Premier de cordée
Je montre les incisives au miroir de l’ascenseur en levant bien haut les deux majeurs. Allez bien vous faire foutre ! C’est aujourd’hui, c’est là, à portée de main, il va rejoindre ses morts, c’est fini pour lui. Ciao la grosse merde qui salit tout, qui détruit tout, t’as fait trop de mal, t’es le champion du mal sur terre, c’est prouvé, il y a même un indice qui permet d’évaluer ta nuisance, Cotation Assistée en Continu, et sur le peloton des quarante t’es le champion. L’ascenseur arrive à l’étage alors je le relance vers le sous-sol des cuisines pour savourer ce temps suspendu. J’adore cette cage dorée car elle me permet de voler de l’intime et de faire ce que je veux pendant les vingt-neuf secondes qui séparent les entrailles des larbins de ton étage rien qu’à toi. C’est l’ascenseur qu’on ne peut arrêter, personne ne peut l’appeler. Je tape le code secret qui permet d’accéder à ton étage et il se verrouille pour n’aller qu’à cet endroit et c’est là que je m’amuse. Je montre mes seins au miroir depuis que t’as essayé de les voir en me tendant une liasse de billets. Vingt-neuf secondes que tu ne pourras jamais te payer, vingt-neuf secondes de cette peau à l’air libre, cette peau que tes lèvres toutes fripées veulent embrasser pour une liasse de plus. Je reste torse nu jusqu’au dernier moment, juste avant que les portes s’ouvrent devant le sas et la caméra de Boris. Pauvre Boris, il va bientôt être au chômage technique, à moins que son contrat stipule qu’il demeure le garde de ton corps même mort. Ah ah, garde du corps mort, Boris ! L’ascenseur est revenu aux cuisines, un collègue me demande si j’ai oublié quelque chose, je lui dis, je croyais mais en fait non, et je refais le code magique. Je suis la seule du staff à connaître ce code car je suis ta préférée, ta promise, la seule que ta paranoïa laisse approcher. Vingt-neuf secondes, c’est reparti, l’ascenseur remonte vers toi. Je regarde le jus d’orange, ton jus d’orange, celui que je te prépare chaque matin où tu nous fais l’honneur de ta présence à la tour Odéon, avec les oranges que je vais chercher avant l’aube, ces oranges au goût inoubliable, ce goût que tu n’as jamais connu ailleurs, ni à Palerme, ni à Shanghai, ni à Saint-Barth, ce goût dont je te rends dépendant pour être sûre que tu boiras le grand verre nécessaire à ton trépas. Je plonge l’index dans le liquide pour le goûter. Il est vraiment parfait, tout comme cette manucure. Dire qu’il y a cinq ans je ne savais pas ce qu’était un cuticule. Je fais du chemin pour venir jusqu’à toi. J’endure les blagues graveleuses, les jupes cintrées et les œillades libidineuses pour gravir les échelons. Je regrette que tu ne puisses pas apprécier, à l’instant où ton corps te dira que c’est la fin, toute l’ingénierie que je mets dans le jus d’aujourd’hui. Toi qui aimes tant le ton de ma voix, je dois te raconter mes nuits. Je connais tous les poisons de toute l’histoire des maîtres espions. J’apprends à distiller les plantes les plus féroces, à en extraire les sucs les plus meurtriers, à maîtriser les réactions croisées d’un paquet de neurotoxiques. Je prends des risques pour toi, je teste mes distillats et mes composés purifiés, avec la bonne dilution prévue pour l’au-delà, jouant sur les quantités pour éviter le seuil d’effet. Je me tords les boyaux des nuits entières, je crépis mes chiottes de ma chiasse et de ma gerbe. Ça m’arrive aussi de bien planer. Le cahier des charges est simple et non négociable : inconnu, incolore, inodore, insipide, indétectable, provoquant un arrêt cardiaque et seulement un arrêt cardiaque. Tout ça pour ton petit cœur, ton point faible. Il y a un bruit métallique très reconnaissable quand on approche de ton étage, la porte de l’ascenseur va bientôt s’ouvrir. Je t’apporte le dosage miraculeux que seul le jus d’orange pressé parvient à masquer. J’ajuste le tailleur et vérifie la perfection du maquillage. Demain je prétexte le choc émotionnel et obtiens un arrêt de travail. Dans un mois je pose ma démission. Adieu mascara.
