Les mains dans le cambouis
Six cents listes dites « citoyennes et participatives » ont pris part aux élections municipales de 2020, dont 66 ont remporté la mairie. La coopérative Fréquence commune s’est spécialisée dans le conseil et l’accompagnement de ces élu·es et ces listes. Salariée de la structure en Creuse, Mathilde Houzé tire quelques enseignements de ces expériences.

Comment a commencé ce mouvement de listes participatives ?
La dénomination « listes citoyennes et participatives » (LCP) a émergé lors des élections municipales de 2020, avec des collectifs qui n’avaient pas tous exactement la même vision mais partageaient l’idée de « prendre le pouvoir pour le partager ». Appliquer ce principe au sein du conseil municipal, c’est d’abord partager le pouvoir entre l’ensemble des élu·es, pour que tous·tes puissent organiser des décisions avec les habitant·es. Un élu sans pouvoir ne va pas pouvoir partager. Entre 2020 et 2022 on a consacré beaucoup de temps avec ces communes à travailler aux manières d’organiser cette collégialité, qui avait été très peu investie, même dans des communes qu’on disait « participatives » comme Loos-en-Gohelle (Pas-de-Calais) ou Kingersheim (Alsace). Les maires étaient de « grandes figures » mais la décision n’était pas forcément très partagée au sein des conseils municipaux. À Saillans (Drôme) et dans d’autres communes, cette réflexion avait commencé. C’était les balbutiements.
Comment s’y sont pris les élu·es novices ?
Beaucoup de nouvelles et nouveaux élus ont pensé que la démocratisation de la municipalité passerait par les processus de décision au conseil municipal. L’idée revenait d’y donner la parole aux habitant·es, d’y organiser des débats. Mais en réalité les décisions sont prises bien avant la tenue du conseil, où on ne fait qu’entériner des délibérations déjà écrites et préparées. Le conseil donne une tribune, un moment de communication, mais pas de délibération en tant que telle.
Nous sommes sorti·es de cette focalisation, pour chercher à démocratiser l’élaboration des délibérations, des documents qui vont à la fin être votés en conseil.
Comment faire le tri entre toutes les décisions à prendre ?
Souvent, les équipes ont aussi cherché à ouvrir le bureau, instance généralement composée du maire et des adjoints, qui n’a pas d’existence légale. Il se réunit typiquement le lundi matin, et trois ou quatre personnes y décident de tout, depuis la nouvelle débroussailleuse jusqu’au plan local d’urbanisme. Donc beaucoup de communes ont ouvert cette instance, tout le monde pouvait venir, ce qui pouvait conduire à avoir, pour caricaturer, vingt avis sur la nouvelle débroussailleuse. C’était un peu compliqué. Il a fallu différencier, en quelque sorte, l’exécutif du législatif, distinction qui existe au niveau national mais qui n’est pas prévue au niveau local, où ceux qui exécutent sont aussi ceux qui délibèrent.
Acheter une débroussailleuse, renouveler du matériel, c’est de l’exécution, du fonctionnement quotidien, de même que certaines décisions qui relèvent de l’urgence. Cela peut se faire dans le bureau du lundi matin avec les personnes qui ont le plus de temps ; tandis que décider du plan d’urbanisme doit se faire dans un autre espace, un espace politique ouvert.
Ces espaces de délibération qui n’existaient pas dans beaucoup de municipalités ont été créés, souvent nommés « groupe de coordination » ou « groupe majoritaire ». Ils sont alimentés par les propositions des groupes de travail qui comprennent chacun un référent élu. Ces groupes sont parfois fermés, avec uniquement des élu·es, soit ouverts à des habitant·es.
Quel pouvoir peut avoir une assemblée des habitant·es ?
Du point de vue de la constitution, un conseil municipal ne peut pas se dessaisir de son pouvoir de décision. On ne peut pas écrire dans une délibération que le conseil va « décider avec les habitant·es ». Par exemple, Poitiers (90 000 habitant·es, la plus grande commune où une liste participative a été élue en 2020) a mis en place une « assemblée citoyenne et populaire ». Dans son règlement il était inscrit que l’assemblée était décisionnaire. Cela a été retoqué par la préfecture. La codécision avec les habitant·es ne peut donc être qu’un engagement moral. Il faut que les habitant·es aient quelqu’un en qui elles aient confiance car elles ne peuvent pas le·a contraindre autrement que par la parole. Poitiers a fait une pirouette dans le règlement pour dire que l’assemblée n’était pas décisionnaire tout en s’engageant à ce que ça le soit quand même. Le fait de prendre une délibération n’était pas nécessaire pour créer une assemblée, mais cette commune l’a fait pour lui donner une assise, une publicité. La ville de Poitiers a aussi voulu indemniser les participant·es à l’assemblée dont le quotient familial était inférieur à 1000 euros. La préfecture a attaqué cette délibération, qui a été validée finalement par le tribunal administratif de Poitiers en mars 2025.
