« Se dire » paysanne
Le sens du mot « paysan·ne » a longtemps été façonné par des dynamiques politiques et économiques. Hier dépréciatif, il a fini par devenir un marqueur de distinction et de résistance face au modèle agricole dominant. Des femmes paysannes nous racontent de quelles manières elle se réapproprient aujourd’hui ce terme et ce qu’il signifie pour elles.
Après la Seconde Guerre mondiale, sous l’impulsion de l’État, l’agriculture productiviste s’impose comme la norme légitime, reléguant progressivement la figure paysan·ne à une représentation archaïque et dépassée au profit de celle de l’agriculteur·rice (1). Toutefois, dès les années 1970, face aux impasses écologiques, sociales et économiques du système agro-industriel (2), le terme fait l’objet d’une réappropriation militante, inscrite dans une critique du capitalisme et portée par les gauches paysannes (3).
En 2024, dans le cadre d’un mémoire de recherche en sociologie, j’ai interrogé quatorze agricultrices en Occitanie sur les défis quotidiens auxquels elles faisaient face. Au fil des entretiens, l’affirmation d’une approche paysanne de leur métier est apparue comme une revendication centrale. Loin d’opposer de manière manichéenne les mondes agricoles – paysan et non paysan – l’intérêt est d’explorer les pratiques et référentiels mobilisés par ces femmes et la manière dont elles envisagent leur métier, avant tout comme un mode de vie.
Se définir contre l’exploitation
L’acte de se nommer, de s’auto-définir, constitue un geste politique permettant de se réapproprier son identité et de la défendre. Or, « se dire » paysanne ne se limite pas à une affirmation personnelle, mais participe à une redéfinition collective de l’identité paysanne dans un contexte agroalimentaire mondialisé. Si ce processus d’auto-identification est fondateur, la manière dont elles mobilisent ce terme toutefois varie : certaines l’adoptent systématiquement, d’autres l’utilisent de façon contextuelle. Si ces différences traduisent des trajectoires et des socialisations diverses, mais aussi des politisations différenciées, cette identité partagée s’affirme principalement dans une mise à distance des modèles dominants et dans l’organisation et la perception critique de leur quotidien. À l’inverse, le terme d’ « exploitante agricole » est rejetée par l’ensemble des personnes interrogées. Sonia, installée depuis une dizaine d’années en polyculture-élevage et boulange, exprime son malaise : « Je suis en double contradiction dans ce qui est aujourd’hui ma dénomination. Ça ne me va pas du tout. Je ne me reconnais ni dans l’un ni dans l’autre. Et je ne dis jamais… Enfin je veille à ne pas dire cheffe d’exploitation, ni agricultrice. Je dis vraiment paysanne. Je suis paysanne fromagère et boulangère ». Une revendication partagée par Pauline, 34 ans, installée en boulange : « Je me définis plus comme paysanne que boulangère et surtout pas exploitante. Alors que je suis cheffe d’exploitation dans mon statut. Mais ça, c’est clairement politique sur notre conception de l’agriculture ».
Co-produire avec le vivant
Parmi les discours des paysannes interrogées émerge une volonté affirmée de créer un nouveau rapport aux éléments naturels environnants. Cette relation à la nature dépasse les simples considérations techniques pour adopter une posture globale où la terre, les animaux et les cycles naturels s’inscrivent dans un équilibre d’interactions et de co-dépendances. Installée en apiculture depuis quelques années avec son compagnon, Camille décrit ainsi son approche :« Je pense qu’on est dans un modèle avec une vision assez holistique de notre projet et dans la façon de s’insérer dans notre territoire. C’est un fonctionnement de ferme globale ». Cette approche ne se résume pas à une simple organisation fonctionnelle de l’espace agricole, elle repose sur un imaginaire symbolique fort, où la paysanne entretient une relation de réciprocité avec son environnement. Le concept de co-production devient central pour comprendre leurs positionnements : il ne s’agit pas d’établir une relation d’exploitation avec la nature, mais de composer avec elle, en ajustant les pratiques aux variations des écosystèmes et aux aléas climatiques notamment. Maud, installée en polyculture élevage avec ses parents, parle également de « travailler avec le pays, avec le paysage ». Préserver ça au mieux. Y faire attention. Travailler avec des races locales, comme les Poulgascone, les Mirandaises ». Pour Virginie, installée en polyculture élevage depuis plus de 30 ans, « être paysan, c’est respecter la nature. En théorie, tous les agriculteurs sont censés respecter la nature. Ils collaborent avec elle. Il y en a beaucoup qui vont à l’encontre, qui la maltraitent. Entretenir le paysage, pour moi, fait partie intégrante de cette vision ».