Une alarme stridente, de plus en plus impérieuse se déclenche, accompagnée d’une lumière rouge intermittente. Je suis repérée. Le son ne cesse de gagner en volume. J’angoisse, je cherche une issue, désespérée. Il n’y en a pas, je panique, j’étouffe. L’ascenseur n’a plus de porte, c’est un cube de métal froid sans aucune issue : un cercueil. Ma respiration s’accélère, je sens qu’il y a une solution mais je ne peux y accéder. Je me concentre de toutes mes forces, j’essaie, échoue. J’essaie à nouveau j’ai l’impression de devoir mobiliser une force incommensurable. Je lutte contre l’inertie, tout mon corps est lourd, je sens que si je m’abandonne à cette force tout est perdu, je cours un grand risque. J’ouvre un œil, il se fixe sur le rebord de la fenêtre en PVC de la chambre minable dans laquelle je suis logée. Les jobs saisonniers, c’est nourri-logé. J’ai l’impression d’avoir couru un marathon. Progressivement des bribes du rêve me reviennent à l’esprit. Ma respiration ralentit, jusqu’à reprendre un cours normal. Encore ce rêve, mais cette fois-ci la fin est différente, étouffante, cauchemardesque : je suis prise au piège. Le plan parfaitement conçu, prémédité, déraille. Tout était si réel, tellement précis, tellement matière, à la frontière du souvenir. Je frissonne. Je repense à ce qu’on m’a dit du rêve aborigène, qu’il est un endroit qui unit passé, présent et futur, au temps qui n’est pas linéaire mais plutôt un genre de mille-feuille contenant mille variations. Et si ce rêve était une variation du monde-matière dans lequel j’évolue, une variation assassine tout aussi réelle que cette chambre minable. Une variation dans laquelle je n’ai pas de remords, pas de doute, où tout est simple, binaire. Je suis confuse, fragmentée, tiraillée entre une terreur profonde et peut-être, malgré tout, une pointe d’excitation. J’ai l’impression que s’ouvre à moi une compréhension subtile, qu’un fil tangible existe entre ces mondes, un lien qu’il m’appartient de découvrir. Pour l’instant je suis attendue en cuisine : service du petit déjeuner et exigences de riches industriels à satisfaire. Ce job c’est l’aboutissement de hasards malheureux conjugués à l’instinct de survie. J’avais pas trop de choix quand ça a mal tourné avec mes vieux. Et puis les saisons, ça me plaît : je bouge, nomade, sans attache. J’en ai aussi découvert le revers : l’aliénation à coup d’humiliation et de mépris. Recrutée par une chaîne de services de luxe pour multimilliardaires, me voici au service des plus grandes fortunes d’Europe. Ceux qui pensent que tout a un prix, qui réduisent le reste du monde à des choses, des objets dont le but est de servir. Le rêve me donne de l’inspiration, il a éveillé mes colères millénaires. Celles de mes ancêtres et contemporain·es employé·es dans les mines, sur les champs de batailles, les usines, les bordels, le service des riches. Les histoires de domination se répètent, comme un vieux schéma aux émanations d’essence, mais existent aussi des variations d’entraide et de lutte et je choisis l’alliance avec mes ancêtres sorcières, pirates, herboristes et folles. Certains gestes restent et ont un goût d’éternité. Cette année, je suis affectée au service personnel d’un très riche paranoïaque qui possède, entre autres, la chaîne hôtelière dans laquelle je travaille. Il loge ici même, au dernier étage de l’établissement. Le rêve est fidèle. Je ne suis pas capable de donner la mort, mais j’ai comme l’intuition qu’elle rôde tout près, peut-être que le temps est venu et qu’elle n’a pas besoin de moi.
