Privé de cascade
Le village de Salles-la-Source en Aveyron est peu commun : au beau milieu du village une immense cascade jaillit. Pourtant il y a un siècle, des notables l’assèchent afin de produire de l’électricité. Depuis quatorze ans, une mobilisation tente de mettre fin à des décennies d’illégalité.
« Le site de Salles-la-Source est l’un des plus merveilleux de France » déclare au XIXe siècle le géographe anarchiste Élisée Reclus. Quant à son frère Onésime, en 1887 il en fait une dictée pour le certificat d’études national. Tous les enfants d’alors apprennent à écrire grâce au « Cirque de Salles-la-source, où bondit le Craynaux qui serait un cristal transparent si l’homme le laissait à ses libres allures » (1). Mais ce joyau est subitement asséché. « » Ils » ont pris toute l’eau de la source », déclare en 1934 un habitant à l’administrateur régional en charge de l’eau. Ce dernier constate désabusé « que la Source (…) alimentait -auparavant- une magnifique cascade » (2). La faute en revient à Amédée Vidal, sénateur de l’Aveyron. En 1930 il rachète les droits d’eau de plusieurs moulins, et obtient l’accord de la mairie de bâtir une conduite souterraine de plusieurs centaines de mètres… pour 10 francs (l’équivalent de cinq kilos de pain de l’époque), tout en supprimant au passage des lavoirs publics. Toujours sans gêne, Vidal bâtit en contre-bas une usine hydroélectrique, ainsi qu’une grosse manufacture en plein centre du village. Et pour éteindre toute contestation, il y embauche les meuniers et leurs familles. Gabriel Droc, ingénieur des travaux publics natifs de Salles-la-source, est le premier à flairer l’arnaque : « Il est probable qu’il y ait quelque arrangement souterrain entre la mairie, la préfecture et l’usine qui assurait l’électrification du village » écrit-il en 1930. Dans les ruelles un mot commence à tourner : « Halte à l’accapareur ; Qui pour notre malheur ; Et pour garnir sa bourse ; A fait Salles sans Source » (3).
Noblesse oblige
Les meuniers situés le long de la rivière vont réagir et portent l’affaire en justice. En effet, l’installation fonctionne par éclusées : l’eau s’accumule derrière le barrage souterrain dont la réserve se remplit en l’espace d’une journée. Et matin et soir l’eau est relâchée durant une heure, et se déverse dans la rivière locale, le Créneau. Dans ces courtes périodes les meuniers situés en aval peuvent travailler, un peu. Suite à un avis du Conseil d’État de 1946, leur contestation aurait dû obliger l’industriel à faire une demande de concession afin de légaliser son usine. Une décision qui restera inappliquée des décennies, durant lesquelles les meuniers, ruinés, vont un à un fermer boutique.
Dans les années 1970, l’installation se retrouve entre les mains du gendre de Vidal, Pierre Guibert, ancien directeur de la gendarmerie et de la Justice militaire, auquel vient se joindre Étienne Bastide, président de la Chambre de commerce, vice-président du Conseil départemental et… directeur national d’EDF. En 1972, le Conseil d’État va même accorder l’absolution à ces notables, en leur reconnaissant une « puissance fondée en titre ». Cette dernière est une fameuse exception à l’abolition des privilèges du 4 août 1789. À l’époque, craignant la famine, l’Assemblée Constituante laisse ses droits d’eau aux meuniers, dont les héritiers profitent encore deux siècles plus tard.
Pourtant, en théorie, ce droit s’hérite ou s’achète, et suppose que l’installation demeure exactement dans le même état qu’avant la Révolution. Mais à Salles-la-Source, nous sommes aux antipodes de cette situation. En effet, une quinzaine de droits de moulins ont été réunis, ce qui est interdit ; le barrage a été déplacé à l’intérieur de la falaise ; et la nouvelle usine est située en aval bien au-delà du dernier moulin. Mieux encore, ce n’est plus l’eau de la rivière qui est utilisée mais de l’eau souterraine dont le statut juridique est différent…
Nous arrivons désormais en 1980. La concession est enfin signée, trente-quatre années après la décision du Conseil d’État de 1946. Les turbines appartiennent désormais au petit-fils, Jean-Gérard Guibert, qui gère l’installation depuis Puteaux, ville cossue des Hauts-de-Seine. En 2005 une première condamnation arrive : une forte amende à régler à l’un des anciens propriétaires des moulins en amont, à qui Guibert ne veut plus offrir l’électricité promise en échange de ses droits. L’homme d’affaire est alors placé en liquidation judiciaire en 2006. Il en sortira miraculeusement grâce à un ami bienfaiteur qui renfloue les caisses : Geniès Imbert, secret mais influent financier, ancien directeur de BTP en Afrique puis de trading international au Luxembourg.