L’éthique de l’attention : un mode d’action paysan
L’attention portée à soi, aux autres, à ses pratiques et à l’environnement peut être perçue comme un trait distinctif de la profession paysanne, définissant les « bonnes et mauvaises pratiques ». La sociologue Geneviève Pruvost (4) parle de « care environnemental », une attention diffuse dans toutes les sphères du quotidien, où la gestion de la ferme devient indissociable de la gestion de la maisonnée et des relations aux autres vivants. Les paysages agricoles ne sont pas de simples terrains de production, mais des témoins vivants des convictions des paysan·nes. Leurs pratiques s’inscrivent dès lors dans une démarche éminemment politique, qu’elles soient ou non revendiquées comme telles. Sonia témoigne : « Le militantisme, on le fait tous les jours : en aimant des animaux, en reproduisant nos semences, en replantant des haies, en greffant des arbres… » Comme le dit Pauline : « La manif, c’est tous les jours pour moi».
L’engagement politique de ces paysannes se manifeste selon un spectre d’implication varié. Si toutes partagent les valeurs de la Confédération paysanne, leur lien avec le syndicat diffère : certaines y occupent des fonctions (politiques ou salariales), tandis que la plupart se limitent à une participation ponctuelle aux événements festifs. Peu d’entre elles prennent part aux manifestations ou aux actions directes, les contraintes du quotidien telles que la garde des enfants, le manque de temps, la charge de travail étant souvent avancées. Ainsi, s’ancrer dans un « mode paysan de pratiquer l’agriculture », n’implique pas un engagement politique et militant uniforme. Celui-ci se déploie selon des modalités diverses, allant d’une implication quotidienne et critique sur leur ferme à une participation plus militante au sein du syndicat. Ainsi, on observe des différences sociales dans leur adhésion et dans leur rapport au militantisme en faveur de l’agriculture paysanne. Par exemple, celles ayant un niveau d’études moins élevé partagent souvent les valeurs de ce modèle, mais elles ne semblent pas toujours s’emparer de ces revendications dans leur discours. Elles s’ancrent cependant par leur pratique dans ces luttes.
Comme le souligne le sociologue Jan Douwe van der Ploeg (5), la notion de militantisme ne se limite pas aux luttes visibles, mais passe par des pratiques alternatives, des luttes dites « feutrées », qui marquent une différenciation avec l’agriculture industrielle. Pour Florence, éleveuse de chèvres depuis 2008 : « C’est ça, la paysannerie. C’est cette proximité. C’est mettre de la sensibilité aussi dans ce que tu fais. Des individus et des êtres autour de toi. Et le fait d’être sur des petites échelles. Et que tu prends plus soin ».
(Re)conquérir son autonomie
Au cœur de leur pratique, l’autonomie décrite par ces paysannes ne se réduit pas à une indépendance économique ou matérielle, mais s’entend comme un projet pluridimensionnel touchant à l’organisation de la vie quotidienne, aux circuits économiques et aux formes de coopération locale. Pour Pauline, cela repose avant tout sur la capacité de « reprendre le pouvoir sur notre alimentation ». Cette affirmation passe par une production vivrière qui permet de limiter la dépendance aux circuits de distribution classiques. Virginie explique qu’elle fait tout de « A à Z », ce qui lui permet « d’être décisive » quant aux prix et aux circuits de vente. Cette indépendance dans la gestion économique renforce un pouvoir d’agir à divers niveaux, comme l’incarne Nadège: « La démarche paysanne, c’est d’être autonome, d’assumer et de retrouver de la valorisation sur les produits ». Affirmer son indépendance, c’est aussi refuser les logiques d’endettement et la dépendance à la mécanisation à outrance. Pauline revendique une rupture radicale avec le modèle agricole conventionnel : « Dire fuck à la coopérative, fuck à l’industrie agroalimentaire, fuck au vendeur de produits phytosanitaires et récupérer une autonomie ». Pour autant, ce positionnement ne signifie pas isolement. Virginie rejette l’idée d’autarcie : « On a besoin les uns des autres pour compléter le panier ». Ainsi, comme le soulignent la philosophe Sandra Laugier et le sociologue Albert Ogien (6), ces paysannes réhabilitent l’organisation de la vie matérielle comme une « politique en actes d’un nouveau monde en train de se faire » où finalement chaque geste devient un acte de résistance. Cette dernière peut être comprise non comme une forme de réaction mais comme une forme de production et de reproduction. Maud le résume ainsi : « C’est en étant paysanne que je peux vraiment faire l’écologie que je veux sans dépendre des lobbys, des trucs, des machins. Même si c’est sur un tout petit timbre poste du Gers, c’est un espace où personne ne me dit comment faire et où je peux faire mon écologie comme je la ressens ».
