Numéro 15 régional

Les écrans nous cassent la tête

Nous ne nous déplaçons plus sans écran, le monde s’organise à travers eux, même le bon vieil agenda scolaire est remplacé par l’agenda en ligne. La société se digitalise et ce n’est pas sans conséquences graves. En première ligne les enfants et les ados, dont le pouce scrolle à la vitesse de l’éclair et jongle d’une appli à un réseau pour atterrir au mieux sur une vidéo de chien faisant du trampoline. Sabine Duflo, psychologue, témoigne de ce nouveau fléau et des lourds dégâts sur la santé et la psychologie des nouvelles générations. Sans baisser les bras, elle s’attelle à soigner et à sensibiliser.

En tant que psychologue travaillant au sein d’une unité d’expertise (1), comment en êtes-vous arrivée à la conclusion que les écrans sont neurotoxiques ?

J’ai été formée à la thérapie systémique. C’est une approche qui conçoit l’enfant, l’adolescent·e, comme le résultat des interactions avec son environnement. C’est aussi une technique qui consiste à agir dessus afin de permettre un changement de comportement. Or cet environnement a été bouleversé depuis l’arrivée du numérique et en particulier des écrans nomades qui ont fait exploser le temps que nous passons devant. Notre écosystème est désormais un écosystème digital. La durée moyenne d’utilisation des écrans de l’ensemble des adolescent·es est actuellement de 6h48 par jour et pour les jeunes les plus anxieux, elle est de 8h12 ! (2) Non seulement le temps passé devant les écrans grignote sur toutes les activités classiques  – activités physiques, manuelles, échanges directs avec les autres – mais aussi sur nos besoins vitaux, en particulier le sommeil et l’activité physique.

Le problème des écrans touche-t-il plus une classe sociale qu’une autre ? Les classes aisées sont-elles davantage sensibilisées aux effets nocifs des écrans ?

Des études de terrain montrent une exposition plus importante dans les classes sociales peu diplômées, les milieux moins favorisés économiquement et culturellement, les familles monoparentales ainsi qu’une attention moins importante portée aux contenus. Cependant, en raison du caractère très addictif des applis les plus consultées par les enfants et les ados (réseaux sociaux, jeux vidéos en ligne, séries), tous les parents ont des difficultés à gérer le temps qu’y passent leurs enfants. Certains parents parviennent mieux à protéger leurs enfants que d’autres pour trois raisons. Tout d’abord parce qu’ils posent des règles d’encadrement strictes dès le départ. À cet égard, la règle des quatre pas – pas le matin, pas durant les repas, pas dans la chambre de l’enfant et pas avant le coucher- constitue une base facile à suivre et qui donne de bonnes habitudes à condition que les parents s’imposent également à eux-mêmes ces règles en présence de leur enfant. Mais aussi, parce qu’ils utilisent peu leur téléphone en présence de leurs enfants : ils sont disponibles pour eux.

Pornographie, violence, cyber-harcèlement sont des dangers liés à la consommation des écrans. Y a-t-il un profil de victime ? Cela touche-t-il davantage les filles que les garçons ?

Le premier contact avec les images pornographiques se fait de façon quasi concomitante avec l’âge d’accès au premier portable connecté. L’âge à partir duquel l’enfant devient possesseur d’un smartphone ne cesse de baisser d’année en année. 41 % des filles contre 30 % des garçons de moins de 25 ans ont eu leur premier téléphone mobile avant 12 ans. La première rencontre avec le porno se fait à peu près à cet âge. L’âge moyen d’exposition à la pornographie est de dix ans en France : cela signifie que nombreux sont celles et ceux qui y ont été exposés avant. (4)

La pornographie érotise la violence ; les rapports de domination homme-femme sont érigés en norme. Elle multiplie et encourage les stéréotypes sexistes, racistes. Et cette mise en scène de la violence sexuelle envers les femmes n’est pas cantonnée au porno. Cela concerne aussi les séries, les films. Il y a une « pornification » de la société qui inclue une banalisation de l’agression sexuelle des femmes.

Sans surprise, les filles se trouvent alors davantage touchées par les problèmes de santé mentale. Les résultats d’une enquête nationale publiés le 9 avril 2024 révèlent qu’un adolescent sur sept présente de graves risques de dépression. La tendance est beaucoup plus marquée chez les jeunes filles (5). Une fille sur quatre au collège (25,5 %) ou au lycée (23,1 %) déclare avoir déjà eu envie de mourir (contre respectivement 10,5 % et 9,9 % des garçons). Au cours de leur vie, près de 13 % des lycéens interrogés déclarent avoir fait une tentative de suicide avec une proportion deux fois plus importante chez les filles (17,4 %) que chez les garçons (8,4 %). Les contenus les plus regardés par les jeunes présentent une image des filles et des femmes chosifiée, rabaissée, conduisant les jeunes filles à avoir une image extrêmement dévalorisée d’elles-mêmes. Et in fine, ces contenus les poussent à se traiter elles-mêmes comme des choses. Sur les shorts de YouTube, sur TikTok mais aussi dans les séries, les filles apparaissent systématiquement sous des apparences hypersexualisées : bouche, fesses, sein de taille « hors norme ». Les adolescentes modèlent leur corps, leur visage, leurs expressions sur celles des héroïnes de séries, ou des influenceuses grâce aux filtres. Elles sont de plus en plus nombreuses à avoir recours à la médecine esthétique ou la chirurgie esthétique. Et de plus en plus tôt ! Comme si au XXIe siècle, la seule façon pour une femme d’être visible, c’est de se soumettre aux standards d’un désir masculin, lui-même sous contrôle.