Elle m’écrase le crâne de la pointe de ses talons. Elle écrase des crânes en permanence, c’est sa façon d’exister. Elle aime faire les cent pas sur le deck du yacht quand elle négocie des gros prix. Je ne connais pas l’épaisseur qui sépare son plancher de mon plafond, celui des cuisines où je suis commise. Il paraît qu’elle vient de devenir première fortune suite au décès de la précédente première fortune. Je n’ai pas trop suivi l’actualité, je passe tout mon temps libre à faire de la plongée. Je passe tous les diplômes, j’acquiers tout le matériel et je commence les expériences qui s’amusent de la mort. Je connais tous les gaz de l’histoire des maîtres espions. L’hélium est magique, il commence par endormir avant de tuer. C’est un gaz naturellement présent dans l’organisme et les paliers de décompression servent à l’éliminer. S’il reste des traces dans un corps mort, l’autopsie juge une remontée trop rapide. Le souci réside en sa légèreté. Il est plus léger que le mélange des blocs de plongée. Il faut imaginer plusieurs étages de gaz différents. Sur le haut, le mélange attendu pour permettre la descente jusqu’à l’épave à cinquante mètres de profondeur et le mélange létal qui se libère dans un second temps. Un gaz à forte densité doit venir écraser l’hélium dans le fond de la bouteille, séparant les deux couches pour les rendre non miscibles. Je vais pas détailler tous les essais que je fais. Pour info le butane est parfait. Le reste n’est plus que dosages, prévoir l’air utilisé pour gonfler le stab, celui utilisé pour la descente et enfin réduire au minimum l’usage du butane pour que les bouffées qui en sont chargées puissent être inspirées sans dégoût. Parce que c’est vraiment pas bon. Rien à voir avec l’hélium. C’est tellement doux et agréable l’arrivée de l’hélium dans le corps qu’il est difficile de ne pas succomber à cette ivresse des profondeurs. Je fais l’expérience debout, le bloc de plongée posé sur une commode. En m’écroulant au sol, le détendeur me sort de la bouche, l’air remplace petit à petit le gaz mortel et je reprends connaissance, allongée sur un matelas, découvrant le monde à travers les vitres d’un masque embué. Je fais un autre test, je suis à une trentaine de mètres de profondeur, j’ai un second bloc tout à fait conforme à la survie sous l’eau. Je suis tellement bien sous hélium que je vois des sirènes queer me donner la sérénade, c’est multicolore et pailleté, sauf que je confonds les sirènes avec une palanquée venue me secourir. Deux types me réaniment en me passant tour à tour leur air comprimé. Ils sont flous, ils gagnent en netteté, leurs contours sont désormais parfaitement dessinés. Ils tentent de comprendre le nombre improbable de tuyaux qui m’entourent, je les laisse à leur incrédulité et poursuis tranquillement ma plongée, regrettant de ne pas leur proposer de s’enivrer. J’ai les larmes aux yeux, je mets cela sur le compte des échalotes que je suis en train d’émincer. Francis passe en courant, il se dirige vers les toilettes, probablement pour se vider l’estomac. Je lui ai servi une petite dose de jus d’orange, juste ce qu’il faut pour ne pas le voir de la journée. J’ai l’impression que mon esprit est trop brumeux pour me souvenir d’où me vient une telle astuce. Francis est responsable des plongées du yacht. Il devait descendre avec la première fortune voir l’épave à côté de laquelle nous mouillons. Je ne me vois pas le tuer, il n’est pas assez fortuné à mon goût. Il aurait tenté de la secourir. Elle est tellement têtue, sûre d’elle, au-dessus de tout, elle ne supporte tellement pas les imprévus que je mise tout sur le fait qu’elle va décider de faire la plongée en solo. Ses talons claquent à nouveau au-dessus de ma tête. Bientôt je ne les entends plus. Elle les retire enfin pour enfiler ses chaussons de plongée et le silence va tout doucement la gagner.
