Numéro 19 régional

Tarn : Que silence se fasse !

La mobilisation contre un projet d’usine de bitume a mis en lumière de potentiels conflits d’intérêt entre élus et chefs d’entreprises. Le collectif No Bitume, non content de bloquer le projet, a tenté d’intervenir dans la procédure pénale, sans succès.

Au printemps 2023, les associations Lisle Environnement et Air Pastel entendent parler d’un projet d’implantation d’une usine de bitume à Montans, près de Gaillac. Une réunion publique est organisée dans la foulée. Quelques semaines plus tard un collectif informel se crée : No Bitume. Son objectif : bloquer la construction de l’usine. Il faut faire vite car la décision de l’implanter a été votée par la communauté d’agglomération Gaillac-Graulhet (Cagg) l’année précédente1 dans le cadre des attributions de terrains en zone d’activité. La présentation du projet en amont du vote se limitait à quelques lignes lapidaires. Autorisation environnementale, permis de construire et vente de la parcelle sont en cours de validation. La population de la commune de Lisle-sur-Tarn est en première ligne, à trois kilomètres de l’usine. Maryline Lherm, maire du village, se garde d’informer la population. Elle est pourtant vice-présidente de la Cagg2 et dirige la commission économique en charge de valider le projet d’usine. Idem pour Martine Souquet, maire de Gaillac, également vice-présidente : interpelée par l’opposition municipale et No Bitume, elle refuse d’entamer un débat public alors que l’usine va cracher ses particules nocives à huit kilomètres du bourg. À Montans, le maire s’abstient lors du vote à la Cagg et finit par signer le permis de construire sans opposer la moindre résistance.

À l’attaque

No Bitume se lance dans la bataille : mobilisation de la population, manif, tractage, interpellation des conseils municipaux et dépôt de trois recours juridiques (contre l’autorisation environnementale, la vente du terrain et le permis de construire). Parmi les arguments, il en est un qui soulève la curiosité : un conflit d’intérêt qui mêle le président de la Cagg, Paul Salvador (maire de Castelneau-de-Montmiral), et les entrepreneurs locaux commanditaires, les frères Laclau.3 Acteur incontournable du BTP local, la SGTP Laclau remporte la plupart des appels d’offre lancés par la Cagg. La famille Laclau étend son influence autour de Gaillac, par le biais de sociétés diverses, dont les chiffres d’affaire croissent irrémédiablement – avec comme fil rouge : la gestion de patrimoine immobilier. La proximité entre Salvador et Laclau est de notoriété publique. Il est moins connu qu’ils investissent ensemble leur capital au sein de sociétés qu’ils possèdent en commun, notamment via une société civile immobilière, Grésigne Résidences, dont le patrimoine est estimé à 16 millions d’euros. Pendant dix ans et jusqu’en 2022, Salvador a omis cette info dans sa déclaration d’intérêt annuelle (obligation pour certains mandats électifs, notamment les présidents d’agglo de plus de 20 000 habitant·es).

En avril 2023, les associations Lisle Environnement et Air Pastel alertent le préfet du Tarn et la procureure d’Albi sur ces proximités douteuses. Dès juin 2023, le parquet ouvre une enquête préliminaire, puis une information judiciaire en novembre. La juge d’instruction Blandine Arrial prend l’affaire en main et décide une perquisition au siège de la Cagg et de l’entreprise SGTP Laclau. En février 2024, la directrice générale des services de la Cagg dénonce le système Salvador à la justice, avant d’être mise sur la touche.4 En mai 2024, Salvador, les frères Laclau, ainsi que deux de leurs proches5, sont mis en garde à vue prolongée puis mis en examen des chefs de corruption, prise illégale d’intérêt, favoritisme, faux et usage de faux, déclaration mensongère.

Pantoufles au pénal

Ça chauffe à la communauté d’agglo ! Quelques membres du conseil communautaire tentent discrètement de pousser le président vers la sortie. Marilyne Lherm, retournant adroitement sa veste, devient turbulente et se verrait bien représenter l’alternative gagnante aux prochaines élections. Mais le président s’accroche et se fait payer ses frais de justice sur fonds public, par un vote du conseil communautaire qui lui accorde la « protection fonctionnelle ».