Priver un ado ou un pré-ado d’un téléphone intelligent conduirait à l’exclure des réseaux sociaux et donc contribuerait à le dé-sociabiliser : que répondre à cet argument qu’on entend fréquemment ?

Les réseaux sociaux sont actuellement la principale façon qu’ont les jeunes de communiquer entre eux lorsqu’ils ne sont pas en présence les uns des autres au sein de leur établissement scolaire. Mais on leur remet un smartphone avant qu’ils aient appris à être en société, à interagir de façon adaptée et constructive. Or cet apprentissage ne peut se faire qu’au sein d’un groupe « à taille humaine », pas plus de 20, et avec la présence d’un adulte pour médiatiser ces échanges. Ce peut être l’entraîneur sportif, l’animatrice de colonie, le prof… Ces deux éléments – la taille du groupe, la présence d’un médiateur dont l’autorité est reconnue et acceptée – n’existe pas sur les réseaux.

Aujourd’hui, les enfants comme les adultes n’acceptent pas de s’ennuyer. Beaucoup de parents qui n’ont pas cédé aux écrans, se retrouvent à devoir nourrir sans cesse les enfants de loisirs pour parer à l’invasion des écrans.

En empêchant son enfant de s’ennuyer, en se précipitant pour chercher à le distraire chaque fois qu’il semble impatient, on lui envoie le signal qu’il n’a pas la capacité de trouver en lui les moyens de s’apaiser. « Penser, réfléchir » ne peuvent se faire qu’à l’abri des stimulations extérieures, de toute agitation. De ce point de vue, les contenus audiovisuels dont raffolent les enfants, c’est-à-dire surchargés en saillance et d’images qui obnubilent, les distraient de façon très puissante, en continu et ce faisant les empêchent de se centrer sur eux-mêmes et de penser. Ils ont le même effet qu’une drogue.

Existe-t-il des structures adaptées pour gérer des enfants et des ados en souffrance aujourd’hui ?

Actuellement dans le secteur public, il existe à ma connaissance uniquement deux structures dédiées aux enfants ou adolescents victimes des écrans. Celle du docteur Sylvie Dieu Osika à l’hôpital Jean Verdier à Bondy pour les enfants de 0 à 3 ans. Et celle dont je m’occupe à l’EPSM Georges Daumezon à Fleury les Aubrais, dédiée aux ados, sous la direction du docteur Dupuch (6). Cette consultation fonctionne une journée par semaine. Autant dire que c’est une goutte d’eau dans un océan. Même en multipliant les consultations de ce type nous ne parviendrons pas à enrayer un phénomène qui est sociétal et qui représente un véritable enjeu de santé publique.

 

Un environnement envahi d’écrans empêche-t-il de faire société ?

Nous sommes par nature des animaux sociaux, nous aimons vivre en groupe, échanger, nous entraider. La numérisation de tous les secteurs de l’économie a créé une forme de déshumanisation. Faire ses courses dans un magasin, se rendre à la banque, à la poste, aux impôts, à la SNCF, dans une agence de voyage : toutes ces démarches qui autrefois impliquaient l’échange entre les personnes ont quasiment disparu. Nous pouvons tout faire « seuls » et le plus souvent nous n’avons pas d’autre choix. Si cette déshumanisation représente un gain financier pour les entreprises, représente-t-elle un surplus de bonheur pour les individus ? Certes le face à face avec nos écrans nous distrait de nous-mêmes et il nous permet bien souvent d’échapper à un sentiment d’isolement. Les jeunes passent en moyenne trois heures par jour sur les réseaux sociaux avec une utilisation plus élevée chez les filles que chez les garçons. Ils utilisent les réseaux sociaux pour discuter avec leurs amis, partager des photos et des vidéos, suivre des influenceurs et des célébrités. Cependant on observe chez les gros utilisateurs (plus de deux heures par jour) des troubles du sommeil, de l’anxiété, du stress et parfois des idées suicidaires. Par ailleurs, l’annulation totale de l’aspect corporel de l’échange a un coût. Passer un temps important sur les réseaux sociaux (plus de deux heures par jour) nous rend moins habiles socialement : nous décodons moins bien les émotions chez l’autre, nous sommes plus en difficulté dans les relations réelles. Nous savons que tout contact humain – sourires, mots aimables, caresses – stimulent l’ocytocine, parfois appelée l’hormone de l’amour ou de l’attachement. Cette hormone joue un rôle important dans la diminution du stress, de l’anxiété. Être en contact réel avec les autres, les aider, leur porter assistance, les toucher nous fait du bien.