Être paysanne : une résistance sous tension
Il est cependant essentiel de ne pas idéaliser leur position. La plupart de ces paysannes font face à une précarité, principalement financière, liée à leurs choix de production, à leur statut professionnel, mais aussi à des facteurs structurels plus larges. La faiblesse des pensions de retraite agricoles en est un exemple frappant : en moyenne, une paysanne perçoit seulement 570 euros par mois (7). Ainsi, si la quête d’autonomie est revendiquée, elle peut parfois être une contrainte subie : faute de ressources, il ne reste d’autre option que de se débrouiller avec les moyens du bord. À ces défis économiques s’ajoutent des obstacles spécifiques, comme l’accès restreint aux terres ou à certains savoirs techniques, notamment la mécanique, des freins souvent liés au genre. De plus, bien qu’elles défendent un nouveau rapport à la nature, celui-ci demeure inscrit dans une logique productive. Être paysanne implique ainsi de composer avec de nombreuses difficultés, accentuées par le changement climatique et par un accès limité aux infrastructures rurales essentielles tels que les services de soin ou encore les différents lieux d’accueil pour les enfants, dont elles ont encore majoritairement la charge. De plus, s’ancrer dans un territoire implique souvent de prouver sa légitimité par un investissement intense dans le travail, s’inscrivant dans une forme de « méritocratie agricole », où la résistance devient un marqueur de reconnaissance. Dans ce contexte, adopter des traits perçus comme masculins – force, endurance – peut s’avérer nécessaire pour être perçue comme une égale, en particulier pour celles qui ne sont ni en couple ni issues d’une famille agricole locale. Toutefois, certaines des plus jeunes enquêtées remettent en question cette valorisation du travail acharné, se positionnant ainsi en rupture avec leurs aîné·es. Si toutes expriment, à des degrés divers et surtout en fonction des ressources dont elles disposent, une remise en question de leur place au sein des exploitations – notamment face aux assignations de genre et aux inégalités qu’elles rencontrent – seule une minorité se revendique ouvertement féministe. Le terme lui-même demeure rarement employé dans les entretiens, témoignant d’une certaine mise à distance. Pourtant, dans les faits, leurs luttes rejoignent incontestablement celles du féminisme, à travers leurs revendications pour un meilleur congé maternité, une reconnaissance accrue de leurs compétences techniques et politiques, ou encore une remise en cause de la répartition genrée des tâches. Cependant, pour une grande partie d’entre elles, la défense du modèle paysan constitue la priorité, reléguant parfois au second plan les enjeux liés au genre, bien que ces derniers soient intrinsèquement imbriqués. Pour Charline, la position de paysanne est indissociable de son identité de femme et de la reconquête de son pouvoir d’agir : « Je ne me sens pas paysan, je me sens paysanne. En tant que femme, c’est un truc qui est… Si on doit retrouver du pouvoir, c’est peut-être là aussi. Mais aussi pour soi-même. Tu te sens… Capable. Capable et prise dans quelque chose. Tu existes pour autre chose que pour notre utérus ou notre corps en général. Ou pour notre rôle social. »
Texte : Elie Toquet / Illustration : Ludo Adam
1. Ligneres, Ingrid. Les valeurs de la culture paysanne dans le monde agricole contemporain – Une enquête sociologique en Carcassonnais et en Roussillon. Thèse, 2015.
2. Martin, Jean-Philippe. Histoire de la nouvelle gauche paysanne. Des contestations des années 1960 à la Confédération paysanne. La Découverte, 2005.
3. Roullaud, Élise. « Luttes paysannes dans les années 68. Remise en cause d’un ordre social local. » Agone, vol. 51, no. 2, 2013, pp. 26-49.
4. Pruvost, Geneviève. La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte, dirigé par Geneviève Pruvost. La Découverte, 2024.
5. Van der Ploeg, Jan Douwe. The New Peasantries : Rural Development in Times of Globalization, Routledge, 2018.
6. Laugier, Sandra, et Albert Ogien. Le Principe démocratie : Enquête sur les nouvelles formes du politique. La Découverte, 2014.
7. Oxfam France. Agriculture : les inégalités sont dans le pré. 2023.