Le cadre juridique de la rémunération des participant·es à ce type d’assemblées est encore flou. Dans certaines villes, rémunérer les habitant·es en tant que « contributeurs occasionnels au service public », a été validé, et parfois, cela a été retoqué. La métropole de Strasbourg indemnise par exemple cent personnes qui passent six week-ends pour travailler sur le tracé du tramway.
Comment sont gérées les indemnités ?
Des travaux sont en cours au sein d’Action commune, le réseau des collectifs citoyens qui ont présenté des LCP et ont parfois été élu·es, pour que le statut d’élu·e soit mieux reconnu et que ses indemnités soient plus justes. Par exemple un élu·e régional a une indemnité même s’il est dans l’opposition alors que beaucoup d’élu·es de majorités municipales qui s’impliquent beaucoup n’en touchent pas.
Par ailleurs, le fait que la maire d’une grande ville, Poitiers, tombe enceinte pendant son mandat, n’avait par exemple tout simplement pas été prévu tellement il était rare qu’une femme jeune accède à ce niveau de responsabilité. Une proposition de loi sur le statut de l’élu·e est en cours de discussion, pour remettre à plat le système d’indemnités, de congés, de maladie, de retraites, etc.
L’enveloppe des indemnités est plafonnée selon la taille de la commune mais chaque équipe peut choisir de les verser, par exemple, baisser les indemnités du maire et des adjoint·es pour rémunérer l’ensemble des onze élu·es [dans les communes de 100 à 499 habitant·es]. Beaucoup de listes citoyennes participatives ont expérimenté des modalités de répartition des indemnités différentes du schéma traditionnel « le maire a l’enveloppe maximale, les adjoints sont indemnisés, et rien pour les autres ».
Par exemple, à Castanet-Tolosan (Haute-Garonne), le maire perçoit l’enveloppe maximum parce qu’il est le seul à avoir arrêté complètement son activité, et tous les autres élu·es ont 400 euros quelle que soit leur délégation. À La Crèche (Deux-Sèvres), les conseillers de la minorité sont indemnisés, ce qui est très rare. La Montagne, dans l’agglomération de Nantes, a décidé que les retraité·es auraient 200 euros de moins que les autres élu·es parce qu’ils touchent une pension. Cela fait bondir certaines personnes qui estiment que l’indemnité peut compenser le fait de toucher une petite retraite. C’est complexe, mais au moins dans ces communes c’est un sujet mis sur la table.
Quel est le profil des élu·es des communes que vous suivez ?
Myriam Bachir a analysé la sociologie des élu·es de ces communes. On constate que ces équipes sont plus jeunes que dans les autres communes, plus diplômées, plus allochtones et avec plus de femmes. Objectiver cette sociologie permet de faire une autocritique pour les listes qui se disent plus démocratiques. Nicolas Rio et Marion Loisel, dans leur Lettre aux 500 000 (futurs) élus municipaux, pointent la question de la mixité sociale au sein des 35 000 conseils municipaux. Il et elle ont montré l’écart entre la diversité des catégories socio-professionnelles au sein de la population et celles des instances censées représenter ces habitant·es. En 2020, plusieurs listes, comme « l’Archipel citoyen » à Toulouse, ont testé des méthodes de mobilisation des catégories sous-représentées dans les instances municipales comme le tirage au sort. C’est possible que pour les élections de 2026 cette question de la mixité sociale soit plus prise en compte.
Ne risquez-vous pas de lisser les rapports sociaux sans mentionner les antagonismes et d’être dépolitisants ?
C’est une question au cœur de nos réflexions. Quand on prend le pouvoir, on le redonne à qui finalement ? Est-ce qu’on renforce les pouvoirs de certain·es ou est-ce que vraiment ça change la donne ? Une des critiques de la « participation », c’est que ce sont toujours les mêmes qui participent. Du coup partager le pouvoir, si c’est pour le partager avec les personnes les plus dotées, les personnes qui peuvent participer à ces espaces parce qu’elles ont le temps, parce qu’elles ont les moyens culturels, cela renforce des endroits où il y a déjà du pouvoir. Donc on cherche à s’assurer que lorsqu’on partage le pouvoir, on le partage avec une diversité de profils, de personnes. Sans parler de représentativité, au moins de diversité. On a beaucoup travaillé avec le tirage au sort par exemple, avec parfois une recherche de surreprésentation dans des quartiers prioritaires ou des quartiers où des personnes ont plus difficilement accès à des espaces de décision et de pouvoir.