Des campagnes de sensibilisation au danger des écrans commencent à voir le jour, y a-t-il des mesures qui réussissent à protéger les enfants et adolescent·es ?

Aujourd’hui, il n’y a pas d’action possible sans une validation européenne. Le DSA (Digital service act) travaille à une responsabilisation des plateformes. À titre d’exemple, la loi confie à l’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) le soin d’établir un référentiel fixant les exigences techniques minimum auxquelles devront se conformer les systèmes de vérification d’âge des sites pornographiques, sous peine de lourdes amendes. Aucun contenu pornographique ne pourra être affiché sur l’écran du site, tant que le contrôle de l’âge de l’utilisateur ne sera pas vérifié. Ce référentiel devra être publié et les sites pornographiques auront trois mois pour le respecter. 

Aujourd’hui, les écrans sont partout, à l’école, dans la rue, dans nos poches. Militer pour la santé environnementale ne revient-il pas à militer pour un changement radical de société ?

Plutôt qu’un changement radical de société, je le considère comme une lutte pour la préservation de ce qui fait notre humanité : le lien humain, la présence à l’autre dans le réel de la vie. Les écrans mettent des barrières entre nous. Trop souvent ils donnent une illusion de groupe alors qu’ils favorisent davantage la coexistence des égos et la soumission à des leaders d’influence. Se regarder dans les yeux, se prendre par la main, s’enlacer, se dire « tu existes et tu as de la valeur pour moi », est ce qui nous fait tenir debout, et nous permet d’avancer.

1) Consultation ETAP : Éducation thérapeutique, addictions ados écrans, psychotrauma. Cette unité fonctionne depuis septembre 2024 au sein de l’EPSM (établissement public de santé mentale) de Daumezon.

2) Étude Ipsos de 2022.

3) « Les écrans et les jeux vidéo », la MIDECA (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives), www.drogues.gouv.fr.

4) « Nos enfants face à la pornographie », www.revuepolitique.fr, 6 mars 2023.

5) Enquête nationale en collèges et en lycées chez les adolescent·es sur la santé et les substances (EnCLASS 2022) effectuée par questionnaire auto-administré et anonyme qui a recueilli les réponses de 9 337 élèves du secondaire en 2022.

6) Consultation ETAP.

Ils ne décrochent plus des écrans, comment protéger nos enfants et nos adolescents, L’échappée, 2024.

Dans cet ouvrage, qui fait l’effet d’une bombe dans le milieu médical et celui de la psychologie, Sabine Duflo montre un lien de causalité entre les écrans et l’augmentation des comportements autistiques ou des troubles de déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité. Elle affirme qu’ils ne seraient pas uniquement liés aux gènes ou à la biologie, mais peuvent être causés par l’environnement de l’enfant. En proposant à ses jeunes patients la suppression totale de l’écran au domicile, elle constate au fil des mois une diminution des ces symptômes. L’autrice donne aussi des exemples d’adolescent·es pour qui la réduction de temps passé devant leurs écrans atténuent leurs graves souffrances. Elle dénonce fermement un lobby des écrans, qui a longtemps verrouillé les messages de prévention et de sensibilisation des dangers d’un environnement axé sur le digital.

Le collectif Attention

Cette association refuse tout financement public pour assurer son indépendance, et rassemble plusieurs collectifs et associations engagées dans un travail de prévention, d’information et d’aide concernant les dégâts engendrés par cette économie du numérique. Certains sont spécialisés dans la prévention de la santé : CoSE (fondé en 2017 par Sabine Duflo) mais aussi Lève les yeux, Alerte Écrans, Pacte Smartphone. D’autres sont impliqués dans le numérique éducatif : Collectif Coline, Pour une scolarité libre du numérique, Éducation numérique raisonnée. Il y a aussi un pan techno-critique avec des structures comme Écran Total, ainsi que toute une nébuleuse qui tourne autour du collectif Attention et qui veille aux enjeux démocratiques, à la protection des données (la Quadrature du Net, la Ligue des droits de l’homme, etc.), à la régulation de la publicité ou à l’impact écologique du numérique. Autant dire que la résistance se déploie ! Ensemble, ils et elles amènent de réelles propositions pour protéger les individus des dégâts causés par l’augmentation du temps de d’utilisation. Notamment, par un appel à une réelle politique publique de prévention, une lutte pour que les écrans ne remplacent pas les cahiers à l’école, ou pour l’interdiction des écrans publicitaires animés dans l’espace public. Le collectif promeut des recommandations comme les « quatre pas », mais aussi le « 5-10-15 » (pas d’écran avant cinq ans, pas plus d’une heure par jour avant dix ans, pas de smartphone avant 15 ans). L’idée étant de donner « une réponse collective à la hauteur de ces enjeux. »

+ d’infos : www.collectifattention.com

 

Propos recueilles par Lise / Illustrations : Pierro