Ferrailler sans cesse
En 2010, une enquête publique provoque un électrochoc. Annoncée par surprise, elle propose de doubler la puissance de l’installation dans le site protégé. Beaucoup en ont assez d’une cascade où ne s’écoule qu’un filet d’eau. Se constitue rapidement l’association Ranimons la cascade. Face à l’avis favorable, elle multiplie les actions : bousculades devant la préfecture ; crieuses d’utilité publiques « Les Boudeuses » ; interpellations physiques de ministres et personnalités ; routes redécorées, et musée des arnaques avec son « tabouret à s’asseoir sur les décisions de justice ». Ce qui leur vaudra des articles dans le Canard enchaîné, et Une de la presse Baylet. Venu en soutien lors d’une projection de Pas vu pas pris, Pierre Carles déclare que le titre de son film pourrait résumer toute « l’incroyable histoire de la cascade. Il a fallu qu’un groupe déterminé d’habitants du lieu brise le fatalisme de près d’un siècle qui pesait sur cet abracadabrantesque dossier ». Alors certes, la conduite forcée qui assèche en amont la cascade et qui traverse le village, n’a pas été sabotée. Lorsqu’elle a spectaculairement explosé en 1971, les dégâts au sein du village, ont eu de quoi faire réfléchir… Puis, à chaque lutte sa stratégie, pourvu qu’elle soit gagnante.
Ranimons la cascade tente donc de contraindre l’administration : la commission d’accès aux documents administratifs leur donnera raison dix fois. Puis au printemps 2015, poussé par le collectif et des élu·es, le préfet demande au ministère de l’Environnement une mission d’enquête pour tenter de dénouer l’imbroglio. Cette dernière est présidée par Nicolas Forray, qui vient de produire des rapports sur Notre-Dame-des-Landes et Sivens. Ici, les résultats concluent à un « fiasco administratif ». Cette mission précise que « l’association a soulevé à juste titre plusieurs points critiques sur lesquels les services de l’État ont été défaillants », et dénonce la complicité d’EDF, ainsi que l’utilisation abusive de prétendus droits. « Il s’agit de clore de façon complète la concession échue depuis 2005 », affirme Nicolas Forray, qui laisse alors deux choix à la municipalité : continuer à exploiter l’installation illégale en laissant un débit un peu plus important de la cascade… tant que la conduite forcée tient le coup ; ou tout arrêter et laisser la rivière et la cascade à leur état naturel. La mairie prend cette seconde option. Ce qui amène le préfet à prendre un arrêté de fermeture de l’installation en 2016. En fêtant le sixième anniversaire de son action, l’association trinque enfin à la cascade retrouvée…
Sauf que le succès est de courte durée. La Société hydroélectrique a gagné un référé, les juges se basant sur la fameuse « puissance fondée en titre » reconnue à l’installation en 1972 par le Conseil d’État. L’association ne lâche toujours rien et fait appel en 2020, avec de nombreuses pièces historiques et les plans des moulins à différentes époques.
Un moulin qui ne va plus si vite
En 2022, Guibert est condamné pour abus de biens sociaux à 9000 euros d’amende, dont 3000 avec sursis, et trois ans d’interdiction de gérer une SARL. La peine semble très faible, car les faits incriminés sont le détournement de 600 000 euros du compte de l’entreprise vers le compte personnel du gérant, afin de simuler l’insolvabilité pour ne pas payer la taxe due à la mairie. En 2024, une nouvelle fraude est mise à jour. L’entreprise a signé un contrat de vente de l’électricité avec EDF. En échange d’investissements pour moderniser son installation, elle pouvait bénéficier d’un doublement du tarif de vente. Pourtant le gérant n’effectue aucuns travaux. Sous la pression du collectif, le préfet lui retire donc son certificat, avec obligation de rembourser à EDF le trop perçu depuis douze ans. Touchée mais pas coulée, l’entreprise continue néanmoins à produire. Mais l’association n’a pas dit son dernier mot .
À l’heure où les barrages pourraient être privatisés au profit de grands groupes, on ne peut que s’interroger sur les défaillances de l’État, incapable de reprendre la main sur quelques minuscules turbines d’un petit homme d’affaires de Puteaux. Si le dossier de la cascade est un écheveau complexe de fils entrelacés, le fil central, qui permet aux habitants et habitantes de ne rien lâcher depuis près d’un siècle, est celui d’un idéal d’une justice démocratique… qui se fait attendre.
Texte : Bernard Gauvain et Loïc Santiago / Illustration : Léa Curtis
Un récit complet de cette mobilisation a été rédigé dans l’ouvrage « L’affaire de la cascade » de Bernard Gauvain; les citations de l’article en en sont extraites. Voir aussi l’article de Me Jean-Sébastien Boda « L’affaire de la Cascade de Salles-la-Source à l’épreuve du contentieux administratif » publié dans « La semaine juridique – Administrations et collectivités territoriales » avril 2024.
1) Une cascade aussi chantée par la poétesse romantique native la commune, Pauline de Flaugergues, amie de Georges Sand et comparée à André Chénier : « Combien d’eau ! Comme elle tombe ! Comme elle brille ! Que c’est beau ! C’est notre Tivoli, à nous ! » (dans « Entretien sur la beauté de la nature » où le Vallon de Marcillac est décrit) 2) Il s’appelle Henri Varlet. 3) Quatrain d’Adrien Couffignal.