) Il faut écouter son Spike Jones is murdering the Classics dont le titre ne manque pas d’auto-ironie, et voir la vidéo de son émission datant de 1951 dans laquelle lui et son orchestre interprètent un medley de Tchaïkovsky, utilisant tout un tas d’instruments hétéroclites et d’objets sonores, le détournement burlesque apparaissant ici à son apogée.
(2) Texte issu du catalogue Frissons, label cassette.
(3) Trouvé dans le webzine Vulture.
Quelques pistes à écouter, pour plonger dans le gros bouillon plunderphonics :
People Like Us, Hate People Like You, 1997. Un must, parfait pour commencer.
Negativland, True False, 2019. Canal historique… Des maîtres en la matière.
John Oswald, 69 Plunderphonics 96 (Compilation), 2011. Radical et copieux. Accrochez-vous.
Stock, Hausen & Walkman, V.D, 1997. Un classique.
Ergo Phizmiz, coffret Triple Cassette paru en France !, 2020. Redécouverte à chaque écoute.
Tom Recchion, Chaotica, 1996. Magnifique voyage psychédélique dans l’art de la boucle.
Florian Stéphant, Ghosts of the past are in the air (tonight), 2023. Envoûtement assuré.
Nurse With Wound, The Sylvie And Babs Hi-Fi Companion, 1985. Le plus indus de la liste.
Erik M, Zygosis, 1999. Travail du platiniste sur la texture et le décalage.
Cassetteboy, The Parker Tapes, 2002. Irrévérent et hilarant.
DJ Shadow, Endtroducing, 1996. Hip-hop plunder.
Too Many DJ’s, As Heard On radio Soulwax part II, 2001. Mix-tape zinzin tous azimuts.