À l’été 2024, une nouvelle juge reprend le dossier (Claire de Agostini). Elle allège le contrôle judiciaire de Salvador. L’affaire se tasse : une instruction en France dure en moyenne trois ans, sans compter un éventuel procès, les appels, etc. Salvador peut tranquillement préparer sa réélection. Une victoire tout de même : le projet d’usine s’éloigne vu les probables embrouilles judiciaires et la présence d’un collectif mobilisé. Mais le ronron habituel se poursuit au sein de la Cagg, perturbée ça et là par quelques interventions remarquées de No Bitume : mobilisation pendant les séances du conseil communautaire, distribution de tracts, interpellation des élues par courrier, demande de rendez-vous…

On pourrait en rester là : si la juge estime que les éléments réunis lors de l’enquête ne justifient pas un procès, c’est classement sans suite et fin de l’aventure. Pour parer à cette éventualité, début 2024, avec le soutien de No Bitume, une trentaine de personnes se regroupe pour s’emparer d’une procédure peu connue et pourtant essentielle. La demande d’autorisation de plaider permet au simple quidam de se porter partie civile quand une procédure pénale touche un membre d’une administration publique. Un moyen de représenter et de défendre l’intérêt public quand l’institution concernée s’y refuse. Mais ce n’est pas simple : il faut d’abord en passer par le tribunal administratif (TA). Et celui-ci peut s’y opposer, comme ce fut le cas quelques mois plus tard, quand les personnes engagées reçoivent un avis négatif du TA de Toulouse. Le rendu est lacunaire. Qu’à cela ne tienne, les trente contestent le jugement devant le Conseil d’État en décembre 2024. Le verdict tombe en août 2025, et reprend les arguments du TA, sans même considérer le fait que Salvador est mis en cause au pénal. Les éléments à charge, protégés par le secret de l’instruction, sont mis de côté par des magistrats qui font le choix d’ignorer sciemment l’enquête en cours. L’arrêt du Conseil d’État stoppe net l’aventure des trente justiciers en herbe. Frais de procédure : cinq mille euros à la louche. La démocratie et la transparence, ça se paye et c’est pas donné ! Et sans garantie de résultat.

C’est donc une série d’obstacles qui finalement empêchent la population d’accéder à la procédure pénale quand celle-ci touche des personnes qui représentent l’intérêt public. Dommage que la constitution d’une partie civile soit tributaire d’une justice administrative manifestement peu encline à voir la population se mêler d’affaires qui la regardent pourtant au premier chef.

Texte : No Bitume / Illustration : Arthur Plateau


Anticor ne peut pas tout traiter

Début septembre, Nadine Nény, maire de Bonac-Irazein en Ariège, a été condamnée pour prise illégale d’intérêt pour avoir fait travailler son ex-mari, à 3 000 euros d’amende et deux ans d’inéligibilité. Partie civile dans cette affaire qui avait commencé en 2016, l’association Anticor intervient tant dans des affaires nationales (comme les multiples feuilletons Sarkozy) que dans des dossiers plus petits. Elle ne peut pas suivre tous les cas de corruption qui lui remontent. Le collectif No Bitume n’a par exemple pas obtenu le soutien de cette association. Maxence Lambert, juriste, fait partie des sept salarié·es de l’association, qui travaillent tous au siège parisien. Il explique : « Nous ne pouvons pas tout traiter. Notre tri ne s’opère pas en fonction de la taille de la commune ni de la taille de l’affaire. Nous regardons les faits, si nous avons des pièces à produire, si nous pouvons monter un dossier solide, et surtout si les faits entrent dans notre objet social. » Créée par les socio-démocrates Éric Halphen et Séverine Tessier en 2003, Anticor affiche actuellement « 75 groupes locaux » et « 163 procédures », dont, parmi les dernières, une lancée cet été contre le maire de Leucate (Aude) pour détournement de fonds publics et une contre Alain Rousset, président (depuis la nuit des temps) du conseil régional de Nouvelle-Aquitaine, pour prise illégale d’intérêts. Il lui est reproché d’avoir pris part au vote décidant de la prise en charge par l’argent public de ses frais d’avocats. Maxence Lambert rappelle que la procédure d’agrément pour qu’une association soit partie civile dans les affaires de « manquement à la probité » est « étrange » en France : elle dépend d’une décision du ministère de la Justice, « une personne que nous sommes susceptibles d’attaquer ensuite ». Le gouvernement Attal a énormément traîné des pieds pour renouveler le dernier agrément, l’octroyant finalement en septembre 2024. Il dure trois ans. Pour le prochain, en septembre 2027, « on ne sait pas à qui on devra le demander ».