Après, une question qui nous préoccupe c’est la place des groupes organisés dans les espaces de délibération.
Quand nous avons commencé nos accompagnements, nous avons constaté que nombre d’espaces de participation sont saturés par des présidents d’assos – je le mets au masculin volontairement -, ce qui peut dissuader la participation d’autres personnes qui ne trouvent pas leur place aux côtés de représentants aguerris au dialogue politique Ces présidents ont déjà accès aux élu·es, connaissent leur vocabulaire, les processus de décision et considèrent porter la parole des habitant·es. On se rend compte qu’il y a moins d’enjeu de pouvoir dans des espaces où il n’y a pas de représentants associatifs, que le dialogue est plus facile entre les gens qui ont des idées différentes. Quand les gens ne sont pas enfermé·es dans l’objectif de « rapporter » quelque chose à leur groupe d’origine.
Dans des discussions entre représentants d’organisation, ce qui se passe c’est de la négociation entre intérêts divergents. Ce sont des échanges comme « si tu prends ça, alors je prends ça. Si tu me concèdes ça, alors je peux te donner ça ». Ces mécanismes sont différents de la notion de délibération, cette sorte de « graal » qui est l’intérêt général, quand chacun·e dépasse ses propres intérêts pour chercher ensemble : « Par rapport à toute la société, qu’est-ce qui serait juste de prendre comme délibération ? ». Ces organisations sont néanmoins structurantes, il ne s’agit pas de les écarter.
Nous ne prétendons pas gommer toutes les questions d’inégalités. Une autre question récurrente est : « Est-ce que les personnes concernées doivent faire partie de la délibération ? » Avec un intérêt direct, c’est compliqué de prendre du recul. En même temps, ne pas associer les personnes concernées à une décision qui les concerne, éthiquement, ça pose question. On s’est dit que les réponses dépendaient peut-être du pouvoir dans la société : Les personnes qui ont le moins de pouvoir doivent être associées et celles qui en ont déjà beaucoup peuvent être mises en retrait du processus de délibération. Concrètement, si on parle des droits des LGBTQIA+ ou des droits des femmes, il s’agit de publics moins dotés en pouvoir dans la société. Donc si on traite de questions qui les concerne, on va plutôt les associer. En revanche, si on parle du plan d’urbanisme, on va essayer de faire en sorte qu’il n’y ait pas que des propriétaires terriens à la négociation.
Propos recueillis par Yann Bureller / illustration : Triton
Tirage au sort et porte-à-porte
Le rapport Prendre le pouvoir pour le partager, publié par Fréquence commune en mai 2025, revient en détail sur des pratiques promues par la coopérative, considérées comme favorables pour ce partage, et notamment le tirage au sort. D’après ce rapport, habituellement « seulement 6 % » des personnes répondent favorablement quand elles sont sollicitées au hasard pour participer à une réunion « citoyenne ». Face à ce très faible chiffre, Fréquence commune met en avant une vision approfondie du tirage au sort « sur cadastre doublé d’un porte à porte ». Au lieu d’utiliser la liste électorale ou l’annuaire téléphonique comme cela se fait souvent, ce tirage est fait sur toutes les adresses, tous les bâtiments habités de la commune. Les personnes qui organisent le tirage se rendent physiquement à ces adresses, en porte-à-porte, pour proposer de venir la réunion, et toquent à la porte voisine si jamais la première porte est fermée ou la personne refuse.
D’après Fréquence commune, avec cette méthode, qui demande un peu plus d’investissement, ce sont non plus 6 % mais 27 % des personnes tirées au sort qui se déplaceront pour une réunion publique.
L’analyse sociologique des panels des personnes tiré·es au sort qui acceptent de participer lors du porte-à-porte témoigne de profils bien plus diversifiés du point de vue des catégories socioprofessionnelles, genre et âge, que ceux que l’on peut retrouver habituellement. Un panel de personnes volontaires est traditionnellement plus masculin, plus âgé et composé essentiellement de catégories socioprofessionnelles favorisées. « Par exemple, dans la commune de Pélussin (Loire), il était composé à 25 % d’ouvrier·ères et 25 % d’employé·es, de 50 % de femmes et de 63 % de personnes de moins de 45 ans. »