Je lave le pont quand le souvenir du rêve fait irruption. Je suis presque soulagée de recevoir un nouveau message onirique des temps multiples. J’aime imaginer qu’il existe plusieurs variations d’une même réalité, surtout quand elle est merdique. J’ai envie de croire, de sentir que mes actes servent une toile complexe, un dessein collectif intemporel d’entraide et de partage. La mystique m’invite à donner la mort, le réel s’en charge, je me sens presque coupable. La saison dernière, à l’hôtel, le rêve a été mon guide, mon échappatoire : fantasmer l’assassinat de mon persécuteur a été d’un grand secours, ça m’a permis de tenir le coup. Le riche hôtelier est mort d’une crise cardiaque le matin même du dernier rêve. J’avais pris l’ascenseur, servi le petit déjeuner, écopé d’une apostrophe libidineuse, comme à l’accoutumée, mais cette fois-ci, soutenue par le rêve, j’avais failli répondre violemment, physiquement, après tout, j’en étais capable. Je m’étais finalement contentée de le fusiller du regard, un regard froid contenant toutes nos colères millénaires. Il ne s’y attendait pas, je crois l’avoir mis mal à l’aise. Je me souviens avoir pensé que venait d’advenir un changement de variation, finalement c’était possible. Un simple changement de posture avait modifié la réalité. Un peu. La culpabilité avait suivi de près la sidération, lorsqu’on m’apprit la macabre nouvelle. Heureusement, c’est Boris qui s’est avéré être le dernier à avoir vu vivante notre ex-première fortune. Soupçonné, il fut interrogé et même placé en détention provisoire, simplement parce qu’une extraction sociale basse est clairement un indice de culpabilité. Boris n’avait ni les codes ni le réseau pour éviter tout ça. J’ai des sueurs froides en imaginant mon sort si j’avais été à sa place. J’aurais paru suspecte, c’est certain. L’enquête avait finalement conclu à une mort de cause naturelle. Je restais hantée par ma dernière interaction visuelle avec le futur mort et par le tissage complexe et subtil reliant manifestement mes rêves et mes actes. Je frotte le pont avec vigueur, l’activité physique me vide la tête, c’est agréable. Dans le rêve, cette fois-ci, le projet assassin se déroule à merveille, il faut dire que la préparation est sacrément chiadée. L’unique doute, et pas des moindres, concerne l’issue. Le rêve ne dit rien, ou je ne m’en souviens pas. Pour l’instant nous naviguons sur le luxueux yacht de la nouvelle première fortune au large des Baléares à la recherche d’une épave et de potentiels trésors engloutis. C’est son hobby, chercher les trésors d’antan, la thune en surface ça suffit pas, en vrai c’est pathologique, et tellement pathétique. J’esquisse un sourire imaginant ici que ce sont mes ancêtres pirates que je dois convoquer. Je l’entends rire, la négociation s’est sans doute bien déroulée, elle pouffe, le ricanement de hyène s’insinue en moi. Ça me révulse, elle paraît sur le ponton, je vais la pousser par-dessus bord. Je ne la supporte plus. Personne ne la supporte d’ailleurs, elle est seule, irrémédiablement, abandonnée même de sa propre fille et entourée de profiteurs, dans un monde mort, un monde d’objets, d’accumulation et de factice. Plus on possède, plus on est possédé. Le capitalisme est un étron de sociopathes, ceux qui sont malades du lien, les séparés. Je la regarde une nouvelle fois, j’aurais presque de la peine pour elle. En même temps je me dis que la fin serait une sorte de soulagement, un renouveau, la décomposition engendre de très jolies choses, du vivant organique surtout, celui qui fait lien. Francis m’adresse un sourire fraternel, je l’aime bien. Il dit qu’on n’est plus très loin de l’épave, enfin. Il a un sourire énigmatique sur les lèvres, parfois, j’ai l’impression qu’il prépare quelque chose. Il donne le change, elle l’adore, elle le tripote, je vois bien qu’il serre les dents. Je l’imagine agent-double. Dans mon rêve, il est malade le jour de la plongée fatale. En vrai, ça fait un bon alibi, je pourrai témoigner.