Y.B

L’autorisation de plaider

L’administration judiciaire refuse au contribuable la possibilité de se porter partie civile quand une personne élue est prise en faute. Elle considère que le préjudice personnel est indirect et que c’est à la collectivité de se porter partie civile. Mais la parade est possible : un contribuable, si la collectivité refuse d’exercer ce droit, peut demander au tribunal administratif de représenter la collectivité – par le biais d’une demande d’autorisation de plaider. Cependant la jurisprudence est très restrictive, produite par des magistrats rigoristes visiblement agacés par ce type de recours, et impose donc la démonstration d’un « intérêt matériel suffisant » qui n’est pas énoncé par les règles de droit. Mais lorsque le dossier est encore à l’instruction, comment démontrer l’étendue du préjudice financier alors que les investigations sont en cours et que l’instruction est soumise au secret ? Par ailleurs, pourquoi ne pas admettre le préjudice moral des collectivités territoriales puisque la jurisprudence l’admet et que la loi ne l’exclut pas ?

Le droit au recours étant garanti par la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales1, il est manifeste que cette jurisprudence tatillonne empêche l’exercice d’une liberté fondamentale : la possibilité donnée à la population d’intervenir quand la probité des élues est gravement mise en cause. Un recours à la cour européenne des droits de l’homme aurait-il ses chances d’aboutir ?

 

Droit d’accès à un document administratif

La loi oblige toute administration publique à rendre accessible sur simple demande l’ensemble de ses pièces administratives : procès verbal, marchés publics, contrats de délégation, documents techniques, etc. Dans s faits, ce droit est rarement respecté. En cas de refus, il est possible de solliciter l’arbitrage d’une instance indépendante : la Cada (commission d’accès aux documents administratifs). Malheureusement, cette administration ne disposant d’aucun pouvoir coercitif, il est possible d’ignorer ses conclusions sans rien risquer. Seul un recours au tribunal administratif peut aboutir, ce qui induit des frais d’avocats, des mois de procédure… Voilà pourquoi le plus souvent les administrations ignorent simplement les demandes. Toutefois, en insistant – très – lourdement, on obtient des résultats.

À rappeler dans vos échanges avec l’administration : loi n°78-753 du 17 juillet 1978 instaurant un droit d’accès aux documents administratifs; article L311-1 du code des relations entre le public et l’administration. N’hésitez pas à nous contacter pour avoir des info sur ces procédures, notamment le recours à la CEDH (contact@nobitume.fr)

Représenter l’intérêt collectif

Dans le champ de la justice administrative, les associations peuvent lancer des recours (« ester en justice »), ce qui permet par exemple de contester les projets industriels dangereux ou polluants, comme l’usine de bitume de Montans. Dans le champ de la justice pénale, la possibilité qu’une association représente des intérêts collectifs est assez récente, dans le cas d’atteintes à la santé ou pour des faits de discriminations, par exemple. C’est également possible en matière de corruption, si l’association porteuse du recours dispose d’un agrément délivré par le ministère de la Justice. La demande d’autorisation de plaider est une procédure différente qui permet aux simples contribuables de se porter partie civile pour représenter l’intérêt commun dans des affaires de corruption qui touchent les administrations publiques. Se porter partie civile permet d’être représenté par un avocat, informé de la procédure, et partie prenante si un procès a lieu, en faisant valoir un préjudice. C’est surtout avoir accès au dossier d’instruction qui contient les éléments de l’enquête. Car il n’est pas rare que des affaires soient classées sans suite lorsque que les éléments à charge sont jugés insuffisants pour l’ouverture d’un procès. Ainsi les faits délictueux, témoignages et éléments matériels sont archivés, rendus inaccessibles, protégés par le secret d’une instruction close.

 

 

  1. Conseil communautaire du 20 juin 2022.
  2. Démissionnaire le 9 décembre 2024.
  3. La SGTP Laclau est associée pour ce projet à un mastodonte du BTP, NGE, par le biais d’une entreprise créée pour l’occasion : Matériaux et enrobés du Pastel.
  4. L’agent public est tenu au secret professionnel, mais obligation lui est faite de dénoncer crimes ou délits dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions (article 40 du code pénal).
  5. Cathy Bour, compagne de Sylvain Laclau, travaillant au service gestion foncière à l’agglo en 2022 et 2023, et Sabine Brosse, proche de Paul Salvador, directrice adjointe « attractivité et marketing territorial » de l’agglo entre 2020 et